Interview de Hakim Addad paru dans Courant alternatif, n° 77, mars 1998, p. 31-35
En Algérie, 75 % de la population a moins de 35 ans. Parmi la jeunesse le taux de chômage est supérieur à 50 %. L’école exclut chaque année 500 000 jeunes du système éducatif. Nous avons réalisé un interview d’Hakim Addad, secrétaire général du R.A.J. (Rassemblement – Actions – Jeunesse), association de jeunes (1) qui lutte sur le terrain pour la paix, contre toutes les formes d’exclusion dans une Algérie en pleine guerre civile.
C.A. : Qu’est-ce qui a motivé la création de votre association ?
HAKIM ADDAD : R.A.J. (Rassemblement-Actions-Jeunesse) est une association nationale de jeunes fondée en 1993 par des jeunes de tout le pays. Notre conviction première était qu’un avenir meilleur ne sera possible que si on s’éloigne de nos préjugés tout en essayant de se regrouper autour de nos différences (politiques, idéologiques, religieuses et sociales). Nous nous sommes créés pour dire « BARAKAT » STOP, cassons les murs qui nous séparent, parce que nous ne voulons plus que des gens parlent à notre place. Nous en avions marre de « LA HOGRA » (2), l’injustice dans nos lycées, lieux de travail, universités ainsi que dans les administrations, etc. Nous voulions peser sur les décisions prises à notre égard car nul ne connaît mieux que nous nos réels besoins, nos désirs et nos difficultés.
R.A.J est une association mixte où toutes les catégories sociales sont présentes (lycéens, étudiants, chômeurs, salariés).
C.A. : Peux-tu nous décrire les conditions de survie actuelles de la jeunesse algérienne ?
HAKIM ADDAD : La jeunesse algérienne est depuis pas mal d’années en plein désarroi, vouée à elle-même, tout en étant à la recherche d’un avenir meilleur. Cela se traduit de différentes manières.
Il y a beaucoup de jeunes qui veulent partir d’Algérie car ici ils ont perdu tout espoir. Pour beaucoup, il ne s’agit là que d’un rêve car la politique drastique des visas imposée en particulier par la France, les dissuade. Certains arrivent à obtenir un visa vers d’autres pays (Espagne, Italie, Canada) qui en donnent encore au compte-gouttes. Partir, pour un jeune, est un moyen de survie afin de ne pas rester dos au mur en attendant, d’un côté ou d’un autre, qu’une balle, qu’une bombe ou qu’un couteau vienne mettre fin à sa vie.
D’autre part, depuis plusieurs années, tous les gouvernements algériens ont promis aux jeunes emploi, paix et prospérité. Ils n’ont rien vu venir et poussés par le désarroi et la haine vis à vis du régime, certains ont répondu aux appels des sirènes du F.I.S. qui leur promettait le paradis sur terre après leur prise du pouvoir d’Etat et surtout le paradis au ciel. Ils ont ainsi rejoint les maquis et ceci depuis l’interruption du processus électoral du 11 janvier 1992, que nous appelons Coup d’Etat. Ces jeunes sont instrumentalisés, utilisés à des buts inavoués par ceux qui les ont appelés et emmenés dans les maquis, en l’occurrence les extrémistes islamistes de tous bords.
Il y a aussi un certain nombre de jeunes non négligeable, surtout depuis la quasi fermeture des frontières et l’obligation d’obtenir un visa pour partir à l’étranger (y compris dans les pays africains, dont le Maroc), qui ont recours à des petits boulots individuels (ventes au détail de cigarettes ou de drogues douces tel que le hasch, achat et revente de voitures, etc.) afin d’obtenir un peu d’argent pour eux-mêmes et leurs familles. Ces travaux sont certes très regrettables mais ils nous montrent la volonté et la rage des jeunes algériens, comme tout autre jeune à travers le monde, de vouloir s’en sortir. Malheureusement tous ces petits boulots font le lit des groupes mafieux qui achètent et vendent tous les produits que vous trouvez dans les rayons des magasins européens. Ces gros marchands ont créé depuis quelques années des sociétés non pas d’import-export mais d’import-import car en dehors des hydrocarbures, l’Algérie n’exporte rien ou presque mais importe tout ou presque. Ces jeunes permettent à toute cette mafia liée à des clans au pouvoir de s’enrichir.
