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René Maran : L’Afrique noire dans les lettres françaises

Article de René Maran paru dans Les Lettres françaises, n° 97, 1er mars 1946, p. 5

L’EXOTISME tend à prendre, dans les lettres françaises contemporaines, une importance qui va chaque jour croissant. On sait qu’il a fait son entrée en France en même temps que l’invasion sarrazine de 722, qui submergea la Septimanie. Les croisades l’entourent ensuite d’un merveilleux dont la découverte de la boussole, au XIe siècle, décuple soudain le prestige. C’est alors à qui partira en voyage de « descouverture ». Dieppois et Rouennais fondent des colonies le long des côtes du Sénégal et de la Guinée, dès 1364, Jean de Béthencourt s’installe aux Canaries en 1402. Binot Le Paulmier de Gonneville découvre le Brésil, le 6 janvier 1504. Les animaux étranges, les nouveautés que leurs émules rapportent en Europe poussent Rabelais à écrire, au chapitre II du quart Livre de Pantagruel :

« Adonoques, Pantagruel descendit au havre, contemplant, cependant que les chiourmes des nefs faisaient aiguade, divers tableaux, diverses tapisseries, divers animaux, poissons et autres marchandises exotiques et pénégrines, qui étaient en l’allée du môle et par les halles du port. »

Voilà le mot trouvé dont en avait besoin. C’est l’époque où Cartier et Thevet révèlent à leurs familiers l’usage du tabac ; où Montaigne mentionne, dans ses Essais, l’arrivée à Paris de trois « sauvages » d’Amérique ; où Ronsard, au livre second de ses Poèmes, exhorte Nicolas Durand de Villegaignon, en termes lyriques, à se montrer clément envers les populations de la France équinoxiale. Désormais, tout concourt à assurer le triomphe de l’exotisme. Pourtant, ce ne sont ni les coureurs des mers des XVe, XVIe et XVIIe siècles, ni même Bernardin de Saint-Pierre, dont les romans mièvres et touchants portent la marque de l’époque où florit le mythe du « bon sauvage » et où l’on pleure aux comédies larmoyantes de Nivelle de la Chaussée, mais Chateaubriand et les grands écrivains du XIXe siècle, qui délivrent à l’exotisme ses lettres de citoyenneté.

EN fin de compte, l’exotisme s’est tellement incorporé à nos mœurs, à nos us, à nos coutumes, à notre vie de tous les jours, à nos façons de penser et de sentir — qu’il a d’ailleurs transformées — qu’il a pris à présent l’aspect d’une sorte de régionalisme dont l’avion contribue peu à peu à supprimer les frontières. C’est lorsqu’on les aura fait paraître, qu’il sera possible à l’homme de la rue de goûter pleinement ces ouvrages d’imagination ayant la France d’outre-mer pour théâtre, où des gens de couleur, élevés à la française, modelés et instruits à la française, traduisent en français excellent, à l’usage de leurs concitoyens de la métropole, pensées ou sentiments des états d’âme strictement indigènes.

En attendant, le nombre des ouvrages conçus et publiés par des Français de couleur s’amplifie d’année en année. L’Afrique noire tient la tête de ce mouvement, tout à l’honneur de notre pays. Nous lui devons Force-Bonté, de Bacary Diallo ; l’Esclave, de Félix Couchoro ; l’Éléphant qui marche sur les œufs, du fabuliste Badibanga ; Karim, d’Ousmane Socé ; Doguicimi (1), de Paul Hazoumé ; Chants d’ombre (2), de Léopold Sédar Senghor, député à la Constituante, et les Contes d’Ahmadou Koumba, de Bisse Diop, qui sont actuellement sous presse.

De tous ces ouvrages, Doguicimi et Chants d’ombre sont les seuls qui méritent la grande notoriété qu’on accorde depuis longtemps déjà aux romans de Claude Mc Kay ou de Walter F. White, et aux poèmes de Countee Cullen ou de Langston Hughes. L’admirable roman de Paul Hazoumé a malheureusement le tort d’être nanti d’une qualité qui le dessert aux yeux de tout Français habitué à demander à l’étranger ce qu’il lui serait si facile de trouver chez lui.

Paul Hazoumé nous peint, en effet, les noirs du Dahomey tels qu’ils furent dans un passé proche encore. Il plonge, dans son roman, plus secret de la vérité de son peuple et de sa race, afin de les mieux expliquer aux Européens. Croyances, traditions, rites, superstitions, fables, légendes, proverbes, pratiques de sorcellerie, poisons d’épreuve, danses guerrières, danses funèbres, toutes les particularités de son pays natal sont par lui mises à nu, avec une bonne foi évidente. Il est même si plein de ce pays qu’il porte en lui et dont il est l’émanation, que son roman en devient parfois indigeste.

