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Daniel Guérin : « Les Noirs américains luttent pour leur décolonisation »

Entretien avec Daniel Guérin paru dans Révolution africaine, n° 46, 14 décembre 1963, p. 8-9

Daniel Guérin vient de publier aux Editions de Minuit, un nouveau livre, Décolonisation du Noir américain. Ce livre vient à son heure, à l’heure où l’assassinat du président Kennedy et l’enquête qui se mène à Dallas prouvent que le racisme reste puissant aux Etats-Unis.

Daniel Guérin a publie de nombreux ouvrages sur les problèmes de la révolution Depuis Fascisme et grand capital, paru avant-guerre, jusqu’à Front populaire, révolution manquée, son avant-dernier livre, en passant par Au service des colonisés, il n’a cessé de tenter un approfondissement systématique des méthodes et de la stratégie révolutionnaire.


• — Votre livre parait à un moment où les États-Unis sont particulièrement à l’ordre du jour. Pouvez-vous en retracer la genèse ?

_ Eh bien, ce livre est la suite de travaux entrepris de longue date. J’ai fait en 1947-48 un séjour prolongé aux Etats-Unis. De New York au Pacifique, j’ai eu des discussions très nombreuses avec des journalistes, des syndicalistes, des responsables politiques. etc. De ce périple est sorti en 1950-51, un livre, Où va le peuple américain ?, dont le tome II (sur la « Révolte nègre ») est aujourd’hui épuisé.

A l’époque, j’avais passé trois mois dans le Sud des Etats-Unis. Mon livre d’aujourd’hui est, si vous voulez, une nouvelle version de l’ancien travail, mais une version très approfondie, très remaniée, précédée d’une préface qui réactualise le problème et complétée de chapitres, qui s’efforcent d’expliquer l’évolution du problème noir aux U.S.A. depuis quinze ans.

• Si nous abordions alors votre expérience vécue du problème noir pendant les trois mois de votre visite aux Etats-Unis ?

_ Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce furent trois mois mouvementés. A l’époque, je ne savais pas conduire et c’est un ami noir qui me servait de chauffeur. Pendant trois mois, je peux dire que j’ai vécu parmi les Noirs et que j’ai affronté seconde après seconde le problème de la ségrégation.

Nous déjeunions à la cuisine

Lorsque nous nous arrêtions pour déjeuner dans un restaurant au bord de la route, les difficultés commençaient ; car il n’existe pratiquement pas de restaurants pour les Noirs hors des agglomérations ; il était interdit à mon compagnon de route de mettre les pieds dans ces restaurants ; la seule solution, c’était que j’aille lui porter son repas dans la voiture. Comme je protestais, cela faisait des histoires à n’en plus finir ; il nous est arrivé de nous retrouver tous deux assis à la cuisine, sur des caisses en bois, en train de déjeuner au milieu des cuisiniers et des marmitons noirs ébahis.

Plus d’une fois aussi, j’ai eu des ennuis avec la police ; que faisais-je dans un hôtel réservé aux « Niggers » ? Pourquoi diable voyager avec un Noir ? J’ai même été arrêté et interrogé par le F.B.I. qui estimait que seul un agent communiste pouvait avoir de telles fréquentations. Je raconte dans mon livre quantité d’autres anecdotes tout aussi significatives.

Au cours de ce périple, j’ai interrogé quantité de gens et j’ai lu la quasi-totalité des ouvrages et publications consacres au problème noir.

• Et pour réactualiser cette documentation de base ?

— Eh bien, j’ai suivi de très pris l’évolution du problème et particulièrement les deux grandes forces nouvelles nées dans le milieu afro-américain, le mouvement Freedom Now et l’extraordinaire expansion de la secte des Black Mulims, les musulmans noirs.

Vous savez que, face à la ségrégation raciale, les Noirs américains se trouvent partagés entres deux options : l’intégration ou la « séparation », c’est-à-dire la création d’une « nation noire ».

