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Jean-Louis Hurst : Algérie, la barbarie

Interview de Jean-Louis Hurst parue dans Courant alternatif, n° 38, avril 1994, p. 31-36


Nous publions ici un interview de Jean-Louis Hurst sur l’Algérie. Nous ne sommes pas forcément d’accord avec l’ensemble de ce qu’il avance : on peut par exemple discuter de la répression sous Boumédiene, de sa démarche sur les problèmes de papiers en France, assimiler le mouvement berbérophone à l’intelligentsia est peut-être un peu rapide, etc. Mais cet interview nous semble apporter beaucoup d’informations sur la société algérienne, des éléments de compréhension et d’analyses importantes.

Courant Alternatif : Qu’est-ce que le CISIA ?

Jean-Louis Hurst : C’est un comité international de soutien aux intellectuels algériens, du moins à l’origine, qui est né au lendemain de l’assassinat à Alger du poète Tahar Djaout et du psychiatre Boucebci. Ceux qui ont lancé ce comité étaient de leurs amis intimes. Ne sachant plus quoi faire pour dire leur colère et leur solidarité à l’égard de ce que vivait le peuple algérien, ils ont créé ce comité. Ce sont d’anciens porteurs de valises, donc des gens qui étaient des amis du peuple algérien de longue date, ceux que l’on appelle aujourd’hui des pieds verts (1), et enfin des gens qui ont été coopérants après l’indépendance souvent des soixante-huitards, qui ont considéré que la vie en Europe n’étaient pas passionnante et se sont souvent mariés à un Algérien ou une Algérienne, de toutes façons des gens qui ont l’Algérie au ventre, qui vivent maintenant pour la plupart en France et qui considèrent que l’Algérie est leur première ou leur deuxième patrie. Ils ne savaient plus quoi faire devant cette fatalité qui tombait toutes les 24 heures sur leurs amis les plus intimes, devant l’assassinat aveugle de tout ce qu’il y avait de matière grise, d’intelligence, la poudre d’intelligence comme disait Kateb Yacine. On s’est appelés au départ comité de soutien aux intellectuels en fait par modestie, car on s’est dit que la plupart d’entre nous sommes universitaires, journalistes, etc. On voulait se battre sur le terrain qui est le nôtre, réveiller les autres intellectuels de France ou de la planète en leur disant : c’est l’intelligence qu’on assassine. Assez vite on s’est rendu compte qu’en soutenant officieusement les intellectuels, on apparaissait un peu comme des élitistes, c’est-à-dire des gens qui défendaient une caste, la tchi-tchi comme on dit en Algérie, la tchi-tchi francophone en plus, ce qui est complètement faux : tout intellectuel algérien, je pense à Djaout et Boucebci, étant parfaitement trilingue, maîtrisant aussi bien le français, l’arabe, que le tamazight (leur berbère maternel).

Le peuple algérien est pris en tenaille entre deux violences, d’une part les groupes armés islamiques et d’autre part la violence étatique qui est allée très loin, jusqu’aux mêmes pratiques que celles de l’armée française pendant la guerre d’Algérie : bombardements au napalm de maquis montagneux, camps de concentration au Sahara, exécutions sommaires sur les places des villages, des pratiques qui nous rappelaient le général Massu ou le colonel Argoult. Tout cela, comme le dit Vergès, avec une juridiction d’exception depuis l’état d’urgence de février 92 qui permet non seulement d’arrêter des gens, mais aussi de les torturer selon les méthodes les plus raffinées qui soient, de les condamner à mort et de les exécuter sur des témoignages totalement insignifiants,une juridiction spéciale, complètement anonyme, on ne connaît pas le nom des juges, ce qui fait dire à Vergès et ce sur ce point il a raison : « on n’avait dans l’histoire que l’exemple des tribunaux spéciaux à Vichy ». Donc un peuple pris en tenaille entre deux violences aussi aveugles. Pour simplifier, on pourrait dire un peuple qui est pris en tenaille entre un Sentier très peu lumineux et Pinochet. C’est tout ça qui nous a amenés à dire que plutôt que défendre les intellectuels algériens, c’est tout simplement l’intelligence qu’on doit soutenir. Le CISIA se transformera plutôt en Collectif international de soutien à l’intelligence algérienne, et je tiens à dire à titre tout à fait personnel que le peuple algérien c’est le peuple le plus intelligent parce que le plus anarchiste, le plus rebelle donc le plus démocrate de la planète.

