Article paru dans Le Libertaire, 22 mai 1931
LORSQUE l’on veut dévoiler tous les crimes qui se commettent dans les contrées que les géographes officiels dénomment les « possessions », on ne trouve pas l’écho que, pourtant, tant d’atrocités devraient provoquer dans la classe ouvrière. Et pourtant, on peut dire que tout ce que l’on révèle n’est qu’une très infime partie de la vérité. Il se passe tellement de choses, un nombre tellement grand de véritables assassinats, de spoliations, de manœuvres esclavagistes se commet chaque jour dans les colonies, qu’une édition quotidienne de notre organe sur un plus grand nombre de pages n’y pourrait suffire.
Seulement, si la classe ouvrière « blanche » ne se révolte pas, si elle ne fait même montre d’aucune émotion en lisant le peu qu’on lui met sous les yeux, cela tient à plusieurs causes.
Tout d’abord, il y a ceux qui ont « fait la preuve ». Ceux-là croient qu’ils ont atteint le maximum de l’horreur, et la passivité dont ils firent preuve durant les quatre années où la bête sauvage peut être considéré comme un ange de bonté à côté de ses pères humains, cette passivité semble avoir enlevé au cœur de ceux qui occupèrent les tranchées toute sensibilité. Quand on leur explique un crime gouvernemental, il semble toujours que l’on s’expose de leur part à cette réponse : « Ah ! nous en avons bien vu d’autres !… »
Comme si le fait d’avoir été victime (et l’on pourrait dire : un peu volontairement victime) d’un monstrueux attentat contre la vie humaine : comme si le fait d’avoir subi pendant quatre ans (et il y avait bien quand même un peu de la faute de ceux qui les subissaient) les affres de la mort, la boue, la vermine, l’horreur du massacre : — comme si le fait d’avoir supporté les dommages d’un crime pouvait faire que l’on doive désormais tolérer tous les autres crimes !
C’est un peu comme si, voyant assassiner quelqu’un devant soi, on n’essayait pas de protéger sa vie sous le prétexte que, soi-même, on aurait été victime d’une tentative analogue quelques années auparavant.
Le crime passé n’excuse pas le crime présent — et tous ceux qui ne prennent pas une position de formelle révolte contre les criminels sont, de fait, les complices des assassins. Et cela est d’autant plus flagrant que ceux qui se font les tortionnaires des coloniaux aujourd’hui, sont les mêmes malfaisants auteurs et profiteurs de la boucherie de 1914-18.
C’est pour les mêmes causes que l’on alla occuper les territoires africains et asiatiques et que l’on déclencha le grand carnage. C’est pour le profit des mêmes forbans que l’on fait assassiner les hommes de couleur comme l’on fit assassiner les hommes blancs. Le capitalisme, (c’est-à-dire les grandes entreprises financières et industrielles) est toujours l’unique responsable du sang humain versé depuis de longues années.
Une deuxième raison qui fait que l’on rencontre une indifférence quasi complète devant les révélations des monstruosités coloniales c’est que cela se passe au loin.
L’émotion s’emparerait peut-être de la masse si tout ce qui se commet à plusieurs jours de la métropole se produisait dans une contrée voisine.
Et encore, quand nous disons que ces mêmes faits se produisant dans une contrée voisine provoqueraient peut-être une grande émotion, cela reste à prouver. Car depuis la guerre nous assistons à un regain de chauvinisme exacerbé. Jamais encore comme aujourd’hui nous ne vîmes pareil débordement d’imbécillité patriotarde chez les ouvriers. C’est à croire que la guerre n’a pas laissé de souvenirs en leurs cerveaux.
Seulement, les ouvriers français qui, par leur inertie, se sont laissé ravir à peu près tout ce que tant de luttes ouvrières avait apporté au prolétariat, ces ouvriers semblent vouloir rendre les parias des colonies et des autres pays responsables de leur propre veulerie. Et c’est une des causes pour lesquelles les appels au secours des assassinés des colonies ne trouvent pas l’écho désiré chez leurs frères de misère français.
