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Pierre Frank : Les accords d’Evian et la révolution algérienne

Article de Pierre Frank paru dans La Vérité des travailleurs, n° 125, avril 1962, p. 5-7

Dés le premier jour du soulèvement du peuple algérien, nous avons dit que la lutte pour l’indépendance nationale c’était en même temps une révolution sociale, que cette révolution, logiquement, aurait pour objectif le socialisme. La libération nationale donnerait une forme, un contenant nouveau, indispensable pour le développement d’une substance, d’un contenu nouveau. Au cours des années de guerre, les combattants eux-mêmes ont qualifié leur combat de Révolution algérienne, et les déclarations n’ont pas manqué — sous des formes variables, tantôt plus précises, tantôt plus vagues — que l’Algérie nouvelle ne serait pas une Algérie capitaliste.

C’est d’ailleurs la puissante dynamique de cette Révolution qui a rendu le capitalisme français, dans son ensemble, pendant si longtemps opposé à toute négociation avec le G.P.R.A. Le capitalisme français a accepté de négocier non parce qu’il s’est prémuni contre la marche de l’Algérie vers le socialisme mais parce qu’il ne pouvait plus, sans danger d’une rupture sociale chez lui, poursuivre très longtemps le combat.

Néanmoins, les accords d’Evian sont, comme nous l’avons écrit le mois dernier, un compromis, correspondant au rapport des forces et non une victoire totale, globale, de la Révolution algérienne sur l’impérialisme français. De ce fait, des inquiétudes se sont manifestées et des questions sont posées parmi des défenseurs (1) de la Révolution algérienne : n’y avait-il pas moyen d’éviter certaines concessions ? Et les concessions ne présentent-elles pas des dangers — qui peuvent être fatals — pour la marche en avant de la révolution ?

Le compromis, se demandent certains, ne risque-t-il pas de maintenir en Algérie le régime capitaliste et d’empêcher le passage à une société de transition construisant le socialisme ?

Tout d’abord, nous devons noter que les dirigeants les plus représentatifs de la Révolution algérienne ont exprimé leur orientation pro-socialiste. Et les déclarations qui ont suivi les accords d’Evian n’ont traduit aucun recul de leur part sur ce point. On pourra objecter que le terme socialisme est un peu galvaudé, dans les pays sous-développés comme dans les pays capitalistes développés : Nehru et Nasser s’en servent. Cette remarque est juste, cependant il est tout aussi dangereux de se déterminer par une méfiance absolu que par une confiance totale ; sans qu’on puisse encore être certain que la Révolution algérienne va rapidement franchir le stade du capitalisme, on doit reconnaître que les conditions objectives et, dans une large mesure, les conditions subjectives sont favorables à un tel développement. Nous revenons à la question des accords d’Evian.

La lutte du peuple algérien a été extrêmement coûteuse pour celui-ci ; la poursuite de cette lutte jusqu’à la victoire militaire aurait nécessité une transformation totale de la stratégie du G.P.R.A., une « internationalisation », qualitativement différente de la lutte qui aurait posé des points d’interrogation nombreux, à commencer sur les possibilités du G.P.R.A. de rester à la tête de la lutte ; la Révolution algérienne aurait pu alors ne devenir qu’un élément d’un combat de toute autre ampleur. En l’absence d’une intervention effective, vigoureuse, du prolétariat français — le seul qui aurait pu et dû aider sans arrière-pensée, sans calcul, la Révolution algérienne — le G.P.R.A. ne pouvait pas ne pas envisager une paix de compromis. Les accords, tels qu’ils sont signés, peuvent-ils entraver la marche de la Révolution algérienne, ou permettront-ils d’abord une consolidation des résultats obtenus et une progression nouvelle ?

