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La paix ?

Article paru dans Programme communiste, n° 19, avril-juin 1962, p. 1-2

Depuis la signature du « Cessez-le-feu », la Gauche française remplit l’air de ses cris de triomphe et de satisfaction. Cette négociation, cette paix enfin obtenues, elle les proclame son œuvre, et, sous réserve d’application « loyale », elle s’en déclare ravie.

En un sens on peut dire, en effet, que la Gauche française a « œuvré » pour la négociation avec le F.L.N. Certes, elle n’a pas apporté à la révolution anti-impérialiste algérienne le soutien du prolétariat français. Mais elle ne le voulait pas plus qu’elle ne le pouvait. Seul un mouvement véritablement prolétarien, un parti véritablement communiste, aurait pu reprendre et appliquer les principes révolutionnaires du marxisme : le prolétariat métropolitain doit soutenir toute lutte révolutionnaire des peuples colonisés, même si elle reste nationale et bourgeoise ; il doit la soutenir en luttant contre sa propre bourgeoisie, en opposant ses intérêts de classe révolutionnaire internationale à l’intérêt national de sa bourgeoisie ; il doit la soutenir pratiquement, par son action révolutionnaire de classe contre sa propre bourgeoisie ; mais il doit en même temps aider le prolétariat colonial à s’arracher à l’influence de sa bourgeoisie à lui, à trouver son autonomie de classe et la liaison avec le prolétariat international.

La Gauche démocratique et petite-bourgeoise qui ne jure que par l’intérêt national ne pouvait évidemment pas apporter aux Algériens ce soutien révolutionnaire. Elle a néanmoins travaillé pour la négociation, mais a contrario. Car si elle n’a rien fait pour affaiblir l’impérialisme français, elle a tout tenté pour sauver l’Empire. Ce sont les gouvernements de « gauche » (à commencer par le Front Populaire) qui, du « tripartisme » au « Front républicain » soutenu par le P.C.F., ont été les plus féroces gendarmes du colonialisme. Ce sont eux qui ont jeté peu à peu dans la balance tout le poids de l’armée française, jusqu’à ce qu’éclate l’évidence : l’impuissance de l’énorme appareil militaire français à vaincre la révolution algérienne. L’O.A.S. a vraiment mauvaise grâce à crier à la « trahison » : sa politique de répression acharnée, jusqu’au-boutiste, la Gauche l’a déjà appliquée, et abandonnée bien malgré elle, parce que les combattants algériens l’y ont forcée !

Dès lors la bourgeoisie française, sauf ses groupes directement menacés par l’insurrection algérienne, ne s’est plus préoccupée que de sauver ce qui pouvait être sauvé, et d’éviter les troubles sociaux, tant en France qu’en Algérie. Là encore la Gauche a été parfaite. Elle n’a parlé que de paix et d’amitié, de négociations et d’ordre ; ne pensant qu’à l’intérêt national, elle a pris soin de n’affaiblir en aucune façon le représentant des intérêts « légitimes » de la France. Chaque fois qu’il en avait plus ou moins besoin, elle a soutenu le Gouvernement, et l’a ainsi aidé à marchander cette paix, qu’elle prétend aujourd’hui lui avoir arrachée, s’enorgueillissant de son œuvre.

Belle œuvre, en vérité ! Car le résultat de cette insurrection abandonnée à elle-même, vendue par la Gauche attachée à ses seuls intérêts bourgeois nationaux, et non soutenue par le prolétariat trahi et désemparé, le résultat de la longue lutte héroïque du peuple algérien n’est rien d’autre qu’une révolution bourgeoise avortée. La révolution d’une bourgeoisie qui a remporté un succès politique, mais est incapable de s’élever à la hauteur des tâches sociales élémentaires qui lui incombent. Car une révolution, même bourgeoise, c’est tout de même autre chose que le remplacement de M. Morin par M. Farès ! C’est la résolution d’une crise sociale par la transformation radicale de toutes les structures sociales. Or la bourgeoisie algérienne, associée ou non à la France, est incapable d’entreprendre ce bouleversement, inapte à résoudre même de façon bourgeoise, l’effroyable crise de la société algérienne ; elle est incapable de donner la terre aux millions d’hommes arrachés à leur village, et tout aussi incapable de leur fournir un travail salarié. En Algérie, on voit poussées à l’extrême les contradictions qui, à l’ère de l’impérialisme, entravent la révolution bourgeoise dès ses débuts.

Aussi n’est-il rien de plus vain que le pacifisme béat de la Gauche. « Les Algériens ont conquis le droit à l’indépendance nationale, tout est bien qui finit bien. » Pauvres idéalistes, croyez-vous vraiment qu’ils ne se sont battus que pour « faire respecter leur dignité » ? Ne voyez-vous pas l’effroyable misère qui les poussait à la lutte ? Cette misère est toujours là ; la bourgeoisie algérienne ne pourra y remédier et les millions d’hommes déracinés et sans travail ne se laisseront pas payer de mots. Ils constituent une formidable force explosive, contre laquelle la bourgeoisie algérienne fourbit déjà ses Forces de l’Ordre. Qu’elle tremble, elle, et tous les chantres de la Paix : il n’y aura pas de paix sociale dans l’Algérie indépendante !

Le seul avantage de l’indépendance, c’est de lever une hypothèque. Bien que toujours liée à la France en vertu des accords, la bourgeoisie algérienne ne pourra plus opposer aux revendications sociales le « préalable » de l’indépendance nationale, et les questions se poseront sur leur véritable terrain : le terrain de classe. Poussées à la lutte par la détresse, les masses algériennes briseront tôt ou tard l’Union nationale et enflammeront la lutte de classes dans toute l’Afrique. Le prolétariat africain pourra alors trouver la jonction avec le prolétariat international, et par là, la solution de tous les problèmes des pays du Tiers Monde. Car aucune domination bourgeoise, quelle que soit la couleur de sa peau, ne pourra mettre fin à la crise sociale dans laquelle les a précipités l’irruption du capitalisme. Seule la dictature internationale du prolétariat, libérée de toutes les contradictions et des impératifs de l’économie capitaliste, y parviendra.

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