Article de René Garmy paru dans L’Humanité, 23 août 1932, p. 4
DIS-MOI chéri que je suis ta chérie. C’est pas une fille jaune qui te tombera…
Des refrains amoureux, des couples déchaînés dans la fureur du jazz. Des peaux d’un noir nuancé : chocolat, marron, olive, café, acajou, crème, mastic. Des étoffes aux couleur criardes : cravate rose, jaune et bleue, écharpe orange, jupe verte, bas champagne. On boit — gin ou whisky — on joue — poker ou zanzi — on se drogue — opium ou coco. On s’oublie, on s’enivre, on s’aime, on se bat, on assiste à tous les débordements d’une animalité intense.
Claude Mc Kay, écrivain de couleur, nous transporte, avec « Quartier noir », dans les cabarets du faubourg nègre de New-York, puis dans le wagon-restaurant d’un train qui parcourt la Pennsylvanie. Avec « Banjo » (traduit de l’américain par Ida Treat et Vaillant-Couturier), il nous mêle aux gens de sa race répandus sur le port de Marseille. Ici ou là, nous retrouvons la même clientèle flottante des docks et des bars, la même haine des blancs, le même violent désir de vivre en marge de leurs règles établies, de leur civilisation redoutable. Ces êtres n’ont qu’une pensée : échapper par tous les moyens à la contrainte blanche pour se retrouver eux-mêmes. S’ils travaillent, c’est avec l’espérance de pouvoir rejoindre au plus tôt le « quartier noir » de la grande ville :
« Oh ! être à Harlem après deux ans d’absence ! Sa couleur d’un noir profond, sa brume épaisse, son intimité. Les bruits de Harlem, son sourire sucré. Les doux mots qu’on y échange dans les rues. Et tout au long de la nuit, le jazz et le blues partout… »
S’ils abandonnent le métier, c’est pour vivre d’expédients : ils tapait les riches passants, ils sont souteneurs, ils vont en cachette sur les quais aspirer le vin des tonneaux à l’aide de tuyaux en caoutchouc, ils se pressent aux distributions de soupe sur le pont des paquebots, ils se disputent les détritus vomis pas ces maisons flottantes :
« Toutes ces matières en pleine fermentation furent brusquement assaillies par les noirs affamés… Au milieu de ce mélange épais de tripes de gibier, de boyaux de volailles, de pelures de légumes, les Sénégalais repêchaient des morceaux de jambon, de mouton, de bœuf, de poulet et les déchiraient sauvagement à belles dents. Ils se battaient à qui obtiendrait les meilleurs morceaux ».
S’ils réfléchissent à leur misérable sort, aux possibilités d’affranchissement qui s’offrent, c’est pour revenir en arrière, pour opposer leurs conceptions de primitifs à l’irrésistible évolution du monde :
« Peut-être les noirs auraient-ils encore les meilleures chances à courir dans un monde influencé par la pensée de Bertrand Russell où l’on freinerait la machine, où quelques vis seraient dévissées et où il manquerait quelques boulons. Mais dans cette grande époque de science et d’inventions haletantes, y avait-il un moyen d’arrêter la machine, à moins qu’elle ne s’arrêtât d’elle-même, par épuisement ?«
Cette vie tumultueuse et pitoyable, cette spontanéité un peu puérile, cette soif d’indépendance, cette haine du progrès, voilà, certes, bien des traits que l’écrivain s’est appliqué à mettre en relief, mais caractérisent-ils vraiment la masse noire exploitée, ou n’appartiennent-ils pas plutôt à quelques couches sociales extra-prolétariennes ?
Les nègres de Claude Mc Kay se recrutent dans les bas-fonds des cités populeuses et des ports. Dockers par intermittence, garçons de restaurant par raccroc, maquereaux par vocation, voleurs occasionnels, prostitués et vagabonds professionnels, ou vagues étudiants, chauffeurs de taxi, tenanciers de « maisons », ils se rattachent plus généralement au lumpen-prolétariat, plus rarement à la petite bourgeoisie. Ils constituent surtout ces basses classes, victimes sans doute du régime capitaliste et révoltées contre lui, mais prêtes aussi, de par leur situation, comme l’a montré Marx, à se vendre aux classes dirigeantes. Plus opprimés qu’exploités et doublement opprimés en tant que noirs, ces en-dehors se dressent contre l’organisation sociale, non parce qu’elle permet le parasitisme des patrons blancs, mais parce qu’elle les empêche de vivre eux-mêmes en parasites. Là est tout le secret de leur « indépendance ». Leur « révolte » s’accommode même de solides liaisons avec la police, si providentielles les soirs de rafle, à moins qu’elle ne les installe confortablement dans le régime :
« Ce chauffeur s’établira, la conscience nette, avec son argent de charognard. Peut-être plaquera-t-il son boulot de chauffeur et s’achètera-t-il un fond de boissons. Il deviendra un respectable père de famille, un bon contribuable et le partisan d’un gouvernement national fort, avec une politique coloniale cuite à point ».
