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Hugues Panassié : Richard Wright, écrivain de race noire

Article d’Hugues Panassié paru dans Les Cahiers du Sud, n° 288, 1er semestre 1948, p. 352-354

Aucun écrivain noir américain ne me paraît aussi doué, aussi profond que Richard Wright, dont la venue en France, l’année dernière, a été accueillie par une presse aussi bienveillante qu’incompétente, à en juger par les gloses fantaisistes publiées à droite et à gauche sur ses romans.

Nous autres, Français, ignorons à peu près tout de la race noire des États-Unis. Quelques articles, notamment ceux d’une exactitude remarquable de J. -P. Sartre, publiés l’année dernière dans Figaro, l’excellent ouvrage de Magdeleine Paz, Frère Noir, ont mis un peu le public français au courant des tragiques conditions d’existence des Noirs aux États-Unis. Mais nous ne savons rien de leur psychologie, de leur vie intérieure ou plutôt, avec notre incroyable complexe de supériorité, nous imaginons, nous autres blancs, qu’ils n’ont pas — ou peu — de vie intérieure.

Or, les livres de Richard Wright donnent la révélation psychologique des Noirs d’Amérique. Fort judicieusement, Richard Wright a choisi le terrain sur lequel les réactions intérieures des Noirs jouent avec le plus d’intensité : leurs rapports avec les Blancs.

Bien des Français savent de quelle indigne façon sont traités les Noirs aux États-Unis en raison du « préjugé de couleur ». Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est la façon dont les Noirs réagissent au plus profond de leur être devant ces traitements. Or, ces réactions sont révélatrices de la nature profonde des Noirs américains.

Ce sont ces réactions que Wright nous a fait vivre dans Black Boy et Native Son. Vivre est le mot, car Wright est un vrai romancier. Il n’explique pas. Il raconte. Et de ce qu’il raconte, se dégage avec une force hallucinante, la psychologie d’une race débordante de vitalité.

Ce ne sont pas des livres de « propagande ». Wright ne nous dépeint pas le « bon noir » en face du « méchant blanc ». Il nous dépeint le noir tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, et je ne serais pas étonné d’apprendre que des gens de sa race l’aient accusé d’avoir desservi la cause commune en montrant parfois les Noirs sous un angle trop désavantageux.

Wright nous fait connaître les deux principaux types de Noirs : d’une part, les résignés, ceux qui, tout en souffrant des affronts, des mauvais traitements quotidiennement infligés par les Blancs, en ont pris leur parti, ont courbé l’échine et s’efforcent, par une attitude humble et respectueuse, d’éviter le pire — d’autre part, ceux qui n’acceptent pas leur sort, ceux qui veulent être traités comme des hommes.

Le sort de ces derniers est plus tragique. Sous peine d’être privés de leur travail, voire même d’être emprisonnés ou tués, ils doivent, le plus souvent, subir en silence les avanies des Blancs. Si quelques-uns affrontent ouvertement le Blanc, Richard nous dit, dans sa préface à Native Son, le sort qui les attend à bref délai : la prison, l’asile ou la mort. D’autres, pour sortir de la misère et par suite de l’asservissement, sont amenés à voler. Certains sont même amenés à tuer…

C’est le cas du héros de Native Son, Bigger Thomas. On a comparé ce livre à Crime et Châtiment. Rapprochement très superficiel. Bigger Thomas n’a pas prémédité son crime. Les circonstances extraordinaires auxquelles il se trouve mêlé l’amènent à le commettre inconsciemment, comme un geste de défense. C’est, sous le terrible stimulant que constitue la peur du Blanc, l’instinct de conservation qui parle. Mais un autre sentiment s’y mêle, sentiment dont Bigger n’a pas une conscience nette au moment où il tue la jeune Mary, sentiment si subtil, exprimé avec tant de nuances dans la suite de l’ouvrage que je crains d’en donner une idée inexacte en le situant par quelques mots. Il s’agit du Noir qui, refusant de vivre dans ce sentiment de frayeur où veulent le maintenir les Blancs, cherche à s’en évader — « cherche » n’est pas le mot exact : disons plutôt qu’il est violemment poussé à se délivrer de ce sentiment. Or, cet état de peur dans lequel est Bigger au moment où il va tuer Mary sous l’empire duquel il la tue, voici que cet état cesse, par moments du moins, après le crime et c’est ainsi que Bigger comprend peu ce qui s’est passé en lui. Mais il est désormais un hors-la-loi et son second crime sera commis pour de tout autres raisons que le premier : traqué, il tuera, de peur qu’elle ne parle, son amie Bessie, le seul être qui connaisse son crime.