Parmi les mesures qui constituent un compromis, il faut procéder à des distinctions. Nous nous bornerons à mentionner le « processus » dit de l’autodétermination, avec son Exécutif provisoire, son référendum et ses élections, dont personne ne peut douter du résultat : l’indépendance de l’Algérie et le triomphe du FLN. C’est une concession demandée par de Gaulle pour sauver la face, pour qu’il se permette de dire que ses propositions du 16 septembre 1959 ont été retenues. Elles l’ont été dans la forme, mais il a dû renoncer à la substance. Car, à ce moment-là et même plus tard, à Melun puis aux premières négociations d’Evian et de Lugrin, il n’était pas question pour lui de reconnaître le Sahara comme partie intégrante de l’Algérie ni même de repousser toute éventualité d’un partage de l’Algérie pour y créer un territoire « européen ». L’Algérie qui sort des accords d’Evian n’est amputée ni au nord ni au sud, et de ce point de vue elle se trouve dans des conditions plus favorables que le Nord-Vietnam ou la Corée du Nord. On ne doit pas oublier non plus que, dans son discours de septembre 1959, de Gaulle faisait une distinction très nette entre l’indépendance de l’Algérie et « l’association » avec la France conçue comme quelque chose d’organique. Les accords d’Evian reconnaissent une indépendance totale de la République algérienne, notamment en matière de défense nationale et de politique internationale, et la « coopération » (non l’association) qui s’y trouve incluse est simplement une série d’accords comme peuvent en passer entre eux des Etats entièrement indépendants.

Les bases militaires

Les accords prévoient un calendrier d’évacuation des troupes françaises, un délai pour le maintien d’une base atomique française au Sahara, et la location pour un délai relativement long de la base de Mers-el-Kébir. Ce sont effectivement des termes d’un compromis ; mais aucun de ces termes, y compris le maintien d’une base française à Mers-el-Kébir, ne peut être ni reproché au G.P.R.A. ni même considéré comme un danger pour la marche de la révolution. Le calendrier des troupes ne sera certainement pas étendu au-delà de trois ans, c’est plutôt l’inverse qui peut se produire, pour peu que le mouvement ouvrier français y mette du sien. Il eût été inconcevable de buter sur la base saharienne de Reggane et les premiers intéressés, les autres pays africains, ne reprocheront pas au G.P.R.A. cette occasion. Quant à Mers-el-Kébir, cette base peut certes servir de centre d’intrigues impérialistes, mais elle ne peut pas plus entraver la progression de la révolution que Hong-Kong ne gêne la République populaire chinoise ou que Guantanamo n’a entravé la Révolution cubaine (2).

Les accords prévoient également des dispositions relatives à la disposition des ressources minérales du Sahara qui, en fait, assurent des droits et des garanties à de grandes sociétés capitalistes avec la participation du gouvernement français. On ne peut faire d’objection de principe aux Algériens : même un Etat ouvrier est parfaitement en droit de passer de tels accords avec des Etats et des organismes capitalistes, pour une période de transition, de façon à servir au mieux les intérêts économiques du nouvel Etat. Il faut aussi rappeler toute la précarité actuelle des positions impérialistes, même dans des Etats qui ne sont nullement des Etats ouvriers. Tous les traités, et même une expédition militaire, n’ont pas conservé au capitalisme la possession du canal de Suez. Des nationalisations ont eu lieu, avec des compensations plus ou moins élevées, dans plusieurs pays. Les accords d’Evian, parce qu’ils sont un compromis signé lors de la présence de l’armée française, sont vraiment le maximum que les capitalistes français peuvent espérer ; et ce, avec des lendemains très aléatoires pour eux.

