Article de Jean Texcier paru dans Gavroche, n° 158, 9 octobre 1947
Les animaux deviennent facilement, en littérature, des personnages philosophiques. Ou plutôt ils se mettent aisément au service des moralistes.
La critique des mœurs a, en effet, de tout temps, utilisé le truchement de nos frères inférieurs pour dénoncer les vices ou pour ridiculiser la prétention d’une humanité qui éprouve quelque penchant à diviniser ses folies comme ses ridicules. Il n’est pas besoin de remonter aux premiers âges. On connaît les Grenouilles et les Oiseaux d’Aristophane. Dans le Supplément à l’Histoire véritable de Lucien, on trouve une république des animaux. De même Ésope, Phèdre, avant La Fontaine, ont fait raisonner les bêtes pour instruire les hommes. Quant à Swift, dans ses admirables Voyages de Gulliver, il s’est plu à faire aborder son héros au pays des Houyhnhms qui est la patrie de ces chevaux raisonnables ayant pour esclaves les « yahous » couverts de poils, marchant sur deux pattes et possédant tous les vices des hommes.
Comme l’indique malicieusement Swift, le mot houyhnhms, dans la langue du pays, signifie bien cheval mais, suivant l’étymologie, il veut dire : la perfection de la nature. Ironie supplémentaire, car c’est bien là le jugement que les hommes portent sur eux-mêmes, alors qu’à l’égard du cheval ils consentent à proclamer que ce quadrupède constitue leur plus noble conquête. Ainsi le terrible pamphlétaire de Gulliver et du Conte du tonneau, utilise le cheval de raison pour faire toucher du doigt la misère et la vanité de l’esprit humain. Ce sera la méthode qu’emploiera, plus tard, Anatole France dans l’Île des pingouins, pour railler l’histoire de la civilisation et la prétention qu’ont les hommes de constituer toujours un admirable modèle.
Dans cette énumération sommaire il serait peut-être injuste d’oublier le Chantecler d’Edmond Rostand, qui est bien dans la tradition des moralistes animaliers, mais il serait impardonnable de ne pas évoquer l’admirable Livre de la jungle, de Rudyard Kipling, où Mowgli, le petit d’homme, reçoit de la part de toutes les bêtes que l’on dit sauvages, de très grandes leçons de sagesse.
Un ouvrage de George Orwell, jeune écrivain anglais, a paru à Londres, en 1945, sous le titre de Animal farm et si la traduction française si vive et si intelligente, que va en donner Sophie Dévil (1) est aujourd’hui intitulée : Les animaux partout ! les lecteurs auront tôt fait de saisir le sens de cette liberté. En fait, l’homme figure à peine dans ce récit où il semble faire monde à part. Il est vrai que l’intérêt de l’histoire est précisément dans cette tentative d’élimination de l’homme puisqu’il s’agit d’une libération animale avec son corollaire philosophique et politique : l’animalisme. Il s’agit, venu du pays de Swift, et tout à fait dans la manière de l’audacieux moraliste, d’une sorte de fable, ou mieux, de conte philosophique qui, au pays de Voltaire et d’Anatole France, trouvera une audience naturelle. D’autant qu’avec son petit air innocent de livre d’images, cette oeuvre est chargée d’explosifs.
Fable et conte, sans doute, mais aussi pamphlet dont les hommes de notre contrée, où le rire et même le sourire ont toujours eu une portée révolutionnaire, n’auront pas beaucoup de peine à trouver la clef.
Je pense, d’ailleurs, que tout le monde peut rire de cette Iliade fermière. En tout cas, ceux qui croiraient devoir se fâcher n’auraient certainement pas le beau rôle. Je leur conseille de se fendre d’un sourire, même s’il doit être jaune, car si vraiment il leur arrivait de se mettre en colère et de parler de blasphème, tous les rieurs seraient contre eux, ce qui, en France, est tout de même assez grave.
Dans ce pamphlet, à la fois bon enfant et cruel, chacun s’amusera à découvrir les figures cachées sous les masques et chacun trouvera des rapprochements plus ou moins justes. Ce sera comme un jeu.
