Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 52, juin 1963, p. 1-3
On constate avec inquiétude et malaise que les jeunes supportent de plus en plus mal toute forme concrète d’oppression : ils ne respectent ni leurs parents, ni leurs maîtres, ni les anciens « pleins d’expérience », ni les traditions. Les jeunes sont-ils en révolte contre cette société ? ou au contraire conformistes par rapport aux satisfactions qu’elle propose ? ou les deux en même temps ?
Tradition et changements
La force d’une classe dirigeante, c’est la résignation de ceux qu’elle opprime. Dans une société divisée en classe la plupart des institutions ont pour fonction d’obtenir des opprimés une attitude d’acceptation de l’état de choses.
L’éducation n’est pas une exception. Le rapport entre parents et enfants, entre maîtres et élèves, entre travailleurs et apprentis prend la forme d’un rapport de domination ; il n’a certes pas pour fin d’exploiter les jeunes et il peut être « justifié » par l’incompétence réelle des enfants. Mais qu’on le veuille ou non, l’état de subordination dans lequel il place l’enfant et l’adolescent revêt, dans une société où la plupart des adultes seront soumis à l’exploitation et à l’oppression, le sens d’un apprentissage de la soumission. – Éduquer vise à intégrer le jeune à la société, donc à préparer le futur travailleur à accepter son sort.
Mais si le père, le maître, le compagnon peuvent se voir reconnaître une autorité réelle par le jeune, c’est qu’ils représentent ou peuvent représenter, chacun dans sa sphère, un modèle. Le fils sera ce que le père est, la culture du maître est celle dont l’élève aura besoin plus tard, les techniques que l’apprenti hérite de l’ouvrier sont les mêmes qu’il utilisera. L’adulte représente clairement l’avenir de l’enfant.
Ainsi ce qui peut justifier l’éducation répressive aux yeux de ceux qui la subissent et de ceux qui l’administrent, c’est la stabilité des institutions, le fait que la société soit pétrifiée dans des rapports, dans des manières de travailler, de penser, de vivre, finalement dans des structures, qui ne changent pas, ou qui changent insensiblement. Mais les capitalistes ne peuvent pétrifier la société qu’ils dominent dans des institutions stables. Au contraire la concurrence entre patrons ou groupes d’intérêts, la
compétition entre États, aujourd’hui la rivalité avec la bureaucratie de l’Est les mettent en demeure de rechercher sans cesse de nouvelles occasions d’investissement, de nouveaux procédés de fabrication et de vente, les pousse à incorporer à la population salariée des couches comme la paysannerie, l’artisanat, le petit commerce qui étaient restées en marge du système. Le capitalisme accroît ainsi le poids social des salariés et du même coup la menace potentielle, et de temps en temps réelle, qu’ils font peser sur sa domination ; il lui faut donc trouver continuellement de nouveaux moyens de désarmer ses adversaires de classe, en même temps qu’il continue à grossir leurs rangs.
Le caractère mobile, instable de la société capitaliste est ce qui se découvre aujourd’hui en France, depuis la fin de la période de reconstruction de l’économie, soit environ 1954. Le bouleversement des conditions techniques, des conditions de l’habitat, de la consommation, du loisir, est devenu pour les jeunes générations l’élément dans lequel elles sont nées et ont été élevées ; l’absence de traditions est devenue normale.
La jeunesse privilégiée
On pourrait croire que cette crise est surtout sensible dans les classes privilégiées. Celles-ci ne peuvent en effet sauvegarder leur fonction et leurs avantages qu’en se portant par un effet continuel à la tête du mouvement de transformation qui touche les conduites économiques, politiques, sociales et idéologiques même de la bourgeoisie d’aujourd’hui. Il est devenu vital pour les bureaucrates de la production, de la distribution de l’information, de l’État, comme pour les puissances financières, de se débarrasser sans scrupule et à toute allure des habitudes politiques, universitaires, commerciales, mondaines même qui sont devenues inadéquates aux exigences actuelles du « commandement », s’ils ne veulent pas être éliminés à bref délai. La situation présente au sein de la classe dirigeante exige l’initiative, l’esprit de compétition, une personnalité agressive, non le respect de la tradition.
Les jeunes que leur origine sociale destine à occuper des fonctions dirigeantes sont élevés dans ce climat de lutte pour la vie, d’inquiétude ; ils éprouvent un intense besoin de sécurité, cherchent à entrer dans des « filières » où leur avenir est assuré, accusent leurs aînés d’incurie, souhaitent que des mécanismes stables de formation et d’incorporation à la vie sociale soient mis en place à leur intention (comme en témoignent les revendications des étudiants).
Au sein des classes favorisées, le rapport entre générations est donc en train de se remodeler sur la configuration nouvelle du capitalisme : le développement des attitudes d’agression et d’affirmation de soi, la valorisation de tout ce qui est nouveau, l’incapacité des parents à proposer aux enfants, en guise d’éducation, autre chose que le misérable « Fais ta vie », – tout cela dresse les jeunes contre les vieux ; mais cette « révolte » est en même temps une révolte pour plus de conformisme, pour plus de solidarité et de rationalité à l’intérieur de la classe dirigeante ; et dans la mesure où l’aîné est quelqu’un qui a « réussi », qui détient quelque parcelle du pouvoir social, où il est un dirigeant, il reste un modèle pour le jeune. Ce modèle donne à la crise de la jeunesse dorée sa limite. Le jeune bourgeois ne discute pas la nécessité qu’il y ait des dirigeants, il pense qu’on pourrait faire « mieux » et il est impatient de le montrer.
