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Raymond Guilloré : Le 19 décembre et l’action ouvrière contre le fascisme

Article de Raymond Guilloré paru dans La Révolution prolétarienne, n° 167, janvier 1962, p. 5-6


Nous étions, le 19 décembre, place de la Bastille. Oh ! nous ne claironnons pas. Nous y étions par une certaine conception que nous avons de la « politique de la présence ». Ce n’est pas que l’organisation de cette manifestation nous donnait satisfaction. Nous avons bien des réserves à faire qui ressortent de tout ce que nous écrivons ici. Je crois néanmoins que ceux d’entre nous qui ont réussi à se grouper le 19 décembre partagent mon opinion : après cette première expérience, nous voyons mieux les possibilités qu’il y a de garder une certaine initiative, de ne pas se laisser traîner derrière des mots d’ordre que nous n’approuvons pas.

Cette manifestation a eu des suites et elle a provoqué des remous. Nous devons en tirer quelques leçons immédiates et quelques enseignements à plus long terme. Première question : la manifestation a-t-elle été un succès ou un échec ? Ce n’est pas un optimisme de commande que nous voulons, ni les communiqués d’auto-satisfaction de « L’Humanité ». Mais dans une manifestation comme celle-ci, qui n’est pas un défilé autorisé, toute appréciation est subjective : elle dépend de la place de chacun autour des lieux de rassemblement, des faits dont il a été personnellement le témoin, des circonstances où il s’est trouvé. Certains camarades qui ont été isolés, qui n’ont pu se joindre à un rassemblement compact, nous ont donné une opinion pessimiste et découragée. D’autres ont eu une tout autre vision des choses. Jean Cau, dans « L’Express », a tiré de cette expérience un article au ton amer, désabusé et critique. Il s’est joliment fait ramasser par « L’Huma » sous le titre « Anar Cau ». Comme par hasard, le lendemain, « Libération » le prenait à son tour à partie et entendait lui démontrer ce qu’il en coûte de mettre en doute, et la capacité d’organisation des chefs patentés, et l’ardeur des masses qui – à ce qu’il parait – les suivent. Comme il aurait manqué une voix à ce concert, les deux pages du « Populaire » expirant ont trouvé la place de reprocher à Jean Cau son article « démobilisateur » (sic). Il faut bien rire un peu.

Je crois qu’on peut, sans forcer la note, évaluer à cinquante mille le nombre des manifestants qui se sont trouvés, soit place de la Bastille, soit rue Saint-Antoine (champ des exploits des sombres bataillons), soit plus encore dans toutes les rues avoisinantes où ils tentaient de rejoindre et où, en plusieurs endroits, ils ont réussi à se former en cortèges. On ne peut pas parler d’échec. On ne peut crier victoire, non plus. Chaque militant, chaque manifestant doit s’interroger honnêtement sur l’organisation d’une manifestation comme celle-ci. Nous allons encore encourir l’anathème de l’anti-communisme – que nous supportons d’ailleurs très allègrement – mais posons la question : l’intervention ouverte du parti communiste est-elle aussi efficace qu’on veut bien le prétendre ? Que personne ne crie, mais que tout le monde observe et sache conclure.

Je n’ai pas les moyens de juger de l’ampleur de la journée du 19 décembre en province. J’ai l’impression toutefois que les manifestations, si importantes qu’elles aient été, n’ont pas eu la puissance que les organisateurs en attendaient. Si je me trompe, il y aura bien quelque camarade pour me le dire sans ménagement.

En tout cas, le front populaire fait son bonhomme de chemin. Et « l’union des gauches », notion aussi inconsistante que possible, que je défie bien qui que ce soit de définir dans ses limites, comme dans son contenu – sans parler de son programme ! Tout le monde pousse à la roue : le parti communiste bien sûr (et vous allez le voir devenir civil et honnête), mais la Ligue des Droits de l’Homme aussi, et « Le Canard Enchainé ». La dernière et lamentable harangue de César ne peut que renforcer ce courant. Il y en a qui résistent encore, mais certains d’entre eux n’ont plus qu’un argument : les communistes ne sont pas gentils avec nous, ils ne reconnaissent pas nos mérites ; au moins, qu’ils soient polis !

Ceux-ci auront bientôt tout apaisement. Et en avant, pour l’efficacité ! C’est là toute la question : et ce que nous nous permettons modestement de mettre en doute. Que les jeunes et les moins jeunes se massent derrière leurs illusions, et que l’expérience les instruise aussi vite que possible (il n’y a, en effet, pas de temps à perdre). Mais en tant que syndiqués à jour de nos cotisations, et au nom précisément de l’efficacité de la lutte ouvrière antifasciste, nous avons le droit et le devoir de demander aux syndicats non inféodés à des partis, de ne pas s’enraciner dans ce bloc, de ne pas donner la caution syndicale à une éventuelle équipe de remplacement.


Pour cette journée du 19 décembre, la Fédération de l’Éducation Nationale a eu une attitude assez ambiguë : elle a pris part à l’arrêt de travail symbolique du matin, mais non à la manifestation du soir. Elle doit savoir pourquoi. Mais elle ne l’a pas dit clairement. Les discussions internes et les réponses des bureaux nous fourniront sans doute des explications. « Force Ouvrière » a justifié son refus : la démocratie ne se défend qu’avec les démocrates. Nous pourrions dire : la liberté (ou mieux : les libertés, chacune nommément désignée) doivent être défendues par tous les hommes libres, et ce sont les syndicats « libres » (ils se désignent eux-mêmes ainsi) qui doivent appeler à leur défense.

Pour en revenir à « Force Ouvrière », sa position officielle n’a pas été celle de toutes ses unions départementales, et même de toutes ses fédérations. Le bureau confédéral a envoyé des lettres de remontrances. Notre camarade Labi, secrétaire général de la Fédération des Produits chimiques, s’est rebiffé. La presse « de gauche » a fait grand bruit autour de sa réponse. Elle a eu les honneurs de « L’Humanité ». Labi est un assez grand garçon et un syndicaliste assez averti pour donner tout leur prix à ces louanges. Il saura se « désengager » et définir une juste position ouvrière.

« Force Ouvrière » n’a sans doute pas tort – en tant que confédération – de se refuser à entrer dans un bloc politique avec le parti communiste (nous ajoutons : avec qui que ce soit). Tous les hommes libres auront peut-être à la remercier de cette attitude. Mais un refus, une négation ne suffisent pas. Il faut aussi prendre résolument la tête de l’action antifasciste, contre l’O.A.S. nommément. Il ne faut laisser à personne d’autre qu’à soi-même le soin de défendre les libertés. Et il faut que cette volonté se manifeste sans équivoque. Si « Force Ouvrière » – en tant que confédération – rassemblait les syndicats et les hommes libres pour une action pratique contre les menaces fascistes, personne ne penserait à lui reprocher son refus d’entrer dans une alliance contre nature. Mais c’est ce que ne fait pas « Force Ouvrière », en tant que confédération. Elle recule devant l’action « pour ne pas faire le jeu des communistes ». Ainsi, elle fait leur jeu. Elle leur laisse une place qui lui revenait et qu’elle devait prendre. Elle aussi, elle ouvre la voie à un néo-front populaire, à une coalition sans principes à laquelle elle ne pourra pas même opposer ce programme « unitaire » – au vrai sens du mot – sur lequel aujourd’hui elle devrait appeler à l’action.

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