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Idir : Les victimes et le bourreau

Éditorial de Hamid Cheriet alias Idir paru dans Politis, 22 au 28 juin 1995, p. 12


Être Algérien, ici en France, c’est déjà un métier assez dur en soi. L’être là-bas, c’est aussi difficile, autrement. Il y a une mémoire qui fonctionne, une identité prégnante. Les artistes doivent exister pour prévenir, aller à contre-courant, être au besoin anticonformistes. L’artiste, c’est l’œil qui voit, qui avertit, le doigt qui peut accuser. En Algérie, il se passe quelque chose hors du commun : l’absolutisme s’installe, l’obscurantisme s’enracine et gagne le cerveau des gens. Et, fait majeur, les gens meurent ! Quand il y a des gens qui tombent pour leurs idées ou leur appartenance à un mouvement quelconque, on ne peut pas faire comme si de rien n’était. La place de l’artiste, aujourd’hui, c’est d’être du côté des victimes, du côté de la paix.

En 1962, quand il s’est agi de donner une personnalité à l’Algérie, on a cru bon de la rattacher à une espèce de monde mythique qui veut tout et rien dire : le monde arabe. Au nom de quoi ? D’ores et déjà, on commet l’erreur de poser le problème en terme de peuple alors que le peuple arabe n’existe pas, pas plus que le peuple berbère ou le peuple français. Les problèmes se posent, pour moi, en termes de citoyenneté ou de nation. Il y a une nation algérienne avec des citoyens qui parlent en arabe ou en berbère ou en français. Un lien entre eux : l’algérianité, la nation algérienne. C’est par elle que, par exemple, Mgr Duval et moi avons le même passeport. Dire qu’il y a un peuple arabe, c’est postuler une appartenance à une espèce de clan ethnico-sociologico-politique qui, au fond, ne veut rien dire, la guerre du Golfe ayant prouvé que des Arabes pouvaient se taper dessus. Cela procède en fait d’un jeu d’intérêts économiques plus ou moins téléguidés par l’Occident. Si, en Algérie, le combat politique est relativement infructueux, c’est parce qu’on est parti sur de fausses valeurs, des repères faux. La démocratie n’existe pas en Algérie : elle existe si peu ailleurs. Pour moi, ce n’est qu’un idéal, un but à atteindre dans la perfectibilité. En Algérie, elle est tombée d’en haut, installée par une élite sur les décombres de trente ans de parti unique et d’institutions à son service. A quoi il faut ajouter les traditions, l’Islam, bref, tout pour qu’elle ne réussisse pas. Dans cette histoire dopée à la passion, force est de constater qu’il n’y a que la foi qui mobilise. La foi en les valeurs sacrées, la religion. Ou la foi en l’identité et les racines.

A l’Algérie, la vie, nous nous intéressons aux victimes sur le champ social. Nous essayons d’être des démocrates, et de l’être d’abord sur nous-mêmes. Puis-je dire que je suis démocrate ? Qui l’est ? L’Occident l’est-il vraiment avec la raison d’État, l’enjeu électoral, la justice à deux vitesses, l’intérêt économique ? Nous voulons nous rapprocher des victimes parce que, au-delà des analyses, les gens meurent. Je ne suis pas convaincu que la douleur de la mère d’un islamiste et celle de la mère d’un démocrate n’est pas la même. Je condamne les actes qu’ils commettent. On peut être « éradicateurs » à certaines heures et « réconciliateurs » à certaines autres, le tout c’est de savoir faire la part des choses. C’est pourquoi se rapprocher des victimes, pour nous, ce n’est peut-être pas la démarche la plus juste mais la moins injuste, pas la plus vraie mais la moins fausse.

Quand il y a victimes, il y a un bourreau. C’est l’intégrisme mais pas seulement lui. C’est le FLN, le manque de culture. Ce sont ceux qui, dès 1962, ont dévié la révolution de son sens. C’est celui qui a institué le Fis en tant que formation politique alors que les partis d’essence religieuse n’ont pas lieu d’être, la religion étant une question de conviction personnelle. Le bourreau, c’est le gros colonel moustachu qui cache ses yeux derrière des Ray-Ban parce qu’il sait qu’il n’a pas un regard franc et qu’il a tout bouffé, laissant pourrir la situation. Voilà les véritables bourreaux. Et les victimes, c’est, déjà dès l’indépendance, cette jeunesse spoliée de son âge, de son avenir, pour laquelle on n’a pas jugé utile de faire une politique. C’est la femme dépossédée de ses droits. Le bourreau, ce sont ceux qui ont permis le code de la famille. Il faut réaliser que la solution n’est ni dans la mouvance islamiste, candidate forcenée au pouvoir, ni dans le pouvoir actuel dont le seul programme est de se maintenir, ni encore dans la mouvance démocratique dont la sincérité n’efface pas les lacunes. La solution est dans la majorité silencieuse et c’est elle qu’il faut accompagner par des actes sociaux. Il faut que le médecin soigne, l’avocat plaide, le maçon construise. Il faut être proche des gens : c’est la seule manière de nous en sortir. Les artistes peuvent impulser, il ne faut pas pour autant tout attendre d’eux.

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