Au milieu de tout ce constat sombre, et malgré la guerre civile, il y a des jeunes qui se battent, s’instruisent et veulent que le rêve né un certain octobre 88 (3) ne soit pas définitivement écrasé. Ils adhèrent donc à des associations, des partis politiques, ils créent même leurs propres associations. Aujourd’hui, nous trouvons en Algérie beaucoup d’associations sociales, culturelles, qu’elles soient locales ou nationales. Malgré tous les problèmes que rencontrent ces associations (violence des groupes armés qu’ils soient islamistes ou autres, répression administrative du pouvoir qui ne donnent aucun locaux ni aucune subventions à celles qui véhiculent un message opposant au régime), elles continuent, bon an mal an, d’asseoir dans notre pays une culture démocratique d’entraide et de solidarité. Les universités bougent, les quartiers également et une seule volonté nous anime c’est le changement ; un changement pacifique mais radical de la politique animée par les tenants du pouvoir depuis 1962 !
C.A. : Quelle est sur le terrain votre pratique associative ?
HAKIM ADDAD : L’association R.A.J. est née au moment où la tourmente violente commençait en Algérie. Il est donc très difficile pour notre association, comme pour d’autres, de militer aujourd’hui.
Nous organisons, lorsque cela n’est pas interdit, des réunions publiques suivies de réels débats sur des thèmes différents qui peuvent aller des « Droits de l’Homme », du jeune, de la femme, de l’enfant, des droits d’expression, jusqu’aux problèmes auxquels sont confrontés les jeunes algériens : Chômage, éducation, SIDA, toxicomanie… Tous ces débats, que ce soit à Alger ou dans l’intérieur du pays, sont porteurs et ne laissent pas les gens indifférents. Nous organisons également des concerts où nous produisons des artistes amateurs. Nous organisons aussi des expositions de jeunes peintres, sculpteurs afin d’affirmer que la culture ne doit pas disparaître malgré la violence qui domine dans notre pays.
Nous avons organisé aussi avec le secteur lycéen de notre association une campagne dans les lycées dont le thème était : « Droit et devoir des lycéens ». Cette campagne a permis aux lycéens, à l’administration et aux associations de parents d’élèves de se réunir, de débattre afin d’essayer de trouver ensemble les moyens de construire une nouvelle vie dans le lycée. Nous avons tourné dans beaucoup de lycées de différents départements de l’Algérie. Cette campagne s’est clôturée par une première rencontre nationale lycéenne où plus de 120 jeunes se sont réunis pendant 3 jours et ont travaillé afin de trouver des remèdes pour l’éducation en générale et le lycée en particulier. Trois ateliers ont été organisés par les lycéens eux-mêmes : 1/ Droits et devoirs des lycéens, 2/ Le système éducatif, 3/ Les moyens de communication entre lycées et entre lycéens : la presse lycéenne. Des débats très enrichissants, parfois houleux, ont eu lieu. Beaucoup de sujets ont été abordés telle que la question de la laïcité (sujet non compris et non connu en Algérie), de l’éducation sexuelle et même l’histoire des religions. Ce sont des sujets très passionnels mais qui par la maturité de ces lycéens ont pu être débattus. L’ensemble de ces thèmes ont fait l’objet de rapports qui ont été remis au Ministère de l’éducation nationale ainsi qu’au conseil supérieur de l’éducation mis en place depuis un an. Ces rapports font un constat de la situation du lycéen, du lycée et de son administration. Ils contiennent un certain nombre de propositions sur tous les problèmes vécus et la manière de les résoudre avec la participation des lycéens.
D’autres campagnes ont également été menées (dans des maisons de jeunes, les quartiers…) telle celle, nationale, de 1995 sur le thème : « Paix aujourd’hui, droits pour toujours ». Il s’agissait d’une pétition qui interpellait la classe politique, pouvoir et opposition, afin qu’elle rétablisse la paix, élément indispensable à toute vie normale. Cette pétition a récolté 20 000 signatures en un mois et demi et s’est terminée par un grand rassemblement suivi d’un concert qui a rassemblé plus de 10 000 personnes le 1er juin 1995.
Voilà quelques exemples de la pratique associative sur le terrain du R.A.J. qui malgré tous les problèmes dus à l’insécurité, à la répression du pouvoir et aux manques de moyens, continue de se battre jour après jour. Mais notre association subit des pressions, des interdictions surtout depuis juin 95… C’est ainsi que notre troisième festival d’octobre 95 a été interdit même après une grève de la faim qui a duré 13 jours, ainsi que notre rassemblement pour les droits de l’homme (décembre 95) et ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres (4).