Entrant au hasard dans une maison du quartier noir de Chicago, complètement encerclé par la police à sa recherche, Bigger surprend la conversation de deux Noirs à son sujet. L’un dit qu’il livrerait Bigger aux Blancs parce que ce sont des gens comme Bigger qui font aux Noirs une aussi mauvaise réputation auprès des Blancs. L’autre s’indigne, doute de la culpabilité de Bigger et dit que les Blancs, de toute façon, voient dans chaque Noir un assassin en puissance. Mais il ne s’agit pas ici de discoureurs exposant chacun leur thèse. C’est un dialogue rapide aux répliques brèves, sonnant si vrai qu’on a l’impression d’assister à cette conversation qui est la vie même. Il est extrêmement rare de lire dans les romans des dialogues d’une résonance aussi authentique.

La police arrive enfin à l’immeuble où se trouve Bigger. C’est une rigoureuse nuit d’hiver. Bigger, qui ne veut pas se rendre, monte sur les toits. Il y est découvert. La description de ses sensations, de ses efforts, à demi paralysé par le froid, pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis, est d’une minutie grandiose.

Une fois arrêté, Bigger se trouve face à face avec l’inéluctable destin. Bigger ? C’est toujours Bigger, mais c’est aussi bien l’homme tout court. Et notre race orgueilleuse apprendra ici avec stupeur qu’un Noir passe dans ce cas par les mêmes sentiments que les Blancs — même les plus subtils. Il est même, aujourd’hui, bien peu de Blancs restés assez vivants pour affronter le combat intérieur auquel se livre Bigger dans sa prison, et dont il sort victorieux.

Native Son est un roman. Black Boy se présente comme un livre auto-biographique. Comme je demandais à Richard Wright si c’étaient bien sa propre enfance, son adolescence qui étaient retracées dans cet ouvrage, il me répondit :

« Oui, c’est bien ce que j’ai vécu, mais je n’ai pas relaté le plus terrible : personne ne l’aurait cru. »

Un homme digne de ce nom sent les cheveux se dresser sur sa tête à la lecture de bien des pages de ce livre, lorsqu’il apprend, non plus par un froid compte-rendu étayé de statistiques, mais par le récit vivant de minuscules événements quotidiens, comment sont traités les Noirs dans tout le Sud des États-Unis. En voici un entre mille : le petit Richard était garçon de courses et un jour, son vélo venant à crever, il rentrait à la ville tenant sa machine à la main. Une auto, pleine de jeunes gens blancs s’arrêta devant lui et lui proposa de monter, lui et son vélo. Une fois installé sur la voiture, Richard remarqua que les jeunes gens se passaient une bouteille d’alcool dont chacun tirait de larges rasades. « En veux-tu ? », lui demanda-t-on. « Non ! » répondit Richard. A peine avait-il refusé qu’un coup de bouteille le frappait à la tête et qu’il était projeté dehors, lui et son vélo. Le véhicule s’arrêta et les jeunes gens descendirent :

« Nègre, lui dit celui qui l’avait frappé, tu ne sais donc pas qu’il faut ajouter « Monsieur » lorsque tu parles à un Blanc ? ».

Et après l’avoir traité de fils de pute (son of a bitch) le groupe l’abandonna en lui disant :

« Nègre, tu as de la chance d’être tombé sur nous. Tu es un heureux bâtard, car si tu avais répondu ainsi à d’autres que nous, tu serais un nègre mort à présent ».

Il est préférable, pour mieux comprendre les nuances si subtiles de Native Son, de lire d’abord Black boy, où l’on apprend à connaître la vie du Noir américain.

Richard Wright se révèle à travers ses livres un homme admirablement équilibré, qui s’est refusé à accepter l’état d’infériorité humiliante dans laquelle les Américains veulent maintenir les Noirs. Mais ce refus n’est teinté d’aucune vanité, comme chez quelques Noirs cultivés qui cherchent à masquer un reste de complexe d’infériorité sous une morgue de mauvais aloi. Richard Wright a été fidèle interprète de son peuple. Un de ses livres est intitulé « Douze millions de voix noires ». Et c’est vraiment la voix des douze millions de voix noires des États-Unis qui retentit jusqu’à nous à travers les livres de Richard Wright.

HUGUES PANASSIÉ.

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