L’état d’urgence et la répression

CA : Est ce que tu peux nous faire un bilan de la répression en ce moment ?

JLH : Depuis deux ans l’Algérie vit sous l’état d’urgence, comme au Chili de Pinochet ou dans la Grèce des colonels. Depuis le 12 janvier, date de la suspension du processus électoral devant la victoire vraisemblable du FIS, depuis l’installation du Haut Comité d’Etat sous la direction de Boudiaf à l’époque, qui est une institution imposé par l’armée, depuis l’état d’urgence instauré le 9 février 92, l’Algérie vit dans un état de guerre civile larvée. Les gens n’ont pas le droit de sortir la nuit, les policiers ont le droit d’arrêter qui ils veulent à n’importe quel moment, de faire descendre au retour du travail les gens des bus en les alignant les mains en l’air pour les fouiller, ont le droit d’en faire disparaître. Au début de l’état d’urgence, une dizaine de camps ont été installés pour les « barbus » au Sahara, s’y retrouvent les gens du FIS les plus connus qui étaient d’ailleurs à l’époque des conseillers municipaux légalement élus. Cette répression est allée en s’accentuant à cause des actions terroristes de plus en plus importantes du FIS, et parce que le FIS était dans des maquis, dans la montagne, en particulier dans l’atlas blidéen qui se trouve au sud de la Mitidja derrière Alger. Il y a eu des bombardements au napalm, des arrestations massives de populations. On dit aujourd’hui qu’en deux ans il y aurait eu 3 000 morts des trois côtés : 1 000 morts du côté du FIS, 000 morts du coté des militaires et des flics et 1 000 morts dans la population civile. 3 000 morts c’est énorme. C’est rien par rapport à la Yougoslavie, mais c’est beaucoup, et pour beaucoup de Français, l’Algérie c’est notre Yougoslavie et Alger notre Sarajevo.

Cette répression ne tombe pas comme ça, c’est toujours une réponse en général un peu disproportionnée à un acte de terrorisme plus ou moins isolé : c’est l’enchaînement de la violence que l’on a connu pendant la guerre d’Algérie, après un assassinat commis par le FLN automatiquement tu avais une répression qui touchait dix fois plus de monde de la part de l’armée française, c’est à peu près la même chose qui est en train de se passer. Une parenthèse, mais elle me parait importante, je ne peux pas dire le pourcentage exact, mais je pense que 40 à 50 % du peuple a de la sympathie pour le FIS en tant que résistant à un pouvoir qu’il considère comme corrompu. Ces sympathisants là du FIS ne réagissent pas du tout à l’afghane, à l’iranienne ou à la soudanienne, ils réagissent à la FLN ou à la MTLD (2) d’autrefois en Algérie, ce qui est tout à fait étonnant. On retrouve exactement les même pratiques que pendant la guerre de libération nationale aussi bien de la part de ceux que l’on appelle les terroristes ou les moujahidines, ça dépend dans quel camp on se place, les même réactions de la part de l’armée, les même lieux d’attentats dans les villes et quartiers populaires, les même lieux de maquis dans les montagnes. Il y a 40 ans après une reproduction quasi identique de la première guerre de libération, ce qui permet aux dirigeants du FIS de parler d’une seconde guerre de libération, de parler de moujahidines quand ils parlent de leurs troupes, de parler d’un taghout c’est à dire d’un monstre qui réprime à savoir l’ancien occupant ou le nouvel occupant, ce qui permet de dire que la bourgeoisie algérienne ce sont les nouveaux pieds noirs, nous ne changeons pas du tout de formulation. Donc en fait l’islamisme algérien est un phénomène beaucoup plus nationaliste qu’un phénomène ayant un rapport avec le reste du mouvement intégriste musulman mondial.