C.A. : D’après ce que nous en savons en France, votre pratique nous a interpellés sous deux aspects :
– Comment fonctionne votre (ou vos) lieu de rencontre ouvert à tous ? Comment est-ce possible dans l’Algérie actuelle ?
– Vous organisez des campagnes pour la contraception. Comment est-ce possible ? Est-ce que ce sont des femmes algériennes qui ont pris en main tout une partie de leur vie et qui mènent elles-mêmes cette campagne ? Comment est-ce vécu sur le terrain par rapport au poids de la religion ?
HAKIM ADDAD : L’Algérie est certes en pleine guerre civile ; malgré cela le R.A.J., ainsi que d’autres associations, partis politiques essaient de maintenir une vie politique et associative sans tomber dans la violence. Nous avons un certain nombre de comités à l’intérieur du pays, mais comme je vous l’ai dit précédemment, l’administration ne nous facilite pas la tâche en nous refusant les locaux qui sont entre ses mains. Nous avons donc d’énormes difficultés pour nous réunir. Ceci étant, que ce soit à Alger, au siège national du R.A.J. seul local que nous avons réussi à louer, ou à l’intérieur du pays, le R.A.J. et ses animateurs essaient tant bien que mal d’organiser des lieux de rencontres, de discussions LIBRES sur les sujets qui interpellent les jeunes algériens. En fait ce sont des lieux de forums de libre expression (comme cela nous a été souvent dit par des étrangers venus en Algérie dont des journalistes qui nous ont décrits comme étant une école pour la démocratie).
Certes, des difficultés il y en a avec toute l’éducation et ce qui nous a été inculqué par le pouvoir depuis trois décennies. Cela ressort mais nous essayons de trouver et nous trouvons les moyens de dépasser nos différences idéologiques ou autres. Des problèmes peuvent se rencontrer quand un jeune garçon imprégné par l’islamisme ne veut pas discuter avec une fille ou ne veut pas mener une campagne de sensibilisation sur la question du SIDA par exemple. Mais avec la discussion et avec le temps, il finit par comprendre que là est son seul intérêt et qu’il faut qu’il travaille avec les autres. Mais cela ne veut pas dire qu’il abandonne pour autant ses principes. La liberté, la démocratie ne s’apprennent pas en un jour, surtout après 35 ans de dictature. Les jeunes en particulier ont besoin de parler, d’être écoutés et d’être entendus ; c’est ce que nous essayons de faire nous inculquons à nous-mêmes et aux autres le respect de l’autre quelles que soient les différences qui nous séparent. Nous essayons que ces différences soient notre richesse.
Depuis deux ans, nous organisons chaque année une université d’été en septembre où sont réunis plus d’une centaine de jeunes venant de différents départements d’Algérie. Malgré les problèmes (insécurité, manque d’argent), nous y invitons des personnalités algériennes ou étrangères qui viennent nous parler de politique, d’histoire, d’économie, de culture, etc. Des cassettes vidéos et audios enregistrent ces rencontres afin d’alimenter des débats qui auront lieu aux quatre coins de l’Algérie tout au long de l’année. Les thèmes de discussion qui sont retenus sont décidés entre l’ensemble des responsables des comités et des jeunes qu’ils soient membres ou non de notre association. Parmi les thèmes que nous avons abordés cette année, il y a : le mouvement national algérien, l’histoire de la guerre d’indépendance, la question de l’économie mondiale dans laquelle est en train de rentrer l’Algérie, la question des privatisations des entreprises et de leurs conséquences, la question essentielle des libertés démocratiques, des droits de l’Homme et des pratiques dans le « tiers-monde », l’historique des mouvements de jeunesse à travers le monde (France, Espagne, Grande-Bretagne, Amérique latine…).
Le R.A.J. ne ferme pas ses portes malgré les risques que cela comporte. Le jeune algérien a toujours été exclu de tout. Le R.A.J. est une structure très souple, il permet aux jeunes d’avoir des espaces d’actions, de discussions et de rencontres.