Mais la même critique peut être adressée à Jacquou le Croquant, au Moulin sur la Frau et à l’Ennemi de la Mort, ces trois romans régionalistes, les plus beaux qu’ait écrits Eugène Le Roy, chantre des choses et des gens du Périgord, étant tous trois lourds, comme Doguicimi, de ces richesses singulières qui donnent tant de prix aux œuvres débordant de sève, d’humanité et d’observation.

SI Paul Hazoumé est un romancier, Léopold Sédar Senghor, noir de pur sang du Sénégal, et professeur agrégé de grammaire au lycée Marcellin-Berthelot, à Paris, est, en ce qui le concerne, tout ensemble un penseur et un poète. Le grand brassage d’idéologies provoqué par la guerre, l’a tout naturellement contrant à se pencher sur les problèmes posés par le racisme. Deux essais sort déjà nés de l’analyse d’une notion à laquelle les toxines de l’hitlérisme ont communiqué une virulence que cette notion n’avait auparavant jamais eue. Le premier a pour titre : Ce que l’homme noir apporte ; le second, qui a vu le jour l’an dernier : Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés.

Le problème colonial n’existe pas dans l’esprit de Léopold Sédar Senghor. Il ne veut voir en lui qu’un problème provincial, un problème humain. La seule chose que le colonisé soit en doit d’exiger de son colonisateur, c’est qu’il fasse effort pour « concilier ses intérêts et ceux des autochtones ». Toute colonisation se fondant sur la primauté de l’humain doit marier la raison au sentiment, union qui n’est réalisable que si l’en use de cet « accord conciliant » tant prôné par Robert Delavignette, haut commissaire de la République au Cameroun, et que Léopold Sédar Senghor a eu le rare bonheur de réaliser dans Chants d’ombre.

Ce recueil de poèmes où, sur un fond d’ombres douces jouent de douces lumières discrètement surréalistes, respire un état d’esprit fait de bonne volonté et de compréhension, qui ne demande, en échange, que compréhension et bonne volonté égales. La magie des pénétrantes délices de Chants d’ombre émane de ce qu’il n’est pas un seul d’entre eux qui n’abonde en images neuves et belles, pleines d’illuminations et de ténèbres, de résonances et de mystères, de tendresse et de nostalgie. On y entend danser et chanter l’Afrique noire. On y entend vivre l’Europe en proie à la guerre, et le France, mal revenue de son effondrement. On y entend aussi l’aveu d’un amour d’une qualité dont la retenue et la pudeur ont un charme inexprimable. Et tous ces chants, en particulier le poème intitulé Que m’accompagnent kôra et halafong, qui est un incontestable et incomparable chef-d’oeuvre, sont animés de ce souffle cosmique et de cet humanisme, de ce rayonnement bénéfique et de cette passion de la vie qui longtemps encore feront défaut aux poèmes les plus achevés de Langston Hughes et de Countee Cullen.

EN résumé, la littérature régionaliste d’expression coloniale possède, à l’heure actuelle, en la personne de Paul Hazoumé et de Léopold Sédar Senghor, deux écrivains de couleur, c’est-à-dire deux ambassadeurs culturels dont la France et l’Afrique noire auraient tort de ne pas tirer profit.

On peut reprocher au premier, non l’extraordinaire richesse de son Doguicimi, roman où maints épisodes égalent, quand ils ne la dépassent pas, la grandeur de l’antique, ni les nombreuses beautés parant l’étrangeté des mœurs qu’il y relate, mais d’être dénué de tout vrai sentiment de poésie.

Peintre appliqué et consciencieux, il se contente de rendre ce qu’il voit et ce qu’il sait avec une intelligence aussi lucide que fidèle. Ses peintures sont malheureusement trop souvent dépourvues de cet on ne sait quoi qui part du cœur et parle au cœur.

Quant à Léopold Sédar Senghor, on peut lui faire confiance les yeux fermés : Chants d’ombre, son coup d’essai, est un coup de maître.


(1) Larose.

(2) Aux Editions du Seuil.

Une réponse sur « René Maran : L’Afrique noire dans les lettres françaises »

Vos annexes sont une mine!. J’ai fort apprécié l’interview de Richard Wright. J’avais 12 ans quand je lus Black boy,juste avant que le centre culturel américain ne soit plastiqué, en 62.

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