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Terre d’Egypte

Article signé A. F. paru dans Les Lettres françaises, n° 168, 8 août 1947, p. 5

LA publication récente du « Livre des jours » (1) de Taha Hussein bey comble une grave lacune. Nous savions fort peu de choses sur ce grand écrivain de langue arabe que présentaient les « Lettres françaises » l’an dernier et qui jouit dans tous les pays musulmans d’une réputation considérable de penseur et d’homme d’action. Ce récit qui est une autobiographie, une sorte de Livre de mon Ami d’un jeune étudiant égyptien, élève studieux et bien vite irrité par des méthodes d’éducation surannées, est l’un des livres !es plus émouvants qui soient : Taha Hussein est aveugle de naissance, ou presque et il nous raconte quelle fut son initiation à cette vie de travail et de méditation qui devait être la sienne et dont, seule, une extraordinaire force d’âme, a pu faire une éclatante réussite.

Dans ces ténèbres où il est plongé et qui ne sont peut-être, nous dit-il, pas plus épaisses que celles où se débat le monde, Taha Hussein a édifié pierre à pierre le magnifique édifice de sa vie et de son oeuvre. Etudiant à Paris en 1919, Taha Hussein connaît admirablement notre langue et notre littérature. Nous lui devons cinq volumes d’essais sur le théâtre français et des traductions de Racine et d’André Gide. Son oeuvre critique est d’ailleurs considérable. Elle comporte de nombreuses études sur les écrivains classiques arabes, des romans, des contes et un grand nombre d’essais de philosophie et de morale.

Mais cette vie de production intense ne devait suffire à cet homme de pensée dont le rayonnement s’étend sur tout l’Islam. Il fondait en 1942 l’Université d’Alexandrie dont il devenait le premier recteur après avoir été professeur de littérature arabe à la Faculté des Lettres du Caire. Il était enfin, pendant quelque temps, sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Instruction publique. Sa pensée, d’une extrême liberté, d’une très grande audace dans un pays où le rigorisme religieux interdit souvent toute initiative spirituelle quelque peu hardie, n’a cessé de se manifester avec une sorte de souveraine et désinvolte ironie. Un de ses ouvrages, « La Littérature préislamique », dans lequel il détruisait quelques-unes des thèses les plus chères aux théologiens et commentateurs musulmans, provoquait contre lui, en 1927, une campagne de presse d’une violence inouïe.

Le « Livre des jours » est l’un de ses ouvrages les plus connus à l’étranger. Nous y trouvons maintes notes sur la vie du peuple égyptien, sur sa situation difficile, sur ses possibilités, d’avenir. Mais il faut aller les deviner dans le texte, car là-dessus jamais Taha Hussein n’est explicite. Nous ne voyons pas un seul soldat anglais dans son Egypte :

« La population du Riff égyptien, écrit l’auteur, vieillards, jeunes gens, femmes et enfants, vivait dans un monde coloré par une profonde paix intérieure, bien à elle, tissue de simplicité et de mystère, de mysticisme et de naïveté ».

Sans doute son propos est-il exclusivement de nous parler de la seule évolution spirituelle du jeune aveugle. Et pourtant, comme on eût aimé que le passionnant problème social qui se pose dans les pays musulmans avec une acuité si particulière y fût développé ! Il est quelque peu esquissé dans ses remarques d’une extrême pénétration sur ses premiers maîtres, sur les méthodes périmées de certains professeurs de l’El Azhar et l’attitude des élèves et de leurs familles à leur égard. Mais peut-être est-ce insuffisant pour nous, dont la curiosité dépasse celle du jeune aveugle qui s’interroge sur le monde.

Nous connaissons très peu chez nous les derniers écrivains égyptiens. Une brève énumération de quelques-uns de ceux qui écrivent directement dans notre langue nous permettrait de citer les noms d’Albert Cossery dont nous publions un roman actuellement, d’Emile Simon, qui vient de recueillir dans « Patrie de l’humain » plusieurs études, notamment sur l’esthétique gidienne et sur l’évolution intérieure de Marcel Arland ; de Nelly Vaucher-Zananiri, qui réunit dans « Voix d’Amérique » un gros livre d’études sur les écrivains américains d’aujourd’hui ; du poète Edmond Jabès, enfin du romancier d’expression française, Elian J. Finbert.

OSIRIS ROI
Ostracon (fragment de poterie en forme de coquille)

Ce dernier, qui vient de rééditer deux de ses meilleurs livres, « La Brebis » et « La Vie du chameau » (2) nous donne également une nouvelle édition de « Tempête sur l’Orient » (3), un récit poignant, rapide et brutal, dans lequel tout le problème des rapports entre le peuple égyptien et les occupants britanniques se pose avec un tragique actualité. C’est au lendemain de la première guerre mondiale que se déroule l’action de « Tempête sur l’Orient » et nous y assistons à la répression féroce que devait poursuivre l’impérialisme britannique contre des populations affamées et déçues, à qui l’on avait promis une illusoire liberté. Le Hussein d’Elian J. Fulbert n’est pas sans ressembler quelque peu au personnage de « Quelqu’un troubla la fête ». Mais les aventures dont il est le héros ne se situent pas, comme celles de Soloviev, dans quelque Iran fabuleux. Nous sommes ici dans un pays écrasé sous le soleil et la misère, un pays où l’on se bat, où l’incendie, les coups de fouet, les humiliations de toute sorte sont imposées au peuple égyptien pour lui faire accepter cette servitude que tant de ses mauvais maîtres acceptent si allègrement. Aujourd’hui, alors que l’impérialisme britannique recule sur ses positions, le livre d’Elian Hilbert prend encore plus de relief. Il souligne mieux que rie le feraient des rapports précis cet héroïsme populaire qui a permis ce premier recul des occupants. Son livre est tout autant qu’un roman un beau livre d’histoire.

M. Shéhadé dont la revue « La Licorne » publiait dernièrement un beau poème est un poète libanais, de langue française. Tout comme lui, Edmond Jabès, poète égyptien, écrit lui aussi dans notre langue et plusieurs de ses livres vont paraître cet hiver chez des éditeurs parisiens. Il a publié déjà plusieurs plaquettes dont ces « Chansons pour le repas de l’ogre » (4) qui font souvent songer aux meilleures chansons que Federico Garcia Lorca avait réunies dans son « Gante Hondo ». Mais il y a de plus dans ces courts poèmes une fraîcheur que l’on retrouve seulement dans ses comptines. Des comptines chantées par des voix habituées aux mélopées de la vieille terre d’Egypte.

« Un géant cueille l’étoile. — Il a les mains brûlées. — Un nain pêche l’étoile. — Il a les mains glacées. — Ils se tournent le dos jusqu’au matin ; — car l’un allume l’eau quand l’autre l’éteint. »

A. F.


(1) Gallimard. — (2) Albin Michel. — (3) Hier et Aujourd’hui. — (4) Pierre Seghers.

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