Nous organisons aussi des campagnes sur des questions très tabous en Algérie telle le SIDA, la contraception… Ces campagnes sont menées non pas seulement par des femmes ou des jeunes filles mais avec des garçons car il n’y a pas dans notre association un groupe où seules les femmes seraient animatrices. Le mélange, c’est la richesse et c’est en mettant face à face, l’un à côté de l’autre, la jeune fille et le jeune garçon qu’ils apprendront à se connaître, qu’ils casseront les tabous et qu’ils pourront cohabiter. C’est donc ensemble et par leur propre volonté qu’ils et elles organisent des campagnes sur la contraception, le SIDA, etc. Malgré l’éducation. et l’endoctrinement que nous avons eu depuis des décennies, avec le temps, la discussion et une grosse dose de patience et de pédagogie, nous obtenons des résultats très intéressants et très prometteurs.
Souvent un amalgame est fait entre les questions liées aux femmes et la religion. Cet amalgame est entretenu volontairement par ceux-là même qui continuent à vouloir diviser pour toujours régner. Nous essayons, comme cela a été le cas lors de notre dernière université d’été, de parler de la religion, de son poids, et de sa pratique. Lorsqu’on nous abordons ces sujets avec des spécialistes, nous nous apercevons qu’en rien la contraception n’entre en contradiction avec la religion. Certes, par moment, que cela soit au R.A.J. ou lors de nos campagnes (lycées), il y a des réactions violentes dues à l’incompréhension des jeunes vis à vis des problèmes que nous soulevons, mais, encore une fois, par le dialogue nous arrivons à entrer dans une phase constructive.
Il n’y a pas que le SIDA et la contraception qui posent problème par rapport à notre enseignement religieux. La question de la laïcité est également un sujet explosif dans notre pays. La laïcité est souvent comprise comme étant athéisme et nous essayons de trouver une définition et une pratique de la laïcité qui correspondent à notre société, à son histoire et à sa culture.
C.A. : Un autre point nous interpelle. La jeunesse algérienne est de plus en plus massivement exclue de toute forme d’éducation. Qu’est-ce que vous essayez de faire par rapport à cette exclusion ? Arrivez-vous à toucher, à mobiliser ces jeunes véritablement exclus de tout et qui sont loin d’avoir accès à l’université ? (Les mosquées jouent-elles encore un quelconque rôle éducatif ?)
HAKIM ADDAD : « Si tu te plains de ton époque, si tu l’a trouves mauvaise, demande-toi ce que tu as fait pour la rendre meilleure ». Telle est la phrase générique du R.A.J.
Nous essayons de mobiliser des jeunes afin qu’ils prennent conscience que les problèmes qu’ils vivent ne peuvent être résolus que par eux-mêmes. Mais avant toute mobilisation, il faut être sensibilisé et conscientisé pour arriver à participer aux décisions qui concernent sa propre vie. Il est tout à fait compréhensible que les jeunes les plus exclus soient les plus difficiles à mobiliser car leurs préoccupations ne sont pas celles concernant la démocratie, les libertés, la contraception et autres. Leur première préoccupation c’est d’arriver de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles qui sont touchées de plein fouet par la crise économique que subit l’Algérie.
Nous essayons à travers nos différentes activités de donner conscience aux jeunes qu’ils peuvent et doivent se bouger afin d’améliorer leur vécu. Pendant toute l’année, nous organisons des cours de soutien scolaire et nous avons également dans trois comités une bibliothèque où les livres sont à la disposition des jeunes.
Souvent les jeunes exclus du système éducatif trouvent refuge dans les mosquées où des cours de rattrapage leur sont donnés et où, et surtout, ils trouvent des personnes attentives qui parlent avec eux. L’instruction et l’éducation données dans ces mosquées varient d’une mosquée à une autre, d’une région à une autre, d’un instructeur à un autre. Quelque fois ces profs s’arrêtent là où doit s’arrêter leurs fonctions (donner des cours, aider les jeunes à préparer leurs examens, les écouter), pour d’autres, ils vont au delà de leurs fonctions et profitent de leur rang pour endoctriner le jeune. Au R.A.J., nous essayons de pallier à l’absence de l’Etat lorsqu’un jeune se trouve exclu de l’école et nous pouvons dire que nous sommes un peu en rivalité avec le rôle dit éducatif que fournissent les mosquées même si les moyens dont nous disposons sont infiniment plus petits que ceux dont disposent les mosquées qui sont subventionnées par l’Etat et ont surtout un nombre impressionnant de locaux à travers tout le pays.