Les mésaventures de Marcus Garvey

Ce double choix s’est pose dès le XIXe siècle, qui a déjà vu des tentatives de retour en Afrique ; c’est ainsi que naquit le Liberia. Mais c’est au lendemain de la première guerre mondiale que le mouvement séparatiste prit toute son ampleur ; un Noir jamaïcain, Marcus Garvey, fonda le Back to Africa Movement, qui réussit à regrouper sur le mot d’ordre du « Retour en Afrique » plusieurs millions de Noirs. Pour préparer cette émigration vers la terre ancestrale, Marcus Garvey se lança avec les abondantes cotisations des membres du mouvement, dans des entreprises financières hasardeuses. Il fonda une compagnie de navigation, la Black star Line, qui devait servir à rapatrier ses compatriotes, des hôpitaux, des coopératives, etc. Ce fut la faillite et Marcus Garvey fut jeté en prison.

Aujourd’hui, les musulmans se situent dans la même lignée séparatiste. Les Muslims, vous le savez, revendiquent plusieurs des États de Dixieland, dans le Sud américain, pour y installer une nation noire.

• Cette secte fait beaucoup parler d’elle en ce moment. Pouvez-vous nous en retracer rapidement l’histoire?

_ C’est à l’époque de la grande crise de 1930 qu’apparurent les Black Muslims. A l’origine, ce n’était qu’une secte religieuse parmi toutes celles qui prolifèrent aux U.S.A. ; elle lut créée par Elijah Poole, fils d’un pasteur baptiste, qui affirme avoir rencontre Allah en personne, s’être vu conférer par Lui le titre de prophète et prit le nom d’Elijah Muhammad. Cet Islam quelque peu frelaté et hérétique choqua quelque peu les véritables musulmans américains (c’est-à-dire les immigrants croyants venus de pays de l’Islam) mais, peut-être parce qu’elle se greffait astucieusement sur le monde arabe et sur une religion qui rassemble des millions d’êtres humains, la secte prit une expansion inattendue. Elijah Muhammad fut même admis à faire le pèlerinage de La Mecque.

A l’heure d’Addis-Abeba

Aujourd’hui, les Black Muslims ont quelque 300 à 400.000 adhérents ; mais en réalité, ils touchent beaucoup plus de monde : plusieurs milliers de Noirs américains.

Le grand fait à noter, c’est que les Black Muslims suivent de très près l’évolution politique du Tiers-Monde et particulièrement de l’Afrique. Leur journal Muhammad speaks, donne régulièrement des nouvelles des mouvements de libération et de l’évolution du continent africain. Elijah Muhammad, son fils Akbar, qui parle couramment l’arabe, Malcolm X, ont fait plusieurs voyages dans les pays du Moyen-Orient, au cours desquels ils ont eu des contacts politiques. Grâce aux Black Muslims, les Noirs des Etats-Unis sont aujourd’hui à l’heure d’Addis-Abeba. C’est un immense progrès par rapport à des temps encore récents, où les Afro-Américains étalent si aliénés par le mépris raciste des Blancs qu’ils considéraient comme une insulte de se voir rappeler leur origine africaine. « Nous africains, vous voulez rire. Nous sommes américains avant tout ». Leur seule revendication, c’était d’être considérés comme des Américains à part entière.

• Cela nous amène donc à parler maintenant des intégrationnistes…

Du côte des intégrationnistes, il y a eu aussi bien du changement en quelques années. Les vieux dirigeants de la N.A.A.C.P. (l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur) qui luttaient pour une intégration progressive, ont été débordés sur leur gauche, on les traite aujourd’hui péjorativement de « gradualistes ». Le mouvement plus radical qui les a dépassés est ne sous Le slogan de Freedom Now, « Liberté tout de suite ».

Je voudrais insister sur la relative similitude qui existe entre l’évolution de la communauté afro-américaine depuis six ans et celle du nationalisme algérien à partir de 1954. Dans le deuxième cas, il s’est agi d’une révolte de jeunes contre des aînés, aux méthodes banqueroutières : ici, comme là, un rejet du légalisme, du réformisme, qui avaient fait la preuve de leur impuissance.