Cependant, ceux des indigènes qui sont venus travailler en France sont soumis à une véritable inquisition policière. S’ils participent aux grèves, s’ils veulent militer activement dans les syndicats ou dans une organisation révolutionnaire, ils se voient appréhendés et reconduits sous bonne escorte dans leur pays d’origine, où ils ne tardent pas à être compromis dans un quelconque complot inventé tout exprès par les autorités pour se débarrasser d’eux.
Et les prolétaires français, au lieu de les soutenir, non seulement les laissent succomber sous les coups, mais encore, semblent avoir un véritable mépris pour ces victimes.
Il est vrai que l’enseignement officiel et la presse (qui continue chez les grands le bourrage de crânes du maitre d’école chez les petits) ont déversé tellement de mensonges au sujet de la colonisation ! Les historiens bourgeois et leurs compères, les pisse-copie ont tellement raconté que si les blancs allaient dans les lointaines contrées c’était pour y apporter les bienfaits de la civilisation, les merveilles du progrès et pour donner du mieux-être aux peuplades barbares, que cela reste encore gravé dans les cervelles ouvrières — même chez les ouvriers dits « avancés ».
Or, on sait que la « civilisation » des peuplades dites barbares ne fut qu’un prétexte à l’impérialisme.
Le colonialisme existait bien avant que l’on eût songé à lui donner comme but la civilisation. Déjà du temps des Romains il servait à doter les chefs militaires. Plus tard, il servit d’expansion à la religion.
Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il prit son caractère actuel. La révolution en train de s’accomplir dans l’industrie par l’introduction du machinisme fit que les capitalistes eurent besoin de colonies nouvelles pour faire monter les actions des usines, des mines, des Compagnies de navigation. En 1830, sous un prétexte puéril, les Français se lancèrent à la conquête de l’Algérie ; l’Angleterre, ensuite, accapara les mines du Transvaal, puis partit à la conquête du marché chinois.
En France, ce fut Jules Ferry qui lança la mode des expéditions coloniales. Encouragé par les généraux, les amiraux et les officiers épris d’avancement, par les grosses maisons de commerce avides de se créer des débouchés pour leurs produits, d’écouler du matériel de guerre ou de transporter des troupes et des munitions dans des conditions lucratives, favorisé par l’enseignement trompeur donné à l’école, le gouvernement se lança dans le colonialisme à outrance. Que de sang versé, que de tortures infligées, que de pays ravagés, que d’argent dépensé dans ces expéditions lointaines où la troupe se conduisait ignoblement, encouragée dans la bestialité et dans la cruauté par les chefs.
L’Eldorado africain et asiatique fit fureur, comme jadis celui d’Amérique enthousiasma l’Espagne.
Sur les routes de la haute mer, dans les profondeurs du globe, de promptes conquêtes permirent d’estimer les meilleurs lots. Ceux-là, les lions et les aigles de la famille des nations se les adjugèrent suivant le code souverain de la jungle : ego nominor leo.
Sous les yeux avides des gouvernements, s’entassèrent tous les trésors convoités, exposés avec le prix courant et le tarif d’achat au tableau de la curée : l’or, le blé, le riz, la houille, le fer, le caoutchouc, les potasses et le pétrole, le coton, les diamants et les pêcheries, sans parler des métaux, des marchandises de luxe qui se rangeaient autrefois dans le compartiment des épices.
On devine pourquoi le capitalisme industriel et commercial des grands syndicats fut prêt à jouer le tout pour le tout. S’il n’était arrivé bon premier, il ne songeait qu’à enlever sa place aux voisins.
Par cette voie sanglante se sont enflammés les deux hémisphères. A côté d’une foule de petites campagnes contre les indigènes, émergèrent des guerres assez importantes pour retentir sur le destin des groupes européens et agir sur leurs rapports.