Qui se cache, en réalité, sous l’aspect du Vieux major, ce grand cochon inspiré, qui, ayant fait un songe, rassemble le peuple de la ferme, depuis la poule jusqu’au cheval, pour lui annoncer l’heure de la grande révolte contre l’homme, cet exploiteur historique ? Oui, quel est le nom de ce précurseur, qui, descendu au royaume des ombres, verra son crâne illustre vénéré comme une sainte relique, par le peuple des animaux ? Que représentent les trois grands verrats, héritiers des pouvoirs : Snowball, le théoricien, promoteur de la grande idée du moulin, mais bientôt accusé de traîtrise et chassé par son compagnon, César, lâchant sur lui les terribles dogues élevés en secret ? Qui d’ailleurs est César — Napoléon dans le texte anglais — ce cochon à la fois cynique et opportuniste, bientôt pourtant embourgeoisé et traitant commercialement avec l’homme, cet ennemi héréditaire ? Qui est Squealer, troisième grand verrat, toujours agité et brillant causeur ? Que représente Boxer, le brave cheval de trait qui ne discute jamais, qui prend plaisir à transmettre tous les ordres et qui, chaque soir, épuisé par son labeur quotidien, se couche en disant : « Demain, je travaillerai davantage » ? Qui est Benjamin, le vieil âne grincheux, qui en a tant vu et tant entendu qu’il en est devenu irrémédiablement sceptique ? Qui est Moïse, le corbeau apprivoisé, le cafard, la mauvaise langue et aussi l’espion de la ferme ? Et les sept dogues qui constituent la garde du corps de César ? Et tous ces moutons en troupeau qui, bêlant bruyamment à tout propos les maximes de la révolution animaliste et les commandements changeants de César réussissent à empêcher toute discussion valable ?
Et à quoi se rapporte ce grand procès des traîtres alors que les cochons, parvenus à la toute-puissance, en arrivant à coucher dans le lit des hommes, à boire comme eux de l’alcool et bientôt à marcher leur mode en se dandinant sur leurs pattes de derrière ?
Comment, d’autre part, ne pas sourire des interprétations opportunistes des « Sept commandements » qui, à l’origine, constituèrent la charte de la révolution animaliste et qui, inscrite sur le mur de la grange, se transforment un beau jour en ce commandement unique :
« Tous les animaux sont égaux : mais certains animaux sont plus égaux que d’autres » ?
J’en ai sans doute assez dit pour que le lecteur imagine aussitôt, sous les masques, les traits de quelques personnages ou les éléments de quelques événements déjà historiques. Chacun pourra donc s’amuser à trouver la clef de ce petit roman philosophique qui pourrait bien être aussi un pamphlet politique. Le trait est peut-être un peu appuyé mais il est toujours heureux. D’ailleurs, à l’exagération même du trait, à son prolongement démesuré, et comme inhumain, on reconnait l’humour qui est tout de même autre chose que l’ironie et qui est proprement un genre anglo-saxon. La chose éclate dans Orwell, mais elle éclate aussi dans Swift, dans Marc Twain et aussi dans Dickens, sans parler de ces contemporains qui se nomment Bernard Shaw ou Chesterton.
Quel joli film, en dessins animés, composerait Disney avec cet Animal farm !
Même si le lecteur ne réussissait pas à mettre un nom sous les principaux personnages et événements – ce qui m’étonnerait – son plaisir n’en serait pas moins grand, car l’aventure qui nous est contée, à la fois instructive et réjouissante à la manière d’une fable de La Fontaine, en dehors de ses côtés satiriques, offre aux âmes sensibles des images fort touchantes. Ne serait-ce que la pureté héroïque de Boxer, mourant à la peine, et l’impureté désarmante de cette coquette de Mollie, la jument blanche, qui, totalement étrangère aux passions politiques qui dévorent la ferme, ne peut résister à la saveur d’un morceau de sucre et déserte un beau jour pour un bout de ruban.
George Orwell, l’auteur de ce pamphlet cruel et charmant, est né en 1903 aux Indes, où son père était fonctionnaire. Boursier, il a fait ses études au collège d’Eton, qui est est un établissement fort aristocratique, de 1917 à 1921. De 1922 à 1927 il a servi comme officier en Birmanie, d’où il a rapporté la matière d’un livre traduit en français sous le titre Tragédie birmane. Ayant démissionné il vint alors à Pars et, pour vivre, il y fit un peu tous les métiers y compris celui de garçon de restaurant, entremêlant le tout de vagabondages. Il habitait alors une chambre assez vaguement meublée dans cette rue du Pot-de-Fer qui ressemble à une sorte de fosse entre deux murs de prison. De ce séjour parisien datent les impressions recueillies dans un ouvrage qui a pour titre : Down and out in Paris and London.