La jeunesse travailleuse
La disparition des institutions traditionnelles ne touche pas moins la jeunesse travailleuse, elle la touche autrement.
Les parents, les maîtres à l’école et dans l’enseignement technique, les anciens dans l’atelier sont privés de l’autorité que leur conférait l’expérience ou la connaissance qualifiée de tel ou tel aspect de la réalité sociale. L’âge n’est plus la garantie d’une plus grande compétence dans le métier, d’une plus grande expérience de la vie, les changements dans la production et la vie productive ne cessent d’infliger des démentis aux vérités fondées sur l’habitude. Les jeunes ne se sentent plus épaulés par les plus âgés et ceux-ci sentent bien que leurs idées et leurs conseils ne répondent pas aux situations que les jeunes ont à affronter.
En France, 63 % des jeunes entre 15 et 19 ans travaillent. Même si cette proportion va en diminuant, le problème de l’entrée dans la vie productive ne cessera pas d’être, par définition, la grande affaire des travailleurs. Or il se pose dans des conditions nouvelles.
La « rationalisation » du travail, sa décomposition en opérations simples, le chronométrage de celles-ci, le contrôle du produit, l’automatisation des tâches en même temps que la création de nouvelles techniques, l’entrée massive de paysans, d’émigrés coloniaux à l’usine, de femmes au bureau, vont tous dans le même sens : la destruction des professions et la disparition des traditions de métier. La prolifération des catégories, le fait qu’une même tâche est confiée indifféremment à un OS ou à un PI, sont d’autres symptômes de la même tendance. Les connaissances techniques et les procédés que le jeune acquiert au centre d’apprentissage ne correspondent pas à son travail réel dans la production. La « conscience professionnelle », faite de compétence technique et de conservatisme social, n’a plus aucun sens. L’idéologie professionnaliste que les centres d’apprentissage tentaient d’injecter aux garçons et aux filles est complètement inadaptée à la réalité.
Les collèges techniques continuent évidemment de doter les élèves d’une habileté manuelle qu’ils n’avaient pas en y entrant et qui leur sera utile quand ils travailleront. Mais la nature technique du travail est tellement mouvante au sein d’une grande entreprise et tellement différente d’une branche à l’autre que les employeurs tendent à demander à l’enseignement, plutôt que des professionnels ayant déjà des habitudes rigides, une main d’œuvre plus souple dotée d’un niveau technique convenable dont ils pourront achever rapidement la « formation » en la plaçant dans les conditions particulières à chaque entreprise. L’enseignement peut sans doute s’adapter à ces besoins, bien que cela exige une transformation profonde de son esprit. Mais cette adaptation signifie finalement la disparition officielle des métiers et la subordination directe de l’apprentissage aux besoins immédiats de la production.
Devant le bouleversement des professions, la tendance à l’allongement de la scolarité, la multiplication des embranchements et des options en cours d’études, l’ouverture et la fermeture accélérée des débouchés dans les différentes branches, les parents ne peuvent plus conseiller utilement les jeunes, les vieux travailleurs ne s’y retrouvent plus. Les maîtres eux-mêmes ont peine à se tenir au courant de la situation de l’emploi et à amener les élèves jusqu’au niveau requis par des techniques qui ne cessent de changer.
Le monstre de la production commence à sélectionner ses victimes dès leur scolarité. Les jeunes travailleurs n’ont pas pour s’en défendre la qualification acquise dans l’atmosphère indépendante de l’ancien métier.
La disparition des traditions ouvrières dans la profession, dans le mode de vie permettent évidemment au patronat de manipuler plus librement la main-d’œuvre. Mais d’un autre côté le jeune travailleur est moins préparé que ne l’était son père à accepter la condition qui sera la sienne dans la production. Entre sa formation technique, la culture générale qu’il reçoit, pas seulement à l’école, mais à travers le cinéma, la télévision, les besoins que suscite en lui l’offre obsédante de produits et de services de toutes sortes, les habitudes d’indépendance qu’il contracte avant de se mettre à travailler d’une part, et d’autre part l’état de dépendance qui va être le sien pour toujours dans l’atelier ou le bureau, le contraste est insupportable. La société capitaliste peut bien faire périr toutes les institutions, sa seule tradition impérissable, et qui n’a jamais eu besoin d’être institutionnalisée, reste l’exploitation, l’asservissement du travailleur qu’elle exige.
L’ « idéologie » nouvelle
La tutelle des anciens sur les jeunes qui brisait le futur travailleur dès son enfance, dans la famille, à l’école, et le préparait à accepter d’être dominé dans la production, et même dans le syndicat ou le parti, ce modelage des exploités par l’éducation autoritaire est aujourd’hui beaucoup moins énergique. Les jeunes ont-ils l’esprit plus indépendant ? Les parents démissionnent-ils de leur responsabilité ? Les enseignants ont-ils moins d’autorité ? Non, tout cela ce sont des effets. Si la force de la tradition disparaît, c’est parce qu’il n’y a pas grand chose d’hier qui puisse passer dans aujourd’hui.
Le capitalisme ne peut plus donner aux opprimés des « raisons » pour justifier l’oppression, il ne plus anesthésier les exploités. Sa seule « idéologie », c’est l’augmentation du niveau de vie et l’espoir de la promotion. Elle vise à remplacer chez les jeunes la soumission disparue. Elle ne suffit ni à dissimuler la contrainte brutale de l’entreprise ni à former des travailleurs résignés.