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Maurice Nadeau : Du Marxisme au Moralisme

Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 12 janvier 1950, p. 4

LE futur historien des idées sera sans doute sensible au désarroi de l’intelligentsia révolutionnaire après cette guerre. Le fait que des écrivains et artistes — ralliés plutôt que partisans — quittent aujourd’hui le parti communiste n’en est que l’aspect le plus spectaculaire et le moins important ; plus significatifs sont, par exemple, le duel Rousset-Sartre à propos de l’attitude qu’a prise le premier sur la question des camps de concentration soviétiques, les « révisions » qu’opèrent du marxisme Burnham, Koestler ou Michel Collinet, les congés sourds ou publics que prennent enfin maints anciens révolutionnaires.

La plupart voient dans l’évolution singulière de la Russie soviétique une raison suffisante à leur rupture ou à leur « attentisme » ; pour quelques-uns, d’autres motifs viennent s’ajouter à celui-là : le fait que cette guerre, loin de se solder par une révolution socialiste, ait rendu les chances de celle-ci plus improbables, le renforcement à l’échelle mondiale de la contrainte étatique et la floraison inattendue de nationalismes virulents, la préparation ouverte d’une troisième guerre dont on sait qu’elle risque d’être notre tombeau à tous, la faillite, enfin, des partis marxistes, plus soucieux de se poser en administrateurs de la société existante qu’en constructeurs d’une société nouvelle. D’un tel état de choses on accuse au petit bonheur l’U.R.S.S., le prolétariat incapable de remplir sa mission, Marx, la raison, la science, les encyclopédistes français du XVIIIe siècle, la notion de progrès ou l’immoralité des dirigeants révolutionnaires. C’est un joli tohu-bohu.

L’ORIGINALITE de l’Américain Dwight Macdonald (I), ancien dirigeant trotskyste et actuel rédacteur en chef de « Politics », réside en ce qu’il s’autorise de Marx et de Trotsky eux-mêmes pour se séparer d’eux, et qu’il ne veut point pour autant abandonner le combat révolutionnaire dont les fins lui paraissent toujours justifiées. D’autre part, il nous livre moins une réfutation complète et détaillée du marxisme qu’un exposé des raisons qui le lui font abandonner. Comme elles peuvent être celles de maint intellectuel révolutionnaire d’ici, il n’est pas inutile de les résumer.

Il part d’un article écrit par Trotsky en novembre 1939.

« Si cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, écrivait Trotsky, une révolution prolétarienne, elle doit conduire inévitablement au renversement de la bureaucratie en U.R.S.S, et à la régénération de la démocratie soviétique sur une base économique et culturelle infiniment plus élevée qu’en 1918… Au cas où elle n’amènera pas la révolution, mais le déclin du prolétariat, reste alors la seconde branche de l’alternative : la décadence toujours plus accentuée du capitalisme monopoleur, sa fusion toujours plus intime avec l’Etat, et le remplacement de la démocratie là où elle existe encore par un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société conduirait en fait au développement d’une nouvelle classe exploiteuse… Il ne resterait rien d’autre à faire que de reconnaître que le programme socialiste basé sur les contradictions internes de la société capitaliste s’est terminé en utopie… ».

Selon Macdonald, nous sommes pris actuellement danse la seconde branche de l’alternative à prévue par Trotsky : il n’y a pas eu de révolution, la « nouvelle classe exploiteuse » règne en U.R.S.S. et tend à s’installer aux lieu et place du prolétariat dans tous les pays capitalistes (c’est également la thèse de Burnham), le programme socialiste est devenu si bien une « utopie  » que syndicats et partis de la classe ouvrière n’en parlent plus que pour mémoire. Le commentateur ajoute même que le moteur de l’évolution actuelle des sociétés n’est plus la lutte des classes (solidaires dans chaque pays de « l’intérêt national »), mais la guerre et la préparation des guerres, qui permettent de juguler les crises économiques, de résorber le chômage, de planifier la production.

POUR justifier ce point de vue les arguments avancés sont de valeur très inégale. Ils procèdent d’une vue exagérément pessimiste de l’état actuel du monde, d’une analyse souvent cavalière du rapport des forces sociales. Comment l’auteur peut-il écrire, par exemple, pour mieux accabler le prolétariat défaillant, que dans les pays capitalistes, et donc aux Etats-Unis, « l’expropriation de la bourgeoisie a déjà au lieu » ? Par qui et comment ? Tout nous montre, au contraire, cinq ans après la fin de la guerre, que la bourgeoisie qui avait en effet délégué une grande partie de ses pouvoirs à l’Etat est en train de les lui reprendre, que ce soit pour la fabrication de l’énergie atomique aux Etats-Unis (2) ou pour la simple fixation du taux des salaires en France. S’il est probable qu’elle ne retrouve jamais plus son ancienne liberté d’allures, elle est loin de se comporter en classe « expropriée ». Mais, peu importe, l’intéressant est de voir où le point de vue de Macdonald le conduit.