De ce nombre furent les expéditions anglaises, au sud et au nord de l’Afrique pour anéantir le Transvaal et supprimer les Mahdistes. Du même type colonial se révéla la guerre des Italiens en Abyssinie, la guerre des États-Unis pour arracher Cuba et Porto-Rico à l’Espagne, la guerre de Russie en Mandchourie qui embrasa l’impérialisme japonais, les conquêtes de Madagascar, de l’Indochine, du Maroc, etc.
La colonisation fut une des plus grandes causes de la guette de 1914-18. En effet, les grandes associations financières avaient trop de profit dans toutes ces entreprises de brigandage pour que le capitalisme allemand n’entrât pas en jeu, et, au début du XXe siècle, il voulut participer au festin.
On peut s’ingénier à masquer les origines du conflit mondial, rien ne peut tenir devant les faits. L’Angleterre était, à ce moment, déjà contre-balancée au point de vue commercial par les produits allemands. Devant la volonté allemande de constituer à son tour un domaine colonial, les financiers anglais tout-puissants mirent tout en œuvre pour parer à ce danger. Il fallait que l’Angleterre restât la maîtresse des mers pour le plus grand bien des financiers britanniques. Le gouvernement anglais, plus que tout autre, peut-être (à part les États-Unis), émanation directe de la finance, s’affola à la pensée que l’Allemagne pourrait un jour narguer son impérialisme. Il fallait par tous les moyens empêcher cela.
L’amiral Fisher qui fut premier lord de l’Amirauté anglaise et favori d’Edouard VII a publié des Mémoires, en 1919, dans lesquels il explique qu’en mai 1907, il avait émis le projet d’aller couler — sans déclaration de guerre — la flotte allemande, dans ses ports.
Comme le roi n’osa pas approuver un tel plan, les impérialistes anglais s’associèrent aux financiers russes et français… et ce fut surtout cela qui amena une guerre en août 1914.
Voici un des crimes de la colonisation que l’on n’a pas l’habitude de voir rappeler. Et pourtant il est de taille.
Aujourd’hui. nous assistons à une course folle aux armements navals. La conférence navale n’a pu aboutir à un accord, parce que cela était impossible.
D’une part l’Amérique et l’Angleterre se disputent la suprématie des océans, d’autre part la France et l’Italie se chamaillent à propos de la maîtrise de la Méditerranée.
Si nous n’y prenons garde, une guerre pourrait éclater — qui serait autrement terrible que la dernière — à propos de colonies.
Et puis, il y a un autre motif qui nous fait nous dresser contre la colonisation :
Des agglomérations humaines vivaient comme bon leur semblait. Les blancs sont allés chez elles apporter l’alcoolisme, l’esclavage éhonté. Ces peuplades ont, pourtant, le droit le plus strict et le plus absolu à vivre comme à leur guise.
De chaque pays « conquis », s’envolent des plaintes, des cris de douleurs, des clameurs de révolte. On torture, on emprisonne, on assassine chaque jour aux colonies.
Ceux qui sont emprisonnés. torturés, spoliés, rendus esclaves ou assassinés sont, comme nous, des victimes ce la rationalisation capitaliste. Ils sont victimes des mêmes maîtres que nous. Seulement, en plus, ils sont les victimes de notre lâcheté.
Il serait temps, pour l’honneur du prolétariat, que les ouvriers, unis dans la même indignation, fassent retentir leur véhémente protestation contre ce crime permanent que constitue la colonisation.
Car, en gardant plus longtemps le silence, nous nous faisons les complices des assassins. Mais, encore, nous aidons au renforcement du pouvoir maléfique de nos exploiteurs en leur permettant d’intensifier leur puissance et, ce faisant, nous rivons un maillon de notre propre chaîne.
LE LIBERTAIRE.