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Errico Malatesta : Démocratie et anarchie

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 637, 29 mars 1924, p. 3


Les gouvernements de dictature qui sévissent en Italie, en Espagne, en Russie et qu’envient les fractions les plus réactionnaires et les plus froussardes des autres pays, sont en train de faire une espèce de nouvelle virginité à la « démocratie» bien dépossédée de son autorité. Aussi voyons-nous de vieux bonzes, rompus à toutes les manœuvres maléfiques de la politique, responsables de répressions contre le peuple travailleur et de massacres, se mettre en avant, quand encore ils ont ce courage, comme hommes de progrès et chercher à accaparer le prochain avenir au nom de l’idée libérale. Et, étant donné la situation, ils pourraient bien y réussir.

Les partisans de la dictature ont beau jeu quand ils critiquent la démocratie et mettent en relief tous ses vices et tous ses mensonges. Et je me souviens de cet Hermann Sandomirsky, l’anarchiste bolchévisant, avec qui nous avons eu des rapports aigres-doux au moment de la Conférence de Gênes et qui maintenant compare Lénine à Bakounine ni plus ni moins. Je me souviens dis-je, que Sandomirsky pour défendre le régime russe démontrait en faisant appel à tout son Kropotkine, que la démocratie n’est pas la meilleure des constitutions sociales imaginables. Comme il s’agissait d’un Russe, son raisonnement me rappela, et je crois le lui avoir dit, le raisonnement de quelques-uns de ses compatriotes qui, pour répondre à l’indignation du monde civilisé contre le tzar faisant dévêtir, fouetter et pendre des femmes, soutenaient l’égalité des droits et donc des responsabilités entre hommes et femmes. Ces pourvoyeurs de prisons et de gibets ne se souvenaient des droits de la femme que lorsqu’ils pouvaient servir de prétexte à de nouvelles infamies. C’est ainsi que les partisans de la dictature ne se montrent adversaires des gouvernements démocratiques qu’après avoir découvert qu’une autre forme de gouvernement laisse plus encore libre champ à l’arbitraire et à la tyrannie des hommes qui réussissent à s’emparer du pouvoir.

Il n’est pas douteux, à mon avis, que la pire des démocraties est encore préférable, ne serait-ce qu’au point de vue éducatif, à la meilleure des dictatures.

Certes, la démocratie, le prétendu gouvernement du peuple, est un mensonge, mais le mensonge lie toujours un peu le menteur et en limite l’arbitraire ; certes, le « peuple souverain » est un souverain de comédie, un esclave avec une couronne et un sceptre de carton, mais se croire libre, même sans l’être, vaut toujours mieux que de se savoir esclave et accepter l’esclavage comme une chose juste et inévitable.

La démocratie est mensonge, elle est oppression, elle est en réalité oligarchie, c’est-à-dire gouvernement d’un petit nombre au profit d’une classe privilégiée ; mais nous pouvons, nous, la combattre au nom de la liberté et de l’égalité, ce que ne sauraient faire ceux qui lui ont substitué ou veulent lui substituer quelque chose de pis.

Nous ne sommes pas pour la démocratie, entre autres raisons parce que tôt ou tard elle conduit à la guerre et à la dictature, comme nous ne sommes pas pour la dictature, entre autres parce qu’elle fait désirer la démocratie, en provoque le retour et tend ainsi à perpétuer cette oscillation des sociétés humaines entre la franche et brutale tyrannie et une liberté fausse et mensongère.

Donc, guerre à la dictature et guerre à la démocratie.

Mais pour y substituer quoi ?


Les démocrates ne sont pas tous comme ceux auxquels nous avons fait allusion jusqu’ici, des hypocrites plus ou moins conscients, qui, au nom du peuple, veulent dominer le peuple et l’exploiter et l’opprimer.

Nombreux sont, spécialement parmi les jeunes républicains, ceux qui prennent la démocratie au sérieux et tournent leurs aspirations vers elle comme vers le moyen d’assurer à tous la liberté d’un développement intégral.