A une révision du marxisme qui garderait de celui-ci les postulats moraux à défaut de tous les autres. L’ouvrage porte en exergue une phrase du jeune Marx :

« Etre radical, c’est appréhender la matière par sa racine. Et en ce qui concerne l’humanité, la racine est l’homme lui-même ».

Il comprend également de nombreuses citations de Marx selon lesquelles, et ce n’est guère contestable, tant par sa fameuse théorie de « l’aliénation » que par ses vues philosophiques, le fondateur du « socialisme scientifique » aurait toujours envisagé l’homme comme une fin et la société comme un moyen. Dans « Le Capital » même, ne définit-il pas, une fois entre autres, la société communiste comme « une société dans laquelle le plein et libre développement de chaque individu devient le principe directeur » ?

MAIS, pour l’auteur, ces « objectifs moraux » du marxisme sont précisément aujourd’hui « réduits en cendres » alors que les « concepts », valables pour l’époque où Marx les formulait, ont connu une extraordinaire fortune. Les marxistes se reconnaissent à ce qu’ils croient à l’Histoire, à l’évolution des sociétés vers un mieux, au progrès, à la science (dont ils regrettent seulement les mauvais usages), au bien futur excusant le mal présent, à la collectivité (classe, parti, nation), aux faits, traduction lisible de « ce qui est ». L’état présent du monde autorise Dwight Macdonald à tenir ces dispositions d’esprit pour anachroniques : elles sont la marque sur le génie de Marx des idées du XIXe siècle évolutionniste et scientiste ; à vouloir faire fructifier l’héritage, les marxistes se séparent toujours davantage des intérêts réels et brûlants de l’homme d’aujourd’hui.

En fait, il apparaît que « l’homme d’aujourd’hui » c’est essentiellement Dwight Macdonald, intellectuel révolutionnaire américain, isolé dans son énorme pays voué au culte de la technique, déçu dans ses aspirations, las de parler et d’agir dans le vide, désespéré de voir les événements suivre une route qu’il n’avait pas prévue. Comme sa bonne foi l’empêche de déserter la lutte, il se rabat sur les « valeurs absolues » qui sont à la base du marxisme et qui ne lui paraissent pas susceptibles de varier pour une conscience individuelle donnée : la vérité, la justice, le respect de la dignité humaine, le besoin de liberté. Il se définit lui-même comme un pacifiste absolu, anarchiste, négativiste, irréaliste, « obstiné à suivre ce qui devrait être, plutôt que ce qui est« . Sur ces hases, est-il possible de fonder une action quelconque ?

MACDONALD le croit. C’est d’abord, et surtout, une action individuelle : « prendre l’habitude d’agir exactement en vertu de ce qu’on croit le meilleur pour soi », s’opposer à toutes les contraintes (d’un parti ou de l’Etat), par « le sabotage, l’ironie, l’évasion, la discussion ou le simple refus de se soumettre à l’autorité », préférer le présent à l’avenir et se placer en toutes circonstances d’un point de vue humain à l’exclusion de tous les autres (de classe, de parti ou de nation), propager ces principes jusqu’à les faire adopter par de petits groupes dissémines, des « communautés psychologiques » qui agiront en toute occasion en faveur de leurs croyances, « quelque faible que soit le retentissement de leur action ». Macdonald rejoint ici Koestler et sa « confrérie des pessimistes ».

Nous appartient-il de demander s’il a bien ou mal fait de troquer cet instrument de compréhension et de lutte qu’est le marxisme (instrument sans doute vieilli et propre, vraiment, à trop d’usages) contre les commandements d’une conscience attachée aux seules valeurs morales ? Assurément non. En dehors de toutes les déterminations qui poussent un intellectuel à devenir révolutionnaire, joue sa faculté de libre choix ; à partir du moment où sa conscience se sent mal à l’aise, il est vain de lui démontrer qu’elle a tort. Et il ne s’agit pas de dire non plus que Dwight Macdonald a choisi la route la plus facile à gravir. Pour lui et sans doute pour beaucoup d’autres elle est la meilleure, parce que la seule. Reste à savoir si elle ne se perdra pas dans les taillis du « salut personnel », alors que pour la majorité des hommes d’aujourd’hui se pose de façon plus urgente que jamais la nécessité de se « sauver ensemble ». N’est-ce pas là encore une question morale ?


(1) Dwight Macdonald : Partir de l’Homme…, examen critique des fondements de l’action socialiste. Traduit de l’anglais par J. Moreau, préface de G. Goriély. (Spartacus).

(2) Voir « La Revue Internationale », n° 21 : « Les Problèmes économiques de la production d’énergie atomique ».

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