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Jean Rous : Liberté sous conditions

Article de Jean Rous paru dans Franc-Tireur, 9 novembre 1946, p. 2

DEUX conceptions de la liberté s’affrontent dans l’essai d’Emmanuel Mounier Liberté sous conditions (aux Editions du Seuil) et dans celui de René Maublanc Le Marxisme et la liberté (aux Editions Sociales).

Emmanuel Mounier a entrepris de montrer la correspondance de la doctrine chrétienne et personnaliste, qui est la sienne, avec l’anarchisme et plus spécialement « le socialisme français ».

Selon Mounier, la valeur de liberté, le souci des droits de la personne humaine est un apport chrétien. Le monde antique n’avait pas le sens de la liberté individuelle, mais seulement d’une fatalité aveugle, qui menait l’univers dans lequel l’individu se trouvait comme broyé. A vrai dire, il s’agit là seulement de l’aspect philosophique de la question, de la liberté conçue comme libre arbitre.

Mais la liberté est aussi la liberté sociale, c’est-à-dire un certain nombre de libertés de l’homme dans la société. En ce sens, le monde antique connaissait la liberté, mais précisément « la liberté sous conditions » : la liberté de « l’homme libre » qui exerçait son métier de citoyen précisément parce que les esclaves lui permettaient de jouir de cette liberté, comme d’un luxe, comme d’un privilège. Par la suite, nous avons connu la liberté du seigneur féodal, puis du bourgeois.


Est-il exact que le catholicisme, fidèle à ses origines chrétienne, se soit affirmé comme une sorte de conservatoire des droits de la personne humaine ?

L’histoire démontre, au contraire, que le catholicisme a connu et connaît encore une déviation essentiellement totalitaire : le cléricalisme. Partout où le cléricalisme s’est heurté sur un plan de puissance à un païen ou athée, il l’a combattu au nom de la liberté. Mais partout où le politique s’accommodait comme en Espagne, au Portugal, à Vichy, des privilèges cléricaux, le catholicisme l’a favorisé. C’est aussi, parait-il, l’opinion d’une élite de chrétiens qui veut, selon l’expression de Proudhon, transporter « la révolution dans l’Eglise ». Cette entreprise n’est pas sans dangers pour ces nouveaux apôtres. On est beaucoup plus tranquille au M. R. P. qui, au surplus, sauve la face en autorisant parfois certains airs « sociaux » et « novateurs ».

Mais l’intérêt principal de l’essai d’Emmanuel Mounier réside dans le domaine temporel où il rejoint par la voie du personnalisme, beaucoup des conclusions du socialisme démocratique.

Il met en relief, avec beaucoup de force et d’objectivité, toutes les ressources que peuvent trouver les partisans de la liberté dans le « socialisme français » et dans « l’anarchisme ». Dans une certaine mesure, il réhabilite ces doctrines en montrant sous la couverture utopiste et naïve le côté sérieux, profond, parfois prophétique.


On cherche un socialisme où les droits de la collectivité n’écrasent pas les droits de l’homme ? Mais tel était le souci de Proudhon, Kropotkine, Bakounine. On est quelque peu épouvanté de considérer qu’un certain bureaucratisme dégrade l’individu et lui enlève tout ressort. Mais ce fut précisément la préoccupation de Jean Graves et de ses camarades que de poursuivre au travers de la révolution l’amélioration de la personnalité. Plus généralement, le fédéralisme se présente comme une sorte de synthèse de l’autorité collective nécessaire et de la liberté personnelle indispensable.


Mais est-ce que cet apport est incompatible avec le socialisme scientifique qui déclarait prolonger le « socialisme français » tout en rectifiant ses utopies ? Nous ne le pensons pas et Mounier non plus qui conclut par une citation « anarchiste » de Marx, précédée de ce commentaire :

« Ce que nous avons gagné sous l’idéalisme et sous l’individualisme d’un siècle déjà mort, c’est la connaissance du caractère collectif de toute oeuvre de salut et du caractère contraignant de ses conditions matérielles. Il n’est de libertés que sur un ordre des choses et parmi les hommes. Mais si rigoureux soit l’itinéraire qui nous est fixé, en certaines époques de crise, si étroite l’initiative qui nous permet le coude à coude du salut public, cette dure guerre ne reste une guerre d’hommes que si la liberté guide nos pas. »

C’est précisément ce conditionnement rigoureux de la liberté que René Maublanc, au nom du « Marxisme », met en relief. Et il rappelle ce texte décisif d’Engels :

« Hegel fut le premier qui exposa exactement le rapport entre liberté et nécessité. Pour lui, la liberté consiste à comprendre la nécessité. La nécessité n’est aveugle qu’autant qu’elle n’est pas comprise. Ce n’est pas dans le rêve d’une action indépendante des lois de la nature que consiste la liberté, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité ainsi donnée, de les faire agir systématiquement en vue de fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois du monde extérieur que de celles qui régissent l’existence corporelle et intellectuelle de l’homme. La liberté consiste donc en cette souveraineté sur nous-mêmes et sur le monde extérieur, fondée sur la connaissance des lois de la nature. Elle est ainsi nécessairement un produit de l’évolution historique. »

Ce texte d’Engels démontre qu’on ne saurait se contenter d’une sorte de fatalisme des conditions historiques. On ne saurait dire, par exemple : « la nécessité impose l’absence de liberté » et surtout faire de cette nécessité vertu.

Sans doute, il y a des conditions à la liberté. C’est le « facteur objectif », la situation générale. Mais il y a aussi, compte tenu de ces conditions, comme dit Engels « de la connaissance de ces lois », la volonté « de les faire agir systématiquement en vue de fins déterminées ».

De sorte que le marxisme est un système conquérant de la liberté, dans le cadre de chaque situation historique donnée.

Il recèle le feu de liberté. Et son réalisme le met à même d’organiser cette liberté et d’en doter les hommes. De la liberté, il fait une réalité, et non plus cet attribut naturel et ce souffle métaphysique des « idéalistes ».

Le marxisme entendu dans sa totalité, est bien une doctrine de liberté !

Jean ROUS.

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