La minorité européenne

Il serait cependant erroné de ne pas voir de dangers pour la Révolution algérienne dans certaines dispositions de ces accords, ou plus exactement dans le fait que ces accords assurent un certain terrain de lutte dans l’Algérie nouvelle à la minorité européenne. Nous ne mettons pas en cause certaines dispositions purement politiques. Mais cette minorité dispose de positions économiques encore très importantes qui lui permettraient éventuellement de disposer d’avantages politiques. Economiquement, les révolutionnaires algériens n’ont aucune raison de prendre sur plusieurs plans, y compris sur le plan de la terre, des mesures extrêmes. La question de la réforme agraire en Algérie, comme dans la plupart des pays, n’offre pas de solution simple et uniforme pour tout le pays. Dans certains cas, sur le plan industriel, des nationalisations s’imposent de toute évidence, dans d’autres non. Il n’est pas utile, au contraire, de supprimer de nombreuses petites entreprises dans divers domaines de l’économie. Le maintien temporaire de couches bourgeoises et petites bourgeoises ne peut être condamné que par d’incorrigibles sectaires. Il n’en restera pas moins que celles-ci vont chercher dans certaines clauses des accords un moyen d’entraver le développement de la révolution, de fortifier les positions de la bourgeoisie, de maintenir même le régime capitaliste en Algérie.

Il faut aussi souligner qu’il n’y a pas que les Européens qui soient intéressés à cette orientation. Dans la population algérienne d’origine, il existe aussi, si faibles puissent-elles être numériquement, des couches bourgeoises et pro-bourgeoises et leur influence peut être beaucoup plus grande que leur nombre. Enfin, des deux côtés de la frontière, au Maroc et en Tunisie, les classes dirigeantes et leurs représentants au pouvoir, Hassan et Bourguiba, ne peuvent pas ne voir avec appréhension la situation nouvelle. La réalisation du Maghreb uni est dans la logique de l’histoire et la victoire de la révolution algérienne fera de celle-ci un puissant pôle d’attraction, qui renforcera les courants de masse contre les couches capitalistes indigènes. Mais il n’est pas exclu, dans les conditions actuelles, que les dirigeants bourgeois et pro-occidentaux du Maroc et de la Tunisie cherchent à établir une combinaison destinée à corseter la révolution algérienne.

Les véritables dangers pour la révolution algérienne, dans l’étape nouvelle, ne sont pas dans telle ou telle disposition en soi des accords d’Evian, mais dans l’usage que pourraient en faire les ennemis du socialisme en Algérie, même ou dans les autres pays du Maghreb.

Et c’est précisément parce que le danger cette fois-ci est avant tout Intérieur à l’Algérie, débarrassée du joug impérialiste, que le moyen de le vaincre est dans une mobilisation de tous les jours des paysans et des ouvriers algériens, ainsi que des intellectuels liés à ces masses laborieuses. Cette mobilisation ne peut être assurée que par un programme qui fasse de l’Algérie le pays de ces masses laborieuses, par la réforme agraire, par le développement d’une économie planifiée qui assure une élévation du standard de vie des masses et ceci ne peut être vraiment obtenu que s’il y a, dans la société de transition, un jeu démocratique des courants se plaçant dans le cadre de la société nouvelle. Une mobilisation ainsi assurée des masses, celles-ci étant armées contre les forces réactionnaires. rien ne pourrait arrêter la marche en avant de la révolution algérienne : les forces bourgeoises ne seraient pas de taille à le faire, et d’autre part les dangers de bureaucratisation de l’Etat ouvrier seraient considérablement réduits.

Mais pour que les masses algériennes, qui ont déjà tant donné pour la victoire de la révolution sur l’impérialisme français, restent mobilisées, il faut que ce programme, que cette lutte pour la démocratie socialiste, soient animés et dirigés par un parti d’avant-garde. Les circonstances présentes posent devant le F.L.N. la question de se transformer en un parti n’ayant plus comme but premier la conduite de la lutte militaire, mais l’orientation politique de l’Algérie indépendante. La lutte militaire difficile a tendu à estomper les divergences politiques ou. du moins. à ne pas les rendre trop aiguës. Malgré cela, on a vu, pendant cette période que les nécessités de stimuler les masses les plus larges, les plus pauvres, ont contribué à radicaliser le programme et la direction de la révolution. La nouvelle période qui s’ouvre, avec ses problèmes nouveaux et des dangers nouveaux, aura des exigences plus grandes. C’est pourquoi on peut être certain que devant les militants du F.L.N. se posera le problème de former un parti plus structuré politiquement et organisationnellement, avec un programme clair, et une vie intérieure qui, en associant démocratiquement les membres du parti, permettront aussi au parti d’associer autour de lui les larges masses. Depuis longtemps déjà, ces problèmes ont préoccupé les militants algériens, ceux des maquis, ceux de la clandestinité en France, ceux des prisons, ceux de l’émigration. Et, en raison du courage qu’ils ont montré dans les années qui viennent de s’écouler, nous avons toute raison d’avoir confiance en eux pour l’avenir


