Note éditoriale parue dans Quatrième Internationale, 20ème année, n° 15, avril 1962 (2ème trimestre), p. 3-4
Une phase de la Révolution algérienne sera bientôt close, une autre — plus importante — commencera. Il s’agira de voir de quelle manière le F.L.N., la direction que s’est donnée le peuple algérien dans sa lutte pour l’émancipation, saura répondre aux aspirations révolutionnaires des masses paysannes, des ouvriers et des « éduqués » et réaliser, après l’indépendance formelle, la Révolution.
La lutte armée entre l’impérialisme français et les masses algériennes dirigées par le F.L.N. se termine par une « paix de compromis », qui reflète le rapport de force sur le terrain militaire et général, vers laquelle s’est orientée, du reste en connaissance de cause, la direction du F.L.N., combinant action militaire et action diplomatique pour arriver à un résultat tant soit peu acceptable.
Cette tactique fut justifiée par l’appréhension, en cas d’appel à l’aide massive des Etats ouvriers — que certains, mais pas tous, étaient prêts à accorder — ou à l’aide d’autres Etats arabes, de perdre en quelque sorte le contrôle algérien proprement dit de la Révolution et de transformer en même temps l’Algérie — pays après tout de population réduite et déjà terriblement ravagé par tant d’années de guerre coloniale bestiale — en une « nouvelle Corée », qui ne laisserait après une « victoire » éventuelle sur l’impérialisme que des ruines. On peut arguer que l’aide étrangère massive était nécessaire pour aboutir à une victoire militaire complète, « à la Dien-Bien-Phu », sur l’impérialisme, d’autant plus qu’il devenait évident que, malheureusement, il ne fallait pas compter sur l’aide effective du prolétariat français paralysé par ses directions traditionnelles traitresses, socialiste et communiste.
Une telle aide, qui fut offerte et dont la possibilité existe toujours, devrait au moins servir d’atout essentiel à la diplomatie de la direction du F.L.N. envers l’impérialisme, pour extorquer de lui le maximum de concessions possibles, et on doit espérer qu’elle a été utilisée adéquatement en tant que telle.
De toute façon une marche de la révolution différente, de celle qui s’est développée jusqu’à présent, avec des résultats probables différents, n’aurait été possible que dirigée par un parti politique structuré, discipliné, doté d’une idéologie et d’un programme total précis. Ce n’était pas le cas avec le F.L.N., front large, englobant toutes les tendances idéologiques de la Révolution algérienne, du « bourguibisme » au « socialisme révolutionnaire et démocratique » que préconise Fanon, à structure relâchée, à programme imprécis, compartimenté entre Services et Administrations quasi-autonomes les uns par rapport aux autres, parfois à régime « caïdal », sans vie idéologique et politique intérieure intense, ni contrôle démocratique collectif.
La « paix de compromis » à laquelle aboutit la longue phase des négociations secrètes entre le F.L.N. et le gouvernement gaulliste, comporte des clauses économiques, militaires, politiques, qui, observées à la lettre, ne sauraient que bloquer la révolution, la cantonnant dans une sorte de régime « bourguibiste », « associé » par de multiples liens à l’ex-métropole.
Mais on peut envisager toutes les clauses restrictives d’une réelle indépendance, comme des concessions octroyées à de Gaulle pour qu’il puisse faire entériner l’accord par son armée, et arriver à mater ainsi la résistance suprême à laquelle les forces fascistes en Algérie et en France recourront pour empêcher le proche accès à l’indépendance de l’Algérie.
Et aussi bien le F.L.N. que de Gaulle savent parfaitement que les accords conclus ne sauront résister longtemps à la poussée révolutionnaire des masses, dès l’accès au pouvoir du F.L.N., annulant en fait nombre des clauses actuelles qui concernent les garanties de la minorité colonialiste européenne, le régime économique du Sahara, les bases militaires, la présence de l’armée française en Algérie.
Il est certain que tout dépend encore du regroupement idéologique, nécessaire et inévitable, au sein du F.L.N. et de la vaste base de la Révolution algérienne, qui englobe les militants des maquis et des villes algériennes, de l’armée en Tunisie et au Maroc, les milliers de prisonniers en France, et sa transformation rapide en parti politique structuré, discipliné, doté d’un programme précis, socialiste démocratique, préparant en tant que tel son accès au pouvoir et la reconstruction économique et politique du pays.
Ce regroupement idéologique se fera de toute manière, tant la Révolution algérienne a déjà été profonde, ayant labouré, secoué, transformé les masses algériennes jusqu’au tréfonds. Il ne saurait être possible en Algérie de gouverner demain par l’instauration d’une dictature policière, d’un régime « bourguibiste » qui renvoie les réformes de structure nécessaires aux calendes grecques, ou qui palabre sur la « révolution » toujours à venir et qui ne vient jamais.
Les masses paysannes et ouvrières, qui ont tant souffert et qui se sont aguerries dans une longue lutte implacable contre un impérialisme puissant, exigeront impérieusement d’être payées comptant et vite. L’Algérie s’achemine vers une nouvelle phase tumultueuse de son destin révolutionnaire, aux grandes répercussions dans tout le Maghreb, dans les pays arabes, l’Afrique tout entière, la péninsule ibérique, la France également.
Une étape est close, mais la lutte continue sous d’autres formes, pour le parachèvement de la Révolution socialiste algérienne, première implantation du socialisme sur le continent africain.
1er mars 1962.