Une situation qui a des racines historiques

CA : Quels sont les rapports entre le FIS et le FLN, qui semblent complexes, et aussi le rapport avec les frères musulmans qui étaient à une époque relativement favorisés par le FLN ?

JLH : Alors là il faut être un peu nuancé. J’aimerais tout de suite faire comprendre à ceux qui n’en sont pas conscients que l’Algérie est un pays à peine sorti de l’adolescence. Prenons son voisin le Maroc : c’est un pays qui a 2000 ans de civilisation, d’institutions, de pouvoir central légal, même si il y a eu des changements de dynasties, ce que l’on appelle là-bas le makhzen, avec dans la montagne de temps en temps des zones de rébellion un peu fluctuantes qu’on appelle le bled siba, c’est à dire le pays de la révolte, mais qui est toujours maté par le makhzen. L’Algérie ce n’est pas du tout cela. L’Algérie a toujours été un pays rebelle, ce qui fait à la fois sa fragilité et en même temps ce qui le rend sympathique. C’est un pays qui a été traversé par des tas de pouvoirs différents, de civilisations différentes, et qui ne s’est jamais réellement plié. On peut pratiquement dire qu’il n’y a jamais eu de pouvoir central en Algérie. La première fois où il y en a eu un peu, c’est sous les Ottomans, mais ça se limitait a la région d’Alger, la deuxième fois ça a été avec les Français, mais là encore comme ils avaient refoulé le gros de la population indigène il y avait des territoires qui n’étaient pas contrôlés, la troisième fois c’était sous Boumediene. Mais en gros ces tendances au repli régionaliste, à la confiance dans la tribu, à cet esprit de révolte permanente, à ces brigands d’honneur etc., l’Algérie connait cela depuis 2 000 ans. Sur ce point, elle est totalement différente de son voisin le Maroc. Les Français ont agi au Maroc avec une intelligence anglo-saxonne avec Lyautey, c’est à dire en laissant toutes les structures locales en place pour prendre simplement le pouvoir de décision au sommet. En Algérie ça a été l’inverse, tout a été laminé : les meilleures terres sont passées aux blancs, la bourgeoisie était coloniale, c’est un pays dont la civilisation, la culture ont été complètement déstructurées.

Il fallait repartir à zéro en 1962. A zéro économiquement, les pieds noirs venaient de disparaître, il y avait eu la politique de la terre brûlée par l’OAS, un chômage monstre. On découvrait un vide politique car on avait cru dans un FLN et on s’apercevait en fait que ce n’était qu’une mosaïque, une alliance provisoire, qui éclatait au lendemain de l’indépendance, et donc guerre civile. Et pour finir un vide culturel : ce pays avait été francisé pour les élites à qui on avait refusé une véritable arabisation parce que les professeurs avaient été réprimés, et donc ce pays avait été livré à un islam des plus sommaires, l’islam des marabouts, un islam de superstition, tout était à reprendre.