Un seul député

Il faut dire qu’aux U.S.A., les Noirs n’ont particulièrement rien à attendre des voies légales et singulièrement de la voie électorale. D’abord parce qu’une infime minorité d’entre eux peut accéder aux urnes ; on emploie ici les astuces les plus scandaleuses pour empêcher leur inscription sur les listes électorales. Les Noirs, qui forment le neuvième de la population américaine, ont un seul représentant au Congrès, le pasteur Adam Clayton Powel, député de Harlem !

Si les Noirs se voyaient octroyer les droits civiques, pour qui, diable, voteraient-ils ? Le parti démocrate est un peu moins réactionnaires que le parti républicain, bien sûr et c’est lui qui bénéficie généreusement du vote des électeurs noirs : mais il se trouve que les députés racistes des Etats du Sud sont démocrates pour des raisons qui tiennent au complexe passé politique des Etats-Unis. Impossible donc pour les Noirs d’obtenir des avantages vraiment substantiels par cette voie. A ce propos, il faut apprécier l’action de l’administration Kennedy sous sa véritable optique : l’objectif recherché, c’était en réalité de désamorcer la révolte noire, de débarrasser la ségrégation de ses aspects les plus scandaleux, les plus nuisibles à la société américaine vis-à-vis du Tiers-Monde. Mais, même si les Noirs pouvaient entrer dans tous les restaurants, s’asseoir à toutes les places des autobus et même accéder aux urnes, le problème racial serait loin d’être définitivement résolu aux Etats-Unis.

Les Algériens doivent le savoir : ici, en Algérie, il n’y avait pas de ségrégation ouverte et les Arabes pouvaient légalement entrer n’importe où. Il n’empêche que la ségrégation y était aussi réelle qu’aux USA. Quoi qu’il en soit, le fait nouveau qui obligea l’administration Kennedy à poser le problème en termes relativement moins timorés que ses prédécesseurs, c’est que la lutte pour l’émancipation des Noirs américains a pris, ces derniers mois, le caractère d’une vague de fond populaire et la forme d’une action directe de masses.

• D’une action directe non-violente ?

_ Oui, il faut d’ailleurs, faire le point de la non-violence…

A mon avis, on a sous-estimé, en Europe et ici, sa signification politique et sa portée. Il ne faut pas perdre de vue que les Noirs américains sont une minorité ; ils ne représentent que 11 % de la population et sont de moins en moins groupés géographiquement. Depuis plusieurs années, le vieux Sud s’est littéralement vidé au profit des centres industriels du Nord et de l’Ouest ; cet exode ne se limite tailleurs pas aux Noirs ; les « pauvres blancs » du Sud émigrent eux aussi attirés par un secteur d’activité plus moderne, l’espoir de meilleurs salaires, etc.

Une non-violence tactique

Bref, la communauté noire se dilue de plus en plus. Dans de telles conditions, le recours à la force, une lutte armée, par exemple, se heurterait à une répression sanglante ; de plus, les formes d’action non-violentes permettent aux Noirs de semer, d’une certaine manière, le désaccord au sein des Blancs ; certains éléments désapprouvent la répression à laquelle se livrent les Sudistes, alors qu’un affrontement violent ressouderait automatiquement le bloc des visages pâles ; la non-violence est une habile façon de se concilier une partie de l’opinion publique nationale et internationale. Il s’agit, si vous voulez, d’une non-violence tactique et pas du tout d’une non-violence de principe.

Evidemment, il y a dans cette forme d’action une contradiction ; les Blancs, eux, sont armés et disposent de moyens de répression puissants, dont ils n’hésitent pas à faire usage. Dans certains cas, l’autodéfense armée est pour les Noirs une nécessité vitale. Je vais vous raconter une anecdote qui vous soulignera la contradiction dans laquelle se trouvent enfermés les hommes de couleur. A Monroe, en Caroline du Nord, un dirigeant de la section locale de la N.A.A.C.P.. Robert F. Williams, avait décidé de créer des noyaux d’autodéfense et d’armer les Noirs de la ville. Cela lui valut, d’ailleurs, t’être exclu de la N.A.A.C.P.