Mais dans cet avenir de la révolution algérienne, les travailleurs de France ne peuvent rester des spectateurs comme ils l’ont trop été pendant la guerre. Nous ne reviendrons pas dans cet article sur cette carence de leur part, ni sur les responsabilités de cette inaction ; nous n’avons cessé de le faire depuis le 1er novembre 1954. Les directions des organisations de masse ont dissimulé aux travailleurs de France que la lutte des Algériens était au fond une révolution socialiste ; désormais il sera beaucoup plus difficile de le faire. Dans ces conditions, on peut penser que les appels à l’aide à la révolution socialiste algérienne auront une résonance grandissante. Nous n’entrerons pas dans le détail des tâches et des moyens qui permettront d’assurer cette aide. Il était tout indiqué que des militants qui, pendant les années écoulées, ont assuré l’aide nécessaire à la révolution algérienne par tous les moyens prennent l’initiative pour la période nouvelle. Un Front de Solidarité à la Révolution Algérienne a été constitué et nous appelons tous nos amis à le rejoindre.

Disons que, pour nous, nous ne nous sentons en rien engagés par les dispositions des accords d’Evian qui peuvent gêner la révolution algérienne. Nous ne revendiquons pas du tout leur application, mais leur suppression. Nous sommes pour l’évacuation complète des troupes françaises dans les plus brefs délais, nous sommes pour la suppression des bases comme Mers-el-Kebir et Reggane, nous ne voyons aucun intérêt de la classe ouvrière française aux dispositions dont bénéficient les sociétés pétrolières, françaises ou étrangères, au Sahara. Nous croyons tout à fait nécessaire qu’une aide soit accordée à l’Algérie nouvelle pour sortir des ruines et de la misère accumulées par plus de sept années de guerre, mais nous sommes opposés à ce que cette aide soit aussi un moyen d’enrichissement de capitalistes français. Sur cette base, il est possible de formuler les mots d’ordre destinés à mobiliser les travailleurs de France en faveur de la révolution algérienne.

La situation nouvelle sera marquée par une aggravation des rapports sociaux en France ; la bourgeoisie qui vient de subir une défaite en Algérie va s’efforcer de prendre sa revanche en France ; mais, la victoire de l’indépendance algérienne stimulera aussi la volonté de combat, il faut la diriger tout particulièrement vers la solidarité envers la Révolution algérienne.

Pierre FRANK.


(I) Nous parlons de défenseurs, de partisans de celle-ci, et non de gens qui n’ont jamais manifesté aucune sympathie réelle, effective, à son égard, et qui font preuve, dans ce cas comme dans bien d’autres, d’un « gauchisme » verbal à très bon marché. Encore moins s’agit-il de ceux qui ont aidé plus ou moins longtemps Messali Hadj, avec ses prétentions qui, de grotesques sont devenues odieuses, face à ceux qui ont dirigé la lutte contre l’impérialisme français.

(2) Nous reviendrons plus loin sur la nécessité pour la classe ouvrière française d’exiger de ses maîtres l’abandon de cette base. Mais cette revendication ne peut être placée au même rang pour les Algériens. Nous avons vu l’an dernier comment le plus bourgeois et le plus occidental des dirigeants de pays sous-développés, Bourguiba, pour faire diversion à son bilan totalement négatif sur le plan social a engagé « la bataille pour Bizerte ». Par contre, à Cuba, Fidel Castro poursuit la consolidation de l’Etat ouvrier, en remettant à une période plus propice la suppression de la base yankee de Guantanamo.

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