Ensuite, il y a une prise de pouvoir autoritaire par Boumédiene qui, lui, joue deux cartes. D’une part il pense avoir avec le pétrole les moyens de se passer de l’aide extérieure, il propose donc un schéma de type économique soviétique, c’était un choix progressiste par rapport à ses voisins qui se couchaient devant l’impérialisme comme Hassan II au Maroc ou Houphouët-Boigny. Ça pouvait éventuellement marcher. D’autre part, sur le plan culturel c’était beaucoup plus ambigu, il y a cette fierté hyper nationaliste de Boumédiene : « puisque je tiens tête à l’Occident grâce au pétrole, à l’OPEP que je mobilise, grâce au choc pétrolier de 1973, donc culturellement j’arabise », et là on tombe dans une arabisation forcenée qui était très artificielle. En effet l’algérien est un arabe dialectal, qui n’était pas le même suivant les régions. Boumédiene décide qu’il y a un seul arabe, l’arabe du Moyen-Orient, donc un besoin urgent de professeurs d’arabe. Un certain nombre vont venir d’Egypte, de Syrie, et Nasser, Assad, lui envoient ceux qu’ils ne voulaient plus chez eux, c’est-à-dire les bacheliers frères musulmans. A partir de 1965 on a vu débarquer un nombre impressionnant de maîtres auxiliaires, d’instituteurs du Proche-Orient qui étaient, eux, les premiers barbus », et qui pendant quinze ans ont bourré le crâne à la pauvre jeunesse algérienne, en ont fait des gens désaxés culturellement, qui ne savent plus sur quel pied danser, mais qui ont été formés soit disant à l’arabe, en fait à une formation musulmane politique que l’on nomme l’islamisme, c’est pourquoi l’islamisme a touché en Algérie plus profondément les couches scolaires qu’au Maroc ou en Tunisie voisine.

Arabisation, FIS et revendications berbères

CA : A quelle date a commencé l’arabisation en Algérie (études obligatoirement en arabe à l’école primaire et secondaire), une des bases du FIS n’a-t-elle pas été que pendant toute une période il y a eu une double scolarité soit en arabe, soit en français, et que de fait les diplômes passés en arabe étaient moins reconnus que ceux passés en français, entraînant la frustration d’une masse de gens qui ont fait leurs études en arabe et qui se sont retrouvés sans postes ?

JLH : L’arabisation a commencé dès 1963-64, sous Ben Bella, et a continué sous Boumédiene. Cela se passait de manière progressive, les classes du primaire étaient arabisées les unes après les autres. On envisageait une arabisation complète sur 20 ans, ce qui s’est fait. Mais c’est vrai que plus les gens étaient totalement arabisés plus ils perdaient quelque chose de très précieux, le français, en tant que langue internationale d’accès aux technologies, beaucoup plus facilement que l’arabe qui a été mal adapté aux traductions de termes technologiques. Là il y a eu des hiatus. Mais l’étudiant malin ou un peu intelligent pouvait toujours naviguer avec les deux langues, les journaux étaient moitié en français. Il y a aussi le berbère, ou « Tamazight ». Un intellectuel était très facilement trilingue.

Ce qui s’est passé, et cela est beaucoup plus dramatique, cela devient de la lutte de classes, c’est qu’en fait à l’université certaines disciplines ont été arabisées avant les autres. Paradoxalement les scientifiques ont été arabisés avant les littéraires. Finalement il y a eu deux catégories d’étudiants, que l’on a appelés très rapidement, les arabophones et les francophones. Et on s’est aperçu que les francophones, quelque soit leurs diplômes, trouvaient toujours des places dans les ministères ou les sociétés nationales, et les arabophones eux ne trouvaient rien. C’est là que ça a éclaté.

La vraie cassure en Algérie date de 1980-81, au moment des luttes à Tizi Ouzou. Fin 1978 Boumédiene meurt, c’est la mort du père, de celui qui est arrivé à cristalliser un peu tout le monde. Le père Boumediene est remplacé l’année suivante par un nouveau père, Khomeiny, qui arrive deux mois après en Iran, cela joue un rôle considérable dans les mentalités. Printemps 80, c’est la révolte berbère : pour la première fois les étudiants berbères de Tizi prennent la rue et revendiquent la reconnaissance de leur culture. Or, outre leur culture berbère, ils parlent parfaitement le français, manient l’arabe quand il le veulent, et ce sont souvent ceux qui trouvent des places dans les instances du pouvoir. Le mouvement berbère est suivi du mouvement féministe, donc on a l’impression en Occident d’une vague de démocratisation au lendemain de la mort de Boumédiene en Algérie. Mais c’est oublier dans les mois qui ont suivi ceux que l’on va appeler les barbus, c’est-à-dire les étudiants arabophones qui ne sont pas berbères. Qui sont les arabophones ? La plupart viennent de toutes les régions pauvres de l’Algérie, comme aujourd’hui les gens du FIS, qui ont subi l’exode rural, se trouvent bidonvillisés. Alger c’est comme Mexico, les trois quarts d’Alger c’est du bidonville ou du quartier très pauvre et c’est là que le FIS recrute. Les laissés-pour-compte qui avaient leurs diplômes arabes, des diplômes de mathématique en arabe, de sciences nucléaires en arabe, ne trouvaient aucune place alors que n’importe quel petit berbère qui avait une licence d’histoire en français trouvait immédiatement une place. Donc il y a eu un clivage de classe excessivement grave, clivage de classe qui repose en même temps sur un support régional, et là cela devient très très gênant, parce que les pauvres contre les riches c’est vieux comme le monde, mais que les pauvres soient arabophones et les riches francophones et berbères, là ça devient beaucoup plus ambigu.