Un jour, deux Blancs, un couple, promenèrent à travers la ville des pancartes portant des slogans racistes qui étaient autant de provocations au meurtre ; le lendemain, ils furent reconnus par les Noirs et pourchassés aux cris de « Tuez-les, tuez-les ! ».

Robert Williams les prit alors sous sa protection et les hébergea chez lui. Résultat : la police fédérale l’accusa de « kidnapping », investit sa maison et Williams n’eut que le temps de s’enfuir : il put gagner le Canada et de là Cuba, où il dirige maintenant les émissions radiophoniques Free Dixie, « Sud libre ». Donc, vous le voyez, la non-violence risque à chaque instant d’aboutir à la violence…

• Pensez-vous qu’une lutte d’ordre purement racial puisse déboucher sur une contestation politique, que la latte contre le racisme, en d’autres termes, puisse déboucher sur une contestation du capitalisme ?

— Il est évident que le racisme ne peut être totale que dans un cadre socialiste. Ceci dit, la lutte des Noirs américains est loin d’avoir atteint ce niveau.

Antiracisme et classes sociales

Il est indispensable de procéder, même brièvement, à une analyse des aspects de classe que revêt aux Etats-Unis la lutte antiraciste.

Les intégrationnistes se recrutent indéniablement au sein de la « bourgeoisie noire », qui n’est d’ailleurs, qu’une « petite bourgeoisie », parmi les étudiants les membres des professions libérales ; bref, ceux qui ramassent les miettes du festin et qui, tout en étant lésés par l’ordre établi en sont, en même temps, dans une certaine mesure, les bénéficiaires.

Par contre, les sous-prolétaires noirs rejettent avec beaucoup plus de conviction la suprématie blanche. Ils ont tout à y perdre, rien à gagner. C’est dans ce prolétariat que les Black Muslims recrutent leurs adhérents et qu’ils accroissent sans cesse leur audience. Lorsqu’un jeune paysan noir débarque du Sud dans les faubourgs de Chicago, de Boston, de Détroit ou de New York, il est isolé, projeté hors de tous les cadres traditionnels qui entouraient son existence de plus, le plus souvent, réduit au chômage. C’est alors que les Black Muslims le contactent, le prennent en main, lui apportent une double promotion : spirituelle et matérielle ; il est extraordinaire de voir le rôle que joue la secte dans la vie de ses humbles adeptes. Une fois convertis, ils ne boivent plus, ne fument plus, ne dansent plus, ne se droguent plus, etc., etc.

De même la revendication d’une « république noire » séparée est significative du rêve confus d’une classe qui, désespérément, est à la recherche d’une patrie à elle, où elle puisse marcher la tête haute.

• Les Black Muslims sont donc, d’une certaine manière, représentatifs de la classe ouvrière noire américaine ?

_ Dans une large mesure, c’est incontestable. Cela peut sembler farfelu et mystificateur, mais C’est un fait. Et les responsables de ce fait sont, en premier lieu, les dirigeants de la classe ouvrière américaine blanche. Ce n’est pas un hasard si les Black Muslims ont pris l’importance qu’ils ont aujourd’hui, au moment où la classe ouvrière américaine, marquée par la guerre froide, sombrait dans la collaboration de classes et un renouveau du préjugé racial. Il faut souligner, par exemple, que seul le Syndicat de l’automobile a participé à l’organisation de la Marche sur Washington. Comment s’étonner, dès lors, que les Noirs américains, abandonnés par le Labor, veuillent s’émanciper par leurs propres moyens et dans l’hostilité à l’égard de tous les Blancs ?

Les Black Muslims sont les premiers à avoir mis en cause radicalement l’ « américanisme », l’American way of life. Dans leurs temples, ils peignent des fresques où dominent le drapeau étoilé et la potence des Etats sudistes.

L’avenir dira si ce séparatisme racial prendra la direction d’un séparatisme de classe, d’un refus de la nation capitaliste américaine. Pour hâter cette prise de conscience déjà latente, il suffirait peut-être que, parmi les travailleurs blancs, surgisse une avant-garde révolutionnaire…

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