Article paru dans L’Internationale, n° 20, mars 1964, p. 6
Nous allons montrer dans une série d’articles les problèmes et la dynamique du mouvement des Noirs aux U.S.A., ce que D. Guérin nomme, dans son dernier ouvrage « La décolonisation des Noirs américains ». Un article de ce journal (1) avait déjà tracé un tableau général de la situation. Ici nous allons approfondir les problèmes dégagés par l’analyse d’un certain nombre d’ouvrages récents consacrés aux différents mouvements noirs.
Pour l’analyse globale et détaillée d’un point de vue marxiste-révolutionnaire, il faut se référer au texte « Freedom Now » résolution adoptée par le S.W.P. (2). Quelques citations permettent de rappeler les caractéristiques de la situation et de la lutte des Noirs.
« La lutte des Noirs est la lutte d’une minorité opprimée pour les droits démocratiques pour l’égalité. Mais puisque la classe capitaliste américaine ne veut pas accorder l’égalité, elle tend à se transformer en une lutte plus large pour l’abolition du capitalisme, pour le socialisme. Sous la bannière des droits démocratiques, les Noirs apprennent à rejeter les mythes du capitalisme démocratique américain, et par leurs propres expériences dans la lutte pour la démocratie, ils arrivent à des conclusions profondément radicales, dépassant souvent d’autres secteurs des forces potentiellement anti-capitalistes. »
• DIEU BLANC ET DIEU NOIR
« En l’absence d’un mouvement ouvrier révolutionnaire ou d’une avant-garde socialiste puissante, le radicalisme des masses des ghettos du nord passe par la voie de la conscience de race, rejetant la société des Etats-Unis comme le monde des blancs. »
« Dans ces conditions, le nationalisme noir est un grand moyen « d’identification de soi », une méthode permettant à une minorité opprimée de se différencier de ses oppresseurs, de s’unir idéologiquement et organisationnellement pour se libérer de l’oppression. »
Cette quête de soi, la naissance d’une conscience noire est exposée d’une manière très littéraire dans un des derniers ouvrages de l’écrivain noir James Baldwin. Celui-ci a pris une large part au mouvement intégrationniste de l’an dernier. « La prochaine fois, le feu » (3) se fonde essentiellement sur une réflexion morale. Que devient un Noir dans un monde de Blancs fait pour et par des Blancs ?
Baldwin nous montre bien qu’exception (dès sa jeunesse il prêcha dans une église au lieu de venir grossir le lumpen prolétariat de Harlem), en fait il lui était difficile de ne pas s’apercevoir du rideau que plaçait la religion entre les rapports sociaux.
« Mais — et cela malgré moi, je le sentais même alors, il y a si longtemps, sur le sol immense de cette église, Dieu est blanc. Et si son amour était si grand et s’il aimait tous ses enfants, pourquoi alors nous les Noirs avions-nous été rejetés si loin, si loin ? Pourquoi ? »
Et cette contradiction qui devient personnelle comme le montre la citation qui suit est en fait celle de tous et elle permet une prise de conscience des Noirs de leur situation d’opprimés racialement et socialement. L’Eglise catholique ne camoufle plus cela, au contraire par l’identité des Eglises noires et blanches, par le fait que le même Dieu des Eglises n’est en réalité pas le même pour les Noirs et les Blancs, cette église devient un catalyseur des consciences noires.
« Et le sang de l’Agneau ne m’avait en rien purifié. J’étais tout aussi noir qu’au jour de ma naissance. C’est pourquoi, lorsque je me trouvais face à face avec des fidèles, je n’avais maintenant pas trop de toutes mes forces pour ne pas bégayer, ne pas jurer, ne pas leur dire de jeter leurs bibles, se relever, rentrer chez eux et organiser par exemple une grève des loyers. »
L’idée de révolte que décrit Baldwin (qui abandonne en fait très vite la religion) est d’abord de nature religieuse. Mais son intérêt est grand car cela est effectivement vrai : il n’y a pas encore de partis politiques noirs aux U.S.A. Et tous les mouvements sont fortement imprégnés d’idéologie religieuse. La réalisation dans les faits de celte opposition est le Dieu noir des musulmans noirs qui en tant que Dieu des noirs s’oppose au Dieu des blancs.