Ce sont ces jeunes que nous voudrions détromper et détourner de confondre une abstraction : « le peuple » avec les réalités vivantes que sont les hommes avec tous leurs besoins, toutes leurs passions et toutes leurs aspirations ; souvent contradictoires. Nous ne nous arrêterons pas ici à refaire la critique du système parlementaire et de tous les moyens imaginés pour avoir des députés qui représentent vraiment la volonté des électeurs ; depuis cinquante années que nous prêchons l’anarchie, cette critique est enfin acceptée et répétée même par les écrivains qui affectent le plus de mépris pour nos idées. (Voyez par exemple La science politique du sénateur Gaetano Mosca.)

Nous nous limiterons à inviter nos jeunes amis à user d’une plus grande précision de langage, convaincus que les phrases une fois clarifiées, ils en constateront eux-mêmes le vide.

« Gouvernement du peuple », non puisque ceci supposerait, ce qui ne se vérifie jamais, l’unanime volonté de tous les individus qui constituent le peuple.

On s’approchera davantage de la vérité en disant : « Gouvernement de la majorité du peuple » ce qui déjà ouvre la perspective d’une minorité qui devra ou se révolter, ou se soumettre à la volonté d’autrui.

Mais il n’arrive jamais que les délégués de la majorité soient tous du même avis sur toutes les questions ; il faut donc encore avoir recours à la majorité et nous serrerons encore d’un peu plus près la vérité en disant : « Gouvernement de la majorité des élus de la majorité des électeurs ». Cela commence à ressembler beaucoup à un gouvernement de minorité.

Si maintenant l’on considère la façon dont se font les élections, dont se forment les partis politiques et les groupes parlementaires, dont s’élaborent, se votent et s’appliquent les lois, on comprend facilement ce que prouve déjà l’expérience historique universelle : que même dans la plus démocratique des démocraties, c’est toujours une petite minorité qui domine et impose par la force sa volonté et ses intérêts.

Donc, celui qui veut vraiment le « gouvernement du peuple » dans le sens de pouvoir donné à chacun de faire valoir sa volonté, ses idées, ses besoins, doit faire en sorte que ni majorité ni minorité ne puisse dominer, cela revient à dire que celui-là doit vouloir qu’au gouvernement, organisations coercitives, se substitue la libre organisation entre ceux qui ont les mêmes intérêts et les mêmes buts.


Et la chose serait des plus simples si chaque groupe ou chaque individu pouvait s’isoler, vivre de soi-même, à sa fantaisie, et, par soi-même, pourvoir, indépendamment des autres, à ses besoins matériels et moraux.

Mais cet état de choses n’est pas possible, et fût-il possible qu’il ne serait pas désirable parce qu’il signifierait le recul de l’humanité vers la barbarie et la sauvagerie.

Il faut donc que chacun, individu ou groupe, soit à la fois décidé à défendre sa propre autonomie, sa propre liberté et apte à comprendre les liens de solidarité qui unissent l’humanité tout entière ; il faut que le sens de la sympathie et de l’amour du prochain soient assez développés pour que l’on s’impose volontairement tous les sacrifices nécessaires à une vie sociale assurant à tous le maximum d’avantages possibles en toutes circonstances. Cependant, avant tout, il faut rendre impossible la domination de quelques-uns sur la masse par la force matérielle qui d’ailleurs est tirée de la masse même sur qui pèse la domination.

Abolissons le gendarme, c’est-à-dire l’homme armé au service du despote et d’une manière ou de l’autre on arrivera au libre accord, parce que sans accord, libre ou forcé, il est impossible de vivre.

Pourtant, même le libre accord se fera toujours au plus grand avantage de qui sera mieux préparé intellectuellement et techniquement ; c’est pourquoi nous recommandons à nos amis, à ceux qui veulent sincèrement le bien de tous, l’étude des plus urgents problèmes qui demanderont une solution pratique le jour même où le peuple aura secoué le joug qui l’opprime.

Errico MALATESTA.

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