C.A. : Comment analyses-tu les causes profondes (politiques et économiques avec les diktats du F.M.I., de la Banque Mondiale, etc.) de cette situation sociale du peuple algérien et de sa jeunesse ?
HAKIM ADDAD : Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, le pouvoir n’a cessé d’imposer ses visions au peuple algérien. Nous avons eu droit après l’indépendance et avec différents gouvernements au socialisme spécifique imposé par le haut et malgré les différentes « révolutions » agraires, industrielles, culturelles qui ont eu lieu, cela a été un échec. Après la mort du président Boumédienne en 79, le régime s’est doté d’un nouveau porte parole : le président Chadli. Encore un militaire ! Ce nouveau régime a ouvert l’économie qui fut appelée à cette époque l’économie de bazar. Cela a permis à beaucoup de gens de haut rang social d’utiliser l’argent du pétrole et du gaz afin de s’enrichir et de’se construire de belles villas et de se payer des vacances à l’étranger. Avec ce gaspillage de l’argent et des ressources énergétiques nous sommes entrés dans une phase d’endettement dont nous nous sommes pas encore sortis. L’Algérie a commencé à emprunter de l’argent qu’elle ne pouvait rembourser et qui a donné lieu à différents rééchelonnements et aux diktats du F.M.I., de la Banque Mondiale, du club de Paris, de Londres et à différentes institutions monétaires internationales. Toutes les politiques économiques et sociales qui ont été entreprises par le pouvoir ont été un échec car jamais de véritables concertations avec les représentants du peuple n’ont eu lieu. Nous vivons aujourd’hui les résultats de cette catastrophique gestion : Des dizaines de milliers de licenciements, quasiment aucune embauche pour les jeunes depuis des années. Les seuls qui continuent à s’enrichir sont les tenants du pouvoir et leurs alliés qui, aidés par la guerre civile qui sévit depuis 1992, continuent à faire fructifier l’argent avec différentes sociétés écrans, d’import-import, qu’ils ont et qu’ils continuent de créer.
Des solutions, il y en a. Elles sont proposées par certains partis politiques de l’opposition, par des syndicats autonomes, par des organisations sociales mais le pouvoir algérien tient tout entre ses mains. La privation des libertés ne visent pas simplement les associations, l’opposition politique ou la presse. Elle touche également le syndicaliste de base et les syndicats autonomes qui tentent d’organiser des mouvements de revendications et des grèves.
Après l’économie étatique appelée économie socialiste, nous sommes passés depuis quelques années à l’économie de marché qui profite toujours aux mêmes. Tant que le pays n’aura pas retrouvé le calme et la paix, les revendications portées par le mouvement ouvrier seront difficiles à réaliser. C’est ainsi que la première préoccupation aujourd’hui est le retour à la paix et aux rétablissements des libertés fondamentales qui sont bafouées tous les jours.
En 1988, le peuple algérien et la jeunesse en particulier se sont levés et ont exprimé leur rage et leur volonté de voir les richesses de ce pays distribuées de manière plus égalitaire. Rien a changé et nous risquons de nous retrouver dans la même situation qu’en octobre 88.
C.A. : Parlez nous un peu des grèves actuelles dans les entreprises. Quelles sont les revendications ?
HAKIM ADDAD : Il y a effectivement des grèves malgré les problèmes auxquels s’exposent les syndicalistes. Elles durent parfois des mois et des mois. Elles touchent essentiellement à deux choses :
– La question des salaires, non pas pour leur augmentation mais pour que les salaires soient tout simplement versés aux travailleurs ! Car souvent dans les entreprises algériennes très endettées, les salariés n’arrivent pas à toucher leurs salaires pendant des mois et des mois.
– Les licenciements qui sont une suite logique de la politique du Fonds Monétaire International acceptée par nos gouvernants.
Actuellement ces grèves sont corporatistes car elles touchent des corporations précises et très rarement nous voyons différentes corporations réunies au sein d’un même mouvement. Cela s’explique par la politique du pouvoir qui réprime, sépare les différents acteurs du mouvement social.
