Texte de Georges Fontenis paru dans Lutter !, n° 162-163, 22 juin 1990, p. 12-14
Le livre de Georges Fontenis, « L’autre communisme« , histoire subversive du mouvement libertaire, qui va paraitre à la rentrée, rappelle, entre autres, le rôle, souvent méconnu, des libertaires pendant la guerre d’Algérie. Nous vous en livrons un extrait.
L’insurrection algérienne se déclenche : dans la nuit du 31 octobre, trente attentats. Dès le 1er novembre, à minuit, cinq zones d’actions se sont manifestées sous la direction du CRUA (1), organisme qui a tout préparé dans le plus grand secret, se méfiant des « infiltrations » au sein du Comité central du MTLD et dans l’entourage de Messali.
Le Libertaire qui paraît le 4 novembre (n° 403) prend parti sans attendre et proclame – c’est l’époque prophétique car l’ensemble de l’Algérie reste calme – que le peuple est derrière l’action des insurgés et exprime le souhait que le MLNA, section de l’Internationale communiste libertaire depuis quelques semaines, puisse aider le peuple algérien à dépasser l’indépendance nationale vers une véritable révolution sociale.
Le numéro suivant (n° 404) du 11 novembre est saisi sur ordre du Ministre de l’Intérieur François Mitterrand. Une affiche éditée avant la sortie du Libertaire a subi le même sont mais des équipes de militants FCL ont eu le temps d’en couvrir les murs de Paris dans la nuit du mercredi 10. Deux militants ont été arrêtés au cours de cette action, les locaux de la FCL sont encerclés par une nuée de flics et perquisitionnés, les responsables de l’organisation sont arrêtés et interrogés par la Brigade criminelle de la PJ, la FCL est inculpée d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat !
Les titres du numéro saisi : « Les travailleurs algériens veulent en finir avec 125 ans d’exploitation ». « Exigeons le retrait du contingent et des troupes », « Vive l’Algérie libre », « Le massif de l’Aurès peut tenir », « Une déclaration du MLNA » condamnant l’équivoque du « colonialisme éclairé ».
Le titre de l’affiche : « Vive l’Algérie libre » et son contenu illustre parfaitement l’analyse que fait la FCL du colonialisme, de la profondeur populaire de l’insurrection, du néo-colonialisme du gouvernement Mendès-Mitterrand. La théorie du « soutien critique » se trouve vérifiée, à chaud, en quelques heures. Sans tomber dans la grandiloquence, on pourrait dire « la FCL a sauvé l’honneur », l’honneur du prolétariat et du mouvement libertaire. Sa prise de position immédiate et sans équivoque n’est suivie que par celle du PCI trotskyste cependant que les « purs » du Monde libertaire et de la FA nouvelle formule de Joyeux n’ont rien à dire et se taisent prudemment. On vérifie en pleine actualité qu’un certain « purisme » est en fait, en renvoyant dos à dos la violence colonialiste et la violence anti-colonialiste (sous prétexte que ce sont deux formes de nationalisme), une lâche capitulation devant le pouvoir.
Bientôt, alors que Le Libertaire est saisi ou poursuivi, nos camarades du MLNA verront avec stupeur Le Monde libertaire en vente dans certains kiosques d’Alger !
Le numéro du 11 novembre a été saisi, nous sortons le 18 le n° 405 qui porte en manchette : « Le libertaire saisi parce qu’il disait la vérité. Nous ne nous tairons pas ! » Le Libertaire n° 404 était un « fier » numéro. Le n° 405 est prestigieux : l’éditorial que j’ai signé « face à l’atroce répression », répression qui se donne déjà libre cours, est flanqué d’une déclaration de la FCL et des messages de sympathies de Daniel Guérin et d’Armand Robin soulignant « le sort attristant de François Mitterrand ». Un comité de lutte est crée. Un meeting de protestation se prépare avec l’appui de Daniel Guérin. Au comité de lutte adhèrent des syndicalistes révolutionnaires de la CNT dont Le Libertaire n° 406 (du 25 novembre) publie un appel où nous relevons le paragraphe suivant : « Nous ne devons pas renvoyer, dos à dos, l’impérialisme et les revendications des peuples colonisés, mais au contraire nous devons, selon l’exemple de Bakounine, nous solidariser avec les peuples soumis, contre les impérialismes… même si le désir d’émancipation de ces peuples revêt, pour quelques uns, un caractère national qui doit être seulement transitoire ».