Le FIS, c’est le fils du FLN

CA : Et la complicité entre le FIS et le FLN ?

JLH : Elle est sous-entendue. Cette scolarisation forcenée, volontariste, mal traitée, c’était aussi une forme de démagogie de Boumédiene à l’égard de son peuple, une manière de tenir tête à l’Occident. Le régime Boumédiene, c’était d’une part des technocrates qui n’avaient rien a voir avec le FLN ou quoi que ce soit, et d’autre part le FLN qui était une annexe de la présidence et qui s’occupait des questions culturelles. En fait le FLN est passé aux mains des islamistes avant même la naissance du FIS, puis un jour la nouvelle génération genre Belhadj etc., les jeunes instituteurs n’ont plus voulu continuer à travailler avec ces mandarins qui ménagent la chèvre et le chou, ils sont allés plus loin, ils sont passés aux maquis, ils ont pris les mosquées, c’est clair et net pour tout le monde que le FIS, c’est le fils du FLN.

CA : Il faut peut être rappeler à ce sujet qu’il y a eu une tentative de code de la famille sous le FLN qui n’est pas très éloigné de ce que propose le FIS aujourd’hui.

JLH : Le code de la famille algérien est un des plus dur du monde arabe pour ce qui est des conditions de la femme, et là encore c’est explosif pour deux raisons. D’une part parce que l’Algérie n’est pas le Soudan, l’Algérie est à une heure de Marseille, elle est parabolée sur l’Occident, elle est au centre du monde, elle voyage, elle est aussi moderne que traditionnelle. On ne la lui fait pas : la liberté des mœurs, la liberté de la femme, le féminisme, on n’a pas besoin de faire un dessin, tout le monde est au courant. Le moindre barbu passé minuit quand il, a couché les gosses se branche sur canal plus, c’est d’autant plus explosif que la force d’émancipation des femmes algériennes est immense et fait peur à énormément d’hommes là-bas. Non seulement l’Algérie est un peu au centre du monde, mais en plus son voisin, la Tunisie sous Bourguiba, a donné l’exemple du code de la famille arabe le plus démocratique qui fut. Les Algériens sont traversés par tout ça, c’est cela qui rend l’Algérie passionnante, c’est une chaudière en ébullition permanente, tu peux lui imposer n’importe quoi, il y aura résistance quasi immédiate et cette résistance peut prendre les aspects les plus antagoniques qui soient, à la fois un mouvement féministe le plus fabuleux du monde arabe et en même temps un mouvement intégriste des plus violents du monde arabe.

Aux marches de l’empire

CA : Maintenant on pourrait parler du rôle du FMI ?