De retour en Angleterre il devient maître d’étole puis employé de librairie. Mais, poussé par le démon de l’aventure, et aussi par ce besoin de défendre la liberté là où elle se trouve en péril, le voici parti faire la guerre en Espagne, dans les rangs du P.O.U.M. Après six mois de combats, il est blessé à Huesca en été 1937. Il passe alors au Maroc français et quand la guerre éclate il revient en Grande-Bretagne où il entre au service de la section indienne de la B.B.C.
En 1943, il est directeur littéraire de l’hebdomadaire Tribune qui est l’organe de la gauche du labour Party. Les articles parus à cette époque ont été dernièrement publiés en volume sous le titre Essais critiques. En 1945 Orwell était envoyé spécial de l’Observer, en France et en Allemagne.
On ne peut pas dire que la besogne de journaliste ait jamais enchanté cet écrivain. Aujourd’hui, ayant derrière lui une douzaine de volumes, il se consacre entièrement à la littérature et, dans la solitude d’une île lointaine, il prépare lentement un roman sur les temps futurs.
Il semble que Animal farm, traduit aujourd’hui sous le titre révélateur : Les animaux partout ! et écrit par lui pour se refaire la main, soit, dans son oeuvre, comme un point de départ. Orwell qui, en effet, a toujours été attiré par les questions sociales, est de plus en plus préoccupé des devoirs de l’écrivain vis-à-vis de la société.
A un journaliste l’ayant interrogé sur ce point, il a ainsi expliqué sa position :
« Je crois que le premier devoir d’un écrivain est de préserver son intégrité et de ne pas se laisser contraindre à dire des mensonges, à supprimer des faits, à falsifier des sentiments subjectifs sous prétexte que la vérité serait « inopportune » ou « ferait le jeu » de telle ou telle sinistre influence. Parallèlement, je ne crois pas à l’existence d’une littérature authentiquement politique, pas plus que je ne crois possible ou désirable d’éviter de prendre parti sur les questions d’importance primordiale ».
Voilà une bonne réponse d’écrivain à la question dernièrement soulevée par J.-P. Sartre au sujet de la littérature « engagée ». C’est une position d’honnête homme et d’homme libre, conscient à la foi de ses devoirs envers son semblable et de ses devoirs envers soi-même. Il est agréable d’entendre aujourd’hui, au milieu de tant de mornes ou agressifs conformismes, un écrivain défendre, avec tranquillité, la liberté de l’esprit en même temps que le respect de l’authenticité.
Et, comme nous sommes à l’âge du militantisme, qui est une forme de l’âge militaire, et où l’idée de tactique et le souci des disciplines passent avant le respect de la raison ; comme nous en sommes au temps de la servitude volontaire, dénoncée jadis par Etienne de la Boétie, il est vraiment réconfortant d’entendre un écrivain déclarer avec tranquillité :
« En pratique, la probité intellectuelle, n’est pas compatible avec une adhésion vigoureuse à un parti politique, mais je pense que l’écrivain devrait se tenir en contact aussi étroit avec la politique que les politiciens professionnels voudront bien le lui permettre ».
J’aime cette politesse un peu arrogante. Elle me plaît chez un homme qui a vanté les vertus du citoyen « libéral » — il entend l’homme libre — du XIXe siècle, capable d’éprouver une colère généreuse mais dont l’intelligence sait préserver son indépendance
« type d’homme haï d’une haine égale par tous les malodorants petits conformismes qui se disputent aujourd’hui nos âmes ».
Tel est l’auteur de Les animaux partout ! Quoi d’étonnant que cet écrivain libre et ce citoyen passionnément raisonnable ait tant de goût pour Swift, Daniel de Foë, Fielding, Stendhal, Thackeray, Flaubert, Voltaire et Anatole France ?
Et, puisque cet homme possède à la fois une langue et un style, comment s’étonner que Les animaux partout ! soit le meilleur conte philosophique qu’il nous ait été donné de lire depuis l’Île des pingouins ?
Jean TEXCIER.
(1) à paraître aux éditions Odile Pathé, à Paris.