Ce numéro du Libertaire du 25 novembre donne le texte d’un tract gouvernemental distribue aux populations de l’Aurès, tract ultimatum qui laisse aux rebelles la possibilité de se rendre jusqu’au 21 à 18 heures : « Bientôt un malheur terrifiant s’abattra sur la tête des rebelles. Après quoi règnera à nouveau la paix française ». C’est le style SS qui rappelle les massacres de Sétif en 1945 qui firent 45 000 morts. A ce sujet, nous rappelons la position odieuse qui fut alors celle du PCF et qui rejoint celle des « colonialistes éclairés ». La CGT parle bien, avec Benoît Frachon, de solidarité, dénonce les abus au cours du Comité confédéral du 10 novembre mais aucune action de solidarité n’est envisagée, la direction étant étroitement liée aux staliniens du PCF.
Le PCF, dès le début de l’insurrection, est très clair : L’Humanité du 8 novembre publie un communiqué condamnant « le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes… » (…)
Le comité de lutte contre la répression colonialiste s’étoffe : les messages d’adhésion et de sympathie se multiplient, on enregistre le soutien de jeunes instituteurs proche du PCF, d’anciens FTP ; André Marty exprime son appui (lettre publiée dans le n° 408 du 9 décembre). La réunion constitutive du comité de lutte a lieu le 9 décembre, des groupes constituent des comités locaux.
Sans doute, la FCL et Le Libertaire n’ont-ils pas oublié les autres évènements : les grèves des dockers anglais, celle des dockers de Bordeaux, appuyée par des actions des dockers de Rouen et du Havre, la lutte des jeunes travailleurs allemands contre le réarmement et la CED, la dénonciation du danger atomique, la défense de l’école laïque, tous ces aspects de l’actualité trouvent leur place à côté du combat anticolonialiste. Un meeting contre la répression colonialiste doit avoir lieu le 21 décembre à la Salle Wagram, sous la présidence de Daniel Guérin. Le meeting est interdit par Mitterrand et une partie du public qui refuse de se disperser est victime de brutalités policières.
J’accompagne Daniel Guérin au Ministère de l’Intérieur où on refuse de nous recevoir mais nous adressons à Mitterrand un télégramme de protestation. Le Libertaire n° 410 du 23 décembre publie des messages de solidarité : des GAAP d’Italie, d’A. Marty de nouveau. Ce n° 410 donne in extenso le texte que Messali Hadj avait adressé à Daniel Guérin pour être au meeting. Dans le même numéro du Libertaire un long article d’Armand Robin sur « les intellectuels et les changements de gouvernement » donne une note de froide férocité bien réjouissante. Notre ami A. Robin se moque bien, lui, du fait que Le Libertaire accueille, pour la bonne cause, Marty et Messali (2).
Le Libertaire du 30 décembre insiste sur la terreur qui s’étend sur l’Algérie avec la bénédiction de Mitterrand et de Mendès-France. Ce dernier a eu gain de cause en définitive par les accords de Londres et de Paris : sous une autre forme, la CED est en fait créée, l’Europe se remilitarise.
En Algérie, tous les numéros du Libertaire ont été saisis : du n° 405 au n° 413, donc de novembre à janvier, à Paris les n° 408 et 410 sont poursuivis pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat, comme le n° 404.
La FCL poursuit son activité dans la bataille de classes qui fait rage et elle fait leur part aux autres fronts de lutte : contre le réarmement et le militarisme et au sein des luttes ouvrières. De nouveaux collaborateurs du Libertaire interviennent, quelques uns sont déjà des militants chevronnés qui prennent enfin la plume : Pierre Morain, Garano, et, parmi les plus anciens, des militants syndicalistes, souvent secrétaires de syndicats CGT. Ainsi, à côté du vétéran Louis Estève, on trouve la signature de Bernard Boucher des dockers de Rouen, J. Toury, ancien volontaire des brigades en Espagne, de Michel Hulot, de R. Olivier, mais aussi de militantes assidues, Berthe Brigitte, Lola Roussel.
La FCL et Le Libertaire se battent et se battent bien mais ils sont pauvres. Si beaucoup de militants et sympathisants font des sacrifices pour que l’on puisse « tenir », nous enregistrons quelques désagréables surprises : ainsi, Le Canard enchaîné a cru bon de prendre parti pour les « anars » de la FA nouvelle manière, sans doute plus folkloriques. Nous ripostons par une caricature sans grande méchanceté dans le n° 413 et Christian Lagant se moque, dans le n° 418 du 17 février de l’admiration immodérée pour Mendès développée sous la direction de Tréno pour qui les militants de la FCL sont des « communistes camouflés » !