• LES BLACK MUSLIMS LIBÈRENT LES NOIRS
La deuxième partie de l’essai de Baldwin leur est consacrée. Au début il leur est très opposé à cause de leur violence mais son attitude change (et ce changement peut devenir collectif) pour deux raisons. L’attitude de la police lorsqu’il y a des meetings des Blacks Muslims en fut une.
« Ces policiers-ci ne faisaient rien. Manifestement ce n’était pas parce qu’ils avaient été gagnés par des sentiments humanitaires mais parce qu’ils avaient reçu des instructions et parce qu’ils avaient peur. »
L’autre fut le comportement de la foule :
« Ils (les Noirs) étaient satisfaits d’enfin voir ce qu’ils savaient déjà confirmé par l’autorité divine, d’entendre — et c’était là pour eux une émotion grandiose —qu’on leur avait menti pendant toutes ces années, toutes ces générations, que leur captivité touchait à sa fin car Dieu est noir. »
Baldwin, qui sera reçu par le chef des Black Muslims, Elijah Muhammad, leur est assez favorable. Et il nous montre qu’au-delà des contradictions de leurs théories, de leurs sentiments anti-blanc il y a une chose fondamentale :
« La puissance du monde blanc est menacée chaque fois qu’un Noir refuse d’accepter les définitions imposées par le monde blanc » — « Le Noir est devenu une belle couleur non parce qu’on l’aime mais parce qu’on la craint. »
Et ce que Baldwin nous dit des « libéraux » et progressistes ne nous étonne plus :
« Que ce soit dans des discussions publiques ou privées, tous les efforts que j’ai pu faire pour expliquer le origines du mouvement noir et les raisons de son succès ont été accueillis avec une indifférence révélatrice du peu de rapport qui existe entre les positions apparentes des progressistes et leurs réactions profondes, entre même, ce qu’ils savent et ce qu’ils sont, révélatrice finalement de leur compétence à parler ou à agir sur ou en faveur du Noir en tant que symbole ou victime, mais de leur incapacité à voir un homme en lui. »
Redonner confiance aux Noirs en eux-mêmes, en leur force, voilà ce que réalise objectivement le mouvement des Black Muslims. Et sans s’en rendre compte peut-être, Baldwin retrouve presque jusque dans l’expression une formule de Marx :
« C’est pourquoi la plus dangereuse création de tout société quelle qu’elle soit est l’homme qui n’a plus rien à perdre. »
Et ce sont là les Noirs américains.
Après s’être demandé comment se servir du passé des Noirs américains dans la lutte qui vient (et il s’oppose aux théories fumeuses des Blacks Muslims), il aborde le problème sur son véritable plan : celui de la politique.
« La seule chose qu’ont les Blancs dont les Noirs aient besoin ou qu’ils pourraient souhaiter, c’est le pouvoir. Et personne ne reste éternellement au pouvoir. »
Quelles que soient les intentions de Baldwin de régénérer la civilisation des U.S.A. par un sang « noir », le fait est que cette dernière phrase est claire et inquiète à juste titre les Blancs.
• NOIRS OU BLANCS LES PETITS BOURGEOIS SONT UN FREIN AU MOUVEMENT D’ÉMANCIPATION
Si le livre s’arrête ici, sur l’idée d’apocalypse « La prochaine fois, le feu » (que lui voudrait éviter) dans la vie, Baldwin est un militant des mouvements noirs et pour concrétiser cette analyse essentiellement morale, nous voudrions citer ici des extraits de deux discours (4) qu’il a fait récemment.
Le 4 novembre, à la Conférence annuelle du Mouvement Etudiant non-violent (S.N.C.C.) il déclara :
« Un fou a fait sauter la tête du Président. Je ne veux pas paraître brutal. Nous savons