Les travailleurs algériens de par leur histoire (nationalisations à l’indépendance en 1962) tiennent à leurs outils de travail et au secteur public. Ils savent que n’importe quelle privatisation ne peut être positive. Ils se mobilisent donc, quand ils en ont la possibilité, par des sit-in ou par des grèves ponctuelles. En 1996, plus de 7 000 grèves ont eu lieu en Algérie. Leurs revendications devraient être prises en charge par la grosse centrale syndicale : l’U.G.T.A. (Union Générale des Travailleurs Algériens) qui est censée protéger et défendre les intérêts des travailleurs. Malheureusement la direction de l’U.G.T.A. s’occupe plus de politique et de faire le jeu des clans au pouvoir que de défendre les intérêts des travailleurs. Elle accompagne le gouvernement actuel et ceux qui l’ont précédé dans sa politique globale de déstructuration de l’économie algérienne et de privatisation des entreprises publiques. Malgré cela, des syndicalistes à la base de l’U.G.T.A. font tout leur possible dans leur entreprise ou leur localité pour défendre l’intérêt des travailleurs.
Il y a également une chose importante à prendre en compte c’est la guerre civile. Cela étouffe toute protestation. Sous le couvert et l’excuse de la situation sécuritaire, le pouvoir avec l’état d’urgence qui est en place depuis 5 ans, empêche toute protestation et interdit les manifs, les meeting. Cela touche toute la population et c’est ainsi que celle-ci demande aujourd’hui, d’abord et avant tout, la PAIX !
C.A. : De plus en plus, en France, les média parlent de la responsabilité directe du pouvoir dans les massacres. Certains vont même jusqu’à avancer l’idée que les G.I.A. sont des créations ou des récupérations de la sécurité militaire. Qu’en pensez-vous ? Comment analysez-vous ces massacres ? Comment ces massacres s’expliquent-ils ? Comment est-ce possible ?
HAKIM ADDAD : Beaucoup de choses ont été dites à propos des massacres qui continuent d’endeuiller le peuple algérien et l’être humain en général. Il est un fait que les responsables au sein de l’Etat algérien n’assument pas leur tâches, leur rôle qui est de défendre et de préserver la vie de leurs concitoyens, leur sécurité et la sécurité de leurs biens. Des questions ont été posées mais elles restent sans réelle réponse à cause du brouillard entretenu par ce même pouvoir. Comment se fait-il que des populations entières se fassent massacrer impunément sans que les responsables chargés de la sécurité ne bougent le petit doigt quand ces derniers sont à côté ou même au milieu des villages où ont lieu ces massacres ? A QUI PROFITE LE CRIME ???
C.A. : Il semble que le pouvoir actuel soit assis sur des milliards de dollars potentiels (pétrole, gaz). D’après certains analystes, cela expliquerait en partie les massacres actuels. Qu’en pensez-vous ?
HAKIM ADDAD : Effectivement le pouvoir algérien est assis sur des milliards de dollars, non seulement de la rente pétrolière et du gaz mais également sur l’or grâce aux nouvelles recherches entreprises avec des spécialistes sud-africains dans le sud algérien. Quand on est assis sur autant de milliards de dollars, il est difficile d’abandonner ses privilèges. Par rapport aux massacres, oui, effectivement, il peut y avoir un lieu d’autant plus que la privatisation des terres agricoles crée elle aussi des milliards de dollars qui peuvent rentrer dans les caisses de certains.
C.A. : Le pouvoir n’a-t-il finalement pas peur d’un réveil du mouvement social au travers de grèves longues et dures et de manifestations faisant le lien entre ceux qui se font exploiter en travaillant et ceux et celles (les plus nombreux et les plus jeunes) qui sont exclus de tout y compris du salariat ?
HAKIM ADDAD : Oui effectivement, le pouvoir a peur d’un réveil du front social à travers un mouvement démocratique qui engloberait de fait les jeunes, les salariés, les femmes et hommes de tous âges. C’EST POUR CETTE RAISON QUE LA GUERRE CIVILE N’EN FINIT PAS DANS CE PAYS ET QUE PAS GRAND CHOSE DE SÉRIEUX N’EST ENTREPRIS PAR LE POUVOIR !
En pleine guerre civile, il y a des grèves en Algérie, imaginez donc la paix… c’est évident que les travailleurs avec les lois qui sont votées (privatisations, accords avec le F.M.I., etc.), les étudiants, les lycéens, les chômeurs se feront un plaisir car c’est une nécessité de sortir dans la rue pour revendiquer la dignité, la justice sociale. LA GUERRE CIVILE EST DONC UNE CHAPE DE PLOMB !
