Article de Louis Brates paru dans La Vérité des travailleurs, n° 123, février 1962, p. 16
Le 17 octobre 1961 — il y a à peine quatre mois — des milliers et des milliers d’Algériens, las d’être humiliés, ont manifesté sur les boulevards, en plein centre de Paris. contre le couvre-feu à 20 heures et pour leur dignité. Dès le soir même la Seine a charrié des cadavres d’Algériens. L’opinion avait été choquée de cette « intrusion » mais avait été impressionnée par le courage de ces hommes et de ces femmes. L’ampleur et la sauvagerie d’une répression pratiquée « à froid » ne manqua pas de soulever ce que les journalistes appellent une vive indignation. Le pouvoir dut faire ouvrir une instruction sur les décès suspects de dizaines d’Algériens au cours de cette nuit sanglante. Cela dura quelques jours. On y pensa encore pendant quelques semaines. Et puis… Et puis la vie reprit son cours. L’instruction doit se poursuivre au même rythme que celle ouverte sur la mort de Maurice Audin (assassiné depuis plusieurs années). Monsieur Papon est toujours préfet de police et le bon peuple s’est intéressé à autre chose. C’est en toute quiétude que le Pouvoir a pu renvoyer des milliers d’Algériens « dans leurs douars d’origine ». Les fameux « douars d’origine » c’était Paul-Cazelles, Beni-Messoud, Sidi-Chami… ; c’était des camps. Oh pas des camps de concentration, bien sûr ! Non, des centres d’hébergement ! des centres d’hébergement où, comme à Paul-Cazelles, pour 1.600 internés répartis en trois blocs, il n’y a ni infirmerie ni douches, ni consultation pour les maladies des yeux et des dents ; où les tuberculeux et les malades mentaux ne sont pas isolés. La télévision et les actualités nous ont montré ces départs vers les « douars d’origine ». Combien se sont indignés, parmi nos compatriotes, de voir ces hommes partir, en veston, sans bagage ? Combien se sont demandés s’ils laissaient ici une femme, des gosses et ce qu’ils deviendraient privés de leur soutien ? Assurément beaucoup moins que ceux qui, sottement, ont soupiré d’aise en pensant que « l’on allait enfin être un peu en sécurité ». Il faut dire qu’en fait de sécurité on a été gâté. Tandis que les plastiqueurs poursuivent le cours de leurs exploits, les brigades spéciales de monsieur le préfet Papon, qui s’étaient fait la main le 19 décembre, viennent, le 8 février, de causer la mort de huit personnes : quatre hommes, trois femmes, un enfant, huit « bougnoules » bien de chez nous, « Français de souche » comme dirait le journal de l’O.A.S. : le Parisien Libéré.
Les Algériens, eux n’ont pas oublié le 17 octobre 1961. La répression atroce, la demi-indifférence de la masse de notre peuple, ne les ont pas empêchés de continuer leur combat. Après ceux qui étaient encore libres, c’est-à-dire ni en prison ni dans un camp, ce furent les prisonniers et internés eux-mêmes qui, par une grève de la faim de 19 jours dont les mineurs de Decazeville ont retenu l’enseignement bravèrent le Pouvoir gaulliste et lui imposèrent un accord, consacrant ainsi leur victoire. Pour l’honneur de notre peuple et plus particulièrement du mouvement ouvrier français nous voudrions pouvoir dire qu’ils eurent leur part de mérite dans cette victoire. En vérité les camarades algériens ne furent pas seuls dans cette bataille. Les Français emprisonnés avec eux pour leur action contre la guerre d’Algérie furent aussi avec eux dans la grève. Autour de la « Voix des prisons » un groupe de militants courageux et hardis mena une action opiniâtre pour secouer l’opinion. D’autres, autour de Jean-Paul Sartre et de Laurent Schwartz, tentèrent par une conférence de presse de créer, en France et à l’étranger un courant de pression sur le gouvernement français. Mais, en ajoutant à ceux-là les militants qui, inlassablement depuis sept ans, s’attachent à faire comprendre et aimer la révolution algérienne, cela ne fait tout de même pas encore beaucoup de monde. Et si les détenus et internés ont obtenu que le régime A, qui les différencie des prisonniers de droit commun, soit consacré pour une circulaire c’est surtout à eux-mêmes qu’ils le doivent. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, faisant suite aux mesures d’intimidation telles que la suppression du courrier et des colis pendant la grève, de très nombreuses entorses aient été faites à ce fameux régime A, et ce, dès la passation de l’accord. A Lille et chez les détenus de Pau la grève a dû reprendre pour faire céder l’administration. Mais, si grand que soit leur courage, les détenus et internés algériens, déjà en général en condition physique moins bonne que la moyenne des Français en période normale, et encore affaiblis par le régime pénitentiaire et par la longue grève de novembre, ne pourraient à nouveau recourir à cette arme qu’au prix de graves désordres physiologiques ou même de lu mort. Ainsi s’explique que les faits rapportés plus haut sur la situation au camp de Paul-Cazelles — qui ne constitue pas un cas isolé — non seulement subsistent mais se soient aggravés. Ainsi seuls y sont autorisés le Journal d’Alger et la Dépêche d’Algérie. Ainsi la radio, qui diffuse de la musique à longueur de journée s’arrête invariablement au moment des informations. Ainsi ont été repris aux internés les locaux où ils organisaient des cours. Le brave Français qui se contente de la presse empoisonnée dont le Parisien Libéré est le type ou qui ne veut pas « s’occuper de politique » ne comprendra pas qu’un prisonnier algérien puisse souffrir de ne pas pouvoir lire le Monde, entendre les informations ou étudier. Mais les militants, eux, le comprennent, comme ils comprennent que ce qui se mène en Algérie, du côté algérien, n’est pas seulement une guerre juste mais aussi et surtout une révolution sociale qui ne peut trouver un aboutissement heureux que sous la forme d’un régime socialiste, d’un régime semblable à celui pour lequel les travailleurs français luttent eux-mêmes. Quand on sait au surplus qu’il ne faut guère compter sur des organisations comme la Croix-Rouge pour faire adopter dans les prisons et camps d’Algériens des conditions humaines et correspondant à la qualité de prisonniers de guerre ou de prisonniers politiques de ces hommes et de ces femmes, il est clair que le devoir de classe du militant ouvrier français est d’aider son frère algérien par tous les moyens en son pouvoir. Ce n’est pas toujours chose facile car les Algériens peuvent avoir une tendance très légitime à se méfier d’une sollicitude d’inconnus qui se manifesteraient brusquement. Il est un lieu cependant où a contact est plus facile : c’est au travail. C’est à l’entreprise que doit d’abord se manifester la solidarité. Les travailleurs ne doivent plus tolérer que les Algériens soient arbitrairement arrêtés. Si on arrête un Algérien les travailleurs qui le connaissent doivent s’inquiéter de savoir quelles charges il y a contre lui, suivre son procès, lui apporter leur témoignage, aider sa famille et, en prison, garder le contact avec lui, pourvoir à son entretien et chercher à avancer l’heure de sa libération en hâtant la conclusion de la paix. La solidarité ne s’arrête ni à la race ni à la nationalité. Tous les opprimés sont frères. Les brigades spéciales de Monsieur Papon ont d’ailleurs, le 8 février, largement contribué à nous en convaincre.
L. BRATES.