Il y a pourtant un prolétariat nègre. Il y a des ouvriers noirs qui subissent au côté des ouvriers blancs l’exploitation intensive dans les grandes usines américaines. Il y a, dans les Etats du Nord et du Sud, des femmes et des enfants noirs de six à sept ans attachés pour un salaire de famine à la culture de la canne à sucre et du coton, une main d’oeuvre sous-alimentée, persécutée par les capitalistes et les propriétaires fonciers qui répondent à leurs revendications par l’emprisonnement et le lynchage. Il y a les nègres de l’Afrique occidentale française astreints au travail forcé, ceux de l’Afrique équatoriale française qui ont disparu dans la proportion de 75 % en 25 ans, ainsi que le rappelle Henri Cartier dans sa récente étude « Comment la France « civilise » ses colonies » (Bureau d’Editions). Il y a les noirs de Madagascar qui doivent travailler cinq à six mois par an pour acquitter leurs impôts. Il y a enfin une masse prolétarienne noire, qu’il faut chercher, non dans les « salons » et autres boites de nuit, mais dans les usines et les plantations, sur le lieu de travail où elle peine, où elle souffre et prend peu à peu conscience de sa misère et de sa force. Le vrai peuple nègre, c’est celui qui est courbé sous le joug du capitalisme et cherche à s’en affranchir, non par le « débrouillage » individuel, mais par l’action collective, celui qui peu à peu s’élève à la notion de classe et commence à lutter, uni aux travailleurs blancs, au lieu de s’épuiser en vains anathèmes contre la civilisation mécanique. Le vrai peuple nègre, c’est celui dont René Maran, André Gide, Albert Londres… ont fait entendre le cri de révolte, celui qui a déjà ses traditions glorieuses, ses héros, ses martyrs, les Français Planque et Vittori, les jeunes nègres de Scottsborough.
Claude Mc Kay n’a pas vu le vrai peuple noir. Il a vu des nègres déclassés, coupés de la grande production. Il a été séduit par quelques aspects pittoresques de la vie nègre, par quelques « cas » qu’il a cru devoir présenter avec sympathie. Son oeuvre s’explique par son expérience personnelle et sa formation. Rien d’étonnant que cet écrivain s’intéresse particulièrement au lumpen-prolétariat et à la petite bourgeoisie nègres quand il mena lui-même une existence de vagabond après avoir tâté de la culture bourgeoise dans un établissement à tendances philanthropiques. Il fut à tour à tour plongeur, matelot, garçon de Pullmann, correcteur d’imprimerie, puis journaliste-écrivain à l’école du transfuge Max Eastman. Claude Mc Kay a des dons littéraires incontestables : il sait recréer une atmosphère, pénétrer use psychologie, intéresser son public aux types noirs bien vivants qu’il a coudoyés. Mais nous avons le devoir d’être plus difficiles. Cet écrivain prête à l’un de ses héros une réflexion bien suggestive :
« Je pense à ma race autant que toi. Je n’aime pas la voir ramasser les crachats ou les coups de bottes des blancs. Je combattrai à ses côtés si la lutte éclate ; mais si j’écris une histoire, eh bien, c’est absolument comme si je racontais une histoire pour mon plaisir ici, parmi vous, les noirs, les bruns et les blancs. »
Mc Kay est visiblement sincère quand il affirme qu’il combattra avec sa race si la lutte éclate, mais ne voit-il donc pas que la lutte est depuis longtemps déjà engagée ? Qu’attend-il pour y jouer son rôle, sinon par le fusil, du moins par la plume ? A-t-il le droit de raconter une histoire « pour son plaisir » quand ses frères affamés meurent sous le fouet et les balles ? Ne doit-il pas mettre son talent au service de leur grande cause, écrire d’abord sur la masse noire exploitée, pour la masse noire exploitée, révéler son labeur inhumain, ses souffrances infinies, ses ardentes luttes, en un mot, seconder sur le plan littéraire son admirable mouvement d’émancipation ?
Claude Mc Kay ne s’est pas encore haussé à notre conception de la littérature révolutionnaire et prolétarienne. Si nous ne pouvons assimiler son oeuvre à celle d’un Paul Morand ou d’un Claude Farrère, commis-voyageurs en exotisme pour riches oisifs, nous devons constater qu’elle sert inconsciemment les mêmes buts. Elle apporte à la bourgeoisie blanche une distraction, un souffle d’air lointain qui l’aidera à reprendre haleine pour mieux écraser la masse noire.
René GARMY.