Dans le n° 414, Robert Joulin revient, à propos du procès, à Lyon, des auteurs du hold-up de la rue Duguesclin, sur la manière dont le pouvoir a voulu, en 51, compromettre alors les dirigeants de la CNT espagnole (et la FA à travers moi, en évoquant l’attentat contre Franco dont nous avons relaté l’essentiel dans un chapitre précédent). Article clair, vif, qui met un point final à cette affaire.
Edgar Faure succède à Mendès-France et, contre les revendications ouvrières, orchestre une campagne tendant à opposer – déjà – les travailleurs du privé à ceux du secteur public et même temps des mesures en faveur des commerçants vont appuyer les tentatives de calmer Poujade.
Plus grave, le gouvernement veut instaurer en Algérie l’état d’urgence.
La lutte anti-colonialiste va redoubler. Les meetings des comités locaux de lutte contre le colonialisme sont des succès. Les trahisons ou les palinodies, par exemple celles des néo-colonialistes, sont dénoncées. Notre camarade Doukhan, du MLNA, montre dans le n° 419 du 24 février comment le Syndicat national des instituteurs refuse de discuter, en Algérie même, de la répression. Plus tard, en avril, exactement le 13 avril, un instituteur, Galland – il ne sera pas le seul – membre du Parti communiste algérien, est chassé de son poste. Le MLNA prend sa défense alors que le PCA se contente de réclamer une solution légaliste officielle du problème algérien.
A la rédaction du Libertaire parviennent non seulement la documentation du MLNA mais de plus en plus de renseignements que nous adressent des travailleurs nord-africains.
Les élections en Algérie rencontrent 70 à 80% d’abstentions, tandis que l’état d’urgence donne ses premiers résultats ; on établit des camps de concentration sous le nom de « zones de surveillance ».
Sans doute, Le Libertaire va-t-il continuer à suivre de très près les évènements de la guerre d’Algérie mais, répétons-le, l’actualité reste variée et la FCL se montre soucieuse d’être présente sur tous les fronts et sur l’ensemble de l’actualité politique. C’est ainsi que Le Libertaire va prendre la défense de journalistes poursuivis même s’ils ne sont pas de nos amis : c’est le cas de Gilles Martinet de l’Observateur que défend dans un bel article Armand Robin de 12 mai 55 (n°430). Dans les milieux « de gauche » renaît la mystique Front populaire, d’où mon article « de l’illusion Front populaire au crétinisme parlementaire » dans le même numéro du 12 mai.
Le Libertaire qui en est réduit, depuis un certain temps, à ne paraître que sur deux pages avait annoncé le retour aux quatre pages, mais le directeur de l’imprimerie du Croissant – mû par quel motif ? – nous ayant empêché de percevoir le chèque des messageries, nous sommes contraints de nous en tenir à un Libertaire de deux pages imprimé dans une entreprise artisanale sympathisante de la rue Clignancourt.
Pourtant, nous l’avons vu, la FCL est loin à ce moment d’être en perte de vitesse : elle tient son 2ème congrès les 28-29-30 mai. Quelques passages de résolutions seront publiés dans Le Libertaire n° 434 (du 9 juin 55) le compte-rendu intégral étant donné dans le Bulletin intérieur. Aucun groupe ne nous a quitté depuis deux ans, les souscriptions s’inscrivent dans des listes où l’on peut noter bien des nouveaux noms ; André Marty, exclu du PCF, mais que Duclos continue à calomnier sur trois quarts de pages (l’Humanité du 25 mai) a obtenu de l’éditeur de son livre l’affaire Marty que nous puissions en publier en exclusivité d’importants extraits (n°432, 433, 434). Arrêtons-nous un instant sur ce que, en face, chez les « anars » purs (?) on va appeler aussi l’affaire Marty. On dira que la FCL s’est jetée dans la collaboration avec le « boucher d’Albacète ». Or, Marty, organisateur des Brigades internationales, n’a pas exercé de commandement lui permettant la répression, sinon le renvoi de certains membres des dites Brigades. L’insulte « boucher d’Albacète » lui a été décernée par un député fasciste à la Chambre des députés et c’est cette insulte que certains camarades espagnols ont reprise et vulgarisée avec beaucoup de légèreté alors que Marty était un des rares chefs communistes à ne pas négliger ou mépriser la CNT (il eut d’ailleurs des entrevues avec Mariano Vasquez, secrétaire