JLH: Le FMI est tout puissant depuis dix ans, depuis l’arrivée de Reagan, en fait depuis le retour à l’idéologie du libéralisme planétaire comme seule issue parait-il aux problèmes politiques et économiques. Le FMI consiste simplement à dire aux pays qui ont encore des règlements internes de type un peu trop étatique : « non non non, place au libéralisme y a que comme ça que ça fonctionne ». L’intérêt de l’Algérie, encore une fois, la fierté algérienne c’est que là encore ils ont résisté. Nous sommes toujours dans la mentalité Boumédiene. Il y a eu une ouverture très internationaliste de l’Algérie au lendemain de l’indépendance sous Ben Bella. Boumédiene, ça n’a jamais été la dictature, c’était un régime nationaliste, de type excessivement orgueilleux, relativement autoritaire mais qui avait en gros l’accord de son peuple. Les gens étaient fiers de cet homme, c’est pas Pinochet, il a eu quelques tortures au début mais bon, rien à voir avec ce qui s’est passé sous Chadli, qu’on ne me dise pas qu’il y a eu une dictature sous Boumédiene, c’était un régime d’un nationalisme un peu outrancier mais qui a fait peur à la planète. C’est quand même Boumédiene qui a lancé l’OPEP, l’impérialisme a mouillé sous Boumédiene. Par rapport au FMI c’est la même chose, il y a encore aujourd’hui une arrogance algérienne qui dit que jamais le FMI ne viendra chez nous mettre les pieds, c’est possible chez tout le monde mais pas chez nous, ils se sont crampons à cette espèce de volonté, ils ont fait des dettes ahurissantes au moment du financement de leur industrie lourde, ils pensaient rembourser rapidement avec le pétrole. A cause de la dévaluation qui a suivi dans les années 80, ils sont submergés par la dette, et malgré tout jusqu’à il y a un mois ils ont tenu tête en disant de toute façon on paye rubis sur l’ongle tous les mois. Point final. Maintenant c’est plus possible, ils sont au bord de l’émeute totale sur le plan social donc ils vont être obligés d’accepter le fameux rééchelonnement : le FMI va venir mettre son nez là-dedans, dire vous allez faire monter le prix du pain, du blé. Ils vont donc être obligés d’y passer. Tout simplement ils ont tenu le plus longtemps possible.

CA : Pourquoi l’Etat français soutient-il la dictature algérienne ? Quels sont les rapports entre les Américains, le FMI, le pouvoir algérien et le FIS ?

JLH : D’un point de vue stratégique mondial, je crois que la personne qui a parlé le mieux de la question, c’est J. C. Rufin dans son livre « l’empire et les nouveaux barbares » paru il y a deux ans : c’est un peu comme à l’époque romaine, au moment où l’empire romain a éclaté en deux, il y avait Rome et Constantinople, et même à un moment donné en quatre, ce que l’on a appelé la tétrarchie. C’est à peu près la même chose : les Etats-Unis, l’Europe, la Russie, le Japon sont certes en rivalités, mais c’est le même pôle idéologique. En face, le tiers-monde il fait peur car il ne s’en sort pas, donc ils ont peur des flux migratoires. Comme du temps des romains, il faut créer une zone tampon qui est le nouveau « limès », cette zone de contrôle des lieux de passages, c’était un endroit où tu avais des barbares plus ou moins à tes ordres qui pouvaient même devenir tes soldats, quelquefois tes empereurs et qui étaient là pour empêcher l’arrivée de nouveaux barbares, ceux d’ailleurs. C’est ce qui est en train de se passer, il y a un nouveau « limès » qui se met en place, qui s appelle le Mexique, qui s’appelle le Maghreb, qui s’appelle le Proche-Orient, qui s’appelle les ex-républiques soviétiques musulmanes, et qui s’appelle carrément la Chine. C’est des endroits qui sont chargés d’empêcher les flux migratoires. Il est impérieux pour l’impérialisme, osons l’appeler par son nom, d’avoir des gens à sa botte, c’est-à-dire des endroits à régimes forts. Ils ont réussi magnifiquement avec le Maroc : « tu fais sauter le bagne de Tazmamart, tu libères Serfaty et après tout est réglé… c’est ce qui s’est passé.