C.A. : Sur le plan politique, certains média français décrivent l’opposition au pouvoir comme étant discréditée (erreur politique du F.F.S. en 90, relation du R.C.D. avec l’armée, etc.). Qu’en est-il aujourd’hui après la mascarade électorale organisée par le pouvoir ?
HAKIM ADDAD : On se demande parfois pour qui roule une certaine presse française ? Au moment où il y a des massacres en Algérie, toute la presse du monde et en particulier française vient en Algérie pour trouver des images sanglantes. Après la mascarade des élections du 23 octobre 97, il y a eu trois semaines de mobilisation dans les rues. Aucun média, en particulier français, n’a couvert cette mobilisation. On se pose une question légitime à laquelle peut-être nous avons déjà une réponse : est-ce que nous ne sommes bon qu’a montrer quand nous nous égorgeons ? Est-ce que le fait qu’on se mobilise pour la démocratie, partis, associations et population, n’est pas bon à montrer en France ?
C’est le pouvoir algérien qui tente de discréditer entre autres ces deux partis que vous citez, à travers le monopole qu’il a sur les médias publics. L’opposition algérienne, ce qui reste de la société civile et surtout la population ont montré pendant trois semaines après les élections municipales et départementales ce dont ils étaient capables. Ils ont réussi à s’unir malgré leurs divergences fondamentales (des islamistes, des éradicateurs, des réconciliateurs), à protester et à demander en commun une révision des résultats électoraux. Même si elle n’est pas arrivée au résultat escompté, le fait est que des milliers de gens ont bougé et marché ensemble, et en soit, dans une dictature, c’est déjà une chose prometteuse.
C.A. : Où se situe aujourd’hui pour vous l’espoir ?
HAKIM ADDAD : Comme l’a chanté le chanteur de Raï, CHEB HASNI, très populaire, assassiné en 1995 : « Il y a encore de l’espoir, il n’est jamais trop tard ». L’espoir réside dans le retour à la paix à travers la mobilisation des organisations nationales et internationales, ainsi que des opinions publiques. Cette paix apportera beaucoup d’autres perspectives heureuses. L’espoir est également de voir des partis politiques et des associations de jeunes se mobiliser afin de conscientiser la jeunesse à tout ce qui est des idées, des principes démocratiques et l’acceptation de l’autre dans ses différences et avec celles-ci. C’est ce que le R.A.J. veut et fera malgré tous les problèmes que nous rencontrons. La paix aujourd’hui, la démocratie demain, la justice sociale après demain, c’est le but pour lequel nous nous battons, pour lequel beaucoup sont morts et d’autres qui vont mourir mais qui vaut la peine. C’est le combat que nous menons ici, que vous menez également dans vos pays respectifs car ce combat n’a pas de frontière et à travers les victoires qui sont enregistrées en Algérie, vous devez penser que ce sont aussi des victoires pour vous en France (ou ailleurs).
L’espoir est de mettre en place une troisième voie entre la peste et le choléra, il faut créer la rage de vivre, de vaincre et nous y arriverons. Cette troisième voie, celle de la vérité, a commencé en octobre 88 et rien ni personne ne pourra l’arrêter.
Cet interview a été réalisé fin décembre 1997
Les notes sont du transcripteur.
Adresse du R.A.J. : B.P. 77, PORT SAID, 16001 ALGER.
Tél. : 00 213 266 88 77
1) Le R.A.J. a des milliers d’adhérents et de sympathisants dans tout le pays. Aux dernières législatives, sa présidente, Dalila Taleb, a été élue députée. Elle est apparentée F.F.S.
2) Mépris manifesté par le pouvoir.
3) Début octobre 88, des milliers de jeunes se passent de l’autorisation du F.L.N. au pouvoir depuis 62 pour manifester et s’emparer de la rue. Ces jeunes révoltés exige la démocratie et le partage des richesses. La dictature réprime dans le sang les manifs, des milliers d’arrestation ont lieu, des tortures ont lieu. Malgré tout, la dictature est contrainte de promettre une certaine démocratisation qui sera vite étranglée…
4) Afin de commémorer « Octobre 88 », tous les 5 octobre des rassemblements ont lieu à la place des Martyrs à Alger. Pour le 5/10/97, le R.A.J. appelait à un sit-in devant l’Assemblée Populaire Nationale qui fut interdit…