de la CNT) dont il savait l’importance capitale. Quoi qu’il en soit, le libertaire, s’il donne place aux écrits d’A. Marty, ne se vautre pas à ses pieds et dans un long article que publie Le Libertaire du 7 juillet 55 (n°438), je fixe les limites de la collaboration qui s’établit, je pose les questions fondamentales et j’écris : « Mais comme nous laissons à Marty le droit absolu d’être en désaccord avec nous, au même titre nous conservons le droit de critiquer ou éventuellement de condamner ses attitudes à venir ». Et j’ajoute, pour finir : « A lui de trouver la formule qui lui permette de prouver ce qu’il écrit au début du dernier chapitre de son livre : « ma confiance reste entière dans l’avenir du mouvement ouvrier ». Personnellement, sans jamais compromettre la FCL, j’entretiendrai avec André Marty une correspondance que j’ai conservée et nous nous rencontrerons à plusieurs reprises, y compris avec notre vieux militant Daunis, de Narbonne (le groupe de Narbonne avait autrefois pourtant combattu Marty lorsqu’il avait rejoint le PC, oubliant ses origines anarcho-syndicalistes) puisque nous lui rendrons visite ensemble dans son village de Catllar, en Catalogne « française », où il est d’ailleurs – alors qu’il est gravement malade – menacé de mort par les services spéciaux de la direction stalinienne du PCF. Les délires de la nouvelle FA de reposent en définitive sur rien.
Sur le plan de la répression colonialiste, en cet été 55, trois rédacteurs du Libertaire ont été inculpés d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat : Georges Fontenis, Robert Joulin, Michel Donnet. Autrement dit, la répression se personnalise mais le but reste bien d’étrangler la FCL. Un des juges d’instruction – nous sommes interrogés tantôt par M. Perez, tantôt par M. Monzein – n’hésite pas à me dire : « Arrêtez votre campagne sinon on vous aura à la caisse ». On nous le fit bien voir par la suite.
Notre jeune camarade Pierre Morain est emprisonné le 29 juin à Loos (Nord) pour sa lutte anti-colonialiste, et selon les juges pour « participation à la reconstitution du MTLD ». Le 6 juillet, Le Libertaire est de nouveau saisi, dans les messageries, dans les postes et même chez les dépositaires ! On sent que la lutte s’exaspère : le tribunal militaire de Constantine a condamné à mort le 21 juin Mustapha Ben Boulaïd et Ahmed Bouchemal, militants du MNA (Mouvement national algérien). La solidarité se manifeste de manière très limitée : A. Marty, le Parti socialiste de gauche, prennent la défense de Pierre Morain et du Libertaire, les Comités de défense sociale et d’entraide, des sections Ecole émancipée du SNI protestent contre la condamnation des militants algériens et s’adressent au président de la République pour lui demander d’empêcher les exécutions. Nous recevrons encore quelques marques de sympathie, de la section du 15ème de la Nouvelle gauche par exemple.
Mais que va devenir Le Libertaire ? J’appelle au secours dans mon article de première page du 14 juillet, afin que l’on puisse tenir et assurer en même temps la défense de Morain et aussi de Caron, Fontenis, Joulin, Donnet, Philippe, Richer, les collaborateurs du Libertaire inculpés. L’impossible est tenté. Pourtant, dans le n°44 l du 4 août, est aussi saisi parce qu’il donnait le compte-rendu d’audience du procès Morain, à Lille. Pierre Morain au cours de ce semblant de procès est condamné ainsi que trois militants algériens à cinq mois de prison ferme, dix-huit autres se voyant infliger de un à quatre mois.
Nous ne pouvons accepter cette saisie et nous sortons en catastrophe un « numéro spécial » pour remplacer le 441.
Heureusement, il y a eu un versement spontané des camarades présents à la permanence après la saisie et ces 11 100 francs ont permis la parution de ce numéro spécial.
Phénomène sans doute plus compréhensible : plus la répression s’abat sur la FCL, plus ses militants manifestent de dévouement et de fermeté. Mais pourra-t-on poursuivre longtemps un effort si tendu ?
Georges FONTENIS
(l) Comité révolutionnaire d’unité et d’action, composé de jeunes activistes.
(2) Il est bien loin, quoi qu’en dise Joyeux dans ses « mémoires », de rejoindre les effarouchés du Monde libertaire !
MLNA : Mouvement libertaire Nord-Africain.