Pour l’Algérie, il y avait deux politiques possible. Sous Chadli en 1988 c’était le bordel, donc soit on soutient l’armée soit on soutient le FIS. Le FIS est très intéressant pour l’impérialisme parce qu’il est pour le libéralisme, pour arrêt de l’émigration, pour le retour de l’émigration et contrôle étroitement la population. La première option a été celle des socialistes, qui était de soutenir le FIS, les laisser tranquilles, cela a aussi été l’option américaine. La seconde option a été celle des gaullistes (Juppé, Balladur, etc.), le soutien à l’armée. Dans ces deux cas ils soutiendront un régime fort. Là ou ils sont embêtés, c’est qu’ils ne savent pas à l’avance lequel va être le plus fort, puisque l’ordre ne règne pas encore.

Ils sont pour un régime fort, pour un pays qui arrête les flux migratoires. Il ne s’agit pas seulement des flux migratoires algériens. Square Port Saïd à Alger, il y a 500 à 1 000 Africains qui viennent de traverser le Sahara, qui arrivent de tous les pays d’Afrique noire, et qui attendent le premier bateau venu pour entrer clandestinement dans les cales. Les gaullistes sont plutôt pour l’armée car ce sont des militaires de carrière, les socialistes on a moins bien compris c’était très très subtil, en tous cas c’était la carte américaine. P. M. de La Gorce (journaliste au Monde Diplomatique) l’a dit très intelligemment en long et en large il y a 6 mois, il y a eu une opposition entre Washington et Paris, le premier soutenant le FIS, le second soutenant le haut comité d’Etat. L’important, c’est qu’il y ait un pouvoir fort.

Pasqua…

CA : Au CISIA, comment gérez-vous le problème des gens qui partent aujourd’hui, et quelle est la position du gouvernement français ?

JLH : On y a été confrontés très rapidement et cela a été très dur à gérer. Les assassinats d’intellectuels correspondaient au moment de la mise en place des lois Pasqua, on s’est trouvés confrontés à un deal terrible. Pasqua renvoyant sa plèbe algérienne sans prendre de gants, tout en laissant venir à lui la matière grise, les ingénieurs, les médecins. Je te dis pas les tensions internes au CISIA. Nous on ne sera ni Kouchner ni les boats people. Les Algériens là encore, je ne fais pas de démagogie c’est un peuple très particulier, les Algériens viennent ici pour venir respirer un mois, 3 mois, 6 mois, un an au maximum si ils ont toute leur famille mais c’est pas plus que ça. On en arrive à des situations ahurissantes. On a tout essayé au niveau des formules d’accueil, il y en a même qui ont essayé l’OFPRA c’est-à-dire le droit d’asile, d’ailleurs on a remarqué en passant que les gens du FIS l’avaient facilement, les intellos beaucoup plus difficilement. Il y a quelques intellos qui ont eu le droit d’asile : leurs cartes de l’OFPRA, et puis ils ont un copain qui se fait assassiner, ils prennent le biller d’avion pour aller à l’enterrement, ensuite ils se repointent à l’ambassade de France à Alger en disant « je reviens j’ai le droit d’asile ». « Monsieur vous êtes fou, le droit d’asile cela veut dire que vous coupez le cordon ombilical » « mais j’ai jamais voulu couper le cordon ombilical » « Ah mais monsieur c’est comme ça ! ». Un Algérien c’est quelqu’un qui est nomade, qui a un rapport d’allées et venues avec la France, qui en plus ne peut pas quitter son pays qu’il adore. De fil en aiguille ceci a amené le CISIA, parallèlement à l’action politique de répercussion de la parole algérienne par des meetings comme à la Sorbonne, parallèlement à se coordonner avec une trentaine d’organisations humanitaires et d’ONG sur Paris (GISTI, Emmaüs, France Terre d’Asile et bien d’autres), car on sait qu’on a tous des cas de copains algériens qui viennent. qu’on traite comme on peut. Les uns sont en rapport avec Matignon, les autres avec Pasqua, d’autres avec l’Elysée, etc. On est contre rien, mais qu’on planifie un peu qu’on baisse le minimum la culotte. En fait, ce qu’il faudrait obtenir ces un statut spécial de type yougoslave, de 6 mois renouvelable et qui relève de préférence des institutions européennes plutôt que des institutions françaises., parce que là c’est une garantie. Mais comme les institutions européennes mettent un temps fou à se mettre en place, on va encore être obligés de négocier avec les Français. Pour ne rien vous cacher, on négocie au cas pas cas. de préférence avec l’Elysée plutôt qu’avec Matignon, on fait ce que l’on peut. Mais le grand problème cela a été avec la « double peine » au moment où l’on faisait venir des copains. Pasqua en renvoyait d’autres, il a fallu que l’on discute avec la « double peine ».

CA : Le problème des statuts semi-officiels, semi-officieux, cela peut peut se négocier au cas par cas pour des intellectuels, des médecins, qui ont des relations ou une petite renommée, cela ne peut pas marcher pour le quidam de base ?

JLH : Soyons clair, le quidam de base a pas à quitter son pays.

CA : Le quidam de base peut être menacé de mort aussi.

JLH : Si le quidam de base est menacé de mort, il peut aller au Maroc, en Tunisie, en Egypte, en Italie, en Espagne, il n’est pas forcément obligé de revenir chez l’ancien colonisateur, et en général il ne le fait pas car le quidam de base algérien a de la fierté, il ne veut pas aller se vendre à l’ancien colonisateur, celui qui vient en France c’est en général l’intellectuel, non pas qu’il soit corrompu, pourri mais c’est que simplement comme il est pas con il a 30 ou 50 amis français et pas 30 ou 50 amis norvégiens.

… et Dieu

CA : Et Dieu dans tout ça ?

JLH : On peut le prendre clans deux sens. Tout le monde sait qu’il y a un retour mondial au religieux, tu peux te cramponner à la révolution, il y en a qui se cramponnent à Dieu, pourquoi pas. De toutes manières, je préfère des gens qui se cramponnent à quelque chose qui est en haut plutôt que de se cramponner au fric ou à son confort. Moi je n’ai rien contre le religieux, je préférerais la révolution. Le problème c’est pas le religieux, c’est les intégrismes c’est à dire le retour à une religion qui est totalement nombrilique, cela est valable en islam, dans le christianisme dans toutes les autres religions, ce qu’il y a de plus inquiétant avec l’islamisme et non l’islam c’est l’utilisation de l’islam à des fins strictement politiques. L’islam cela fait 30 ans que je l’ai découvert et que je baigne dedans, pour moi c’est une des plus grandes cultures qui soient. Le prophète Mohammed, c’est un homme qui a dit dans un de ses hadith les plus célèbres, le plus beau hadith du prophète :

« Vous trouverez Dieu, vous pouvez trouver Dieu entre les cimes d’une montagne, entre les pages d’un livre, ou entre les cuisses d’une femme ».

C’est dire si on est loin de Jésus, je lui tire mon chapeau à Jésus, c’est un homme fort courageux qui travaillait pour les petits. mais enfin il n’était pas très gai. Mohammed était un grand mystique, un grand organisateur, il avait un sens poétique fabuleux, si jamais c’est lui qui a fait le Coran, un chef de guerre et un homme qui aimait les femmes, un chef religieux pareil j’en connais pas beaucoup de plus grands. Et dire qu’aujourd’hui tu as des barbus qui t’obligent à l’hypocrisie absolue des mœurs, quand ils ont eu ça comme chef spirituel tu rêves, c’est la trahison absolue du message initial. Quand Mohammed parlait du djihad il disait il y a deux djihad, le petit djihad qui est de faire la guerre aux incroyants, et le grand djihad c’est celui qui consiste à faire la guerre contre nous-mêmes. Ils ont tout retourné, c’est exactement comme quand Jean-Paul II te fait l’apologie de Christophe Colomb, qu’est-ce que cela a à voir avec Jésus de Nazareth, on rêve. L’islamisme c’est une escroquerie point final.

Paris le 24 Mars


1 – Les « pieds verts » sont des pieds noirs qui ont aidé le FLN pendant la guerre de libération et donc sont restés en Algérie et sont devenus algériens.

2 – Première organisation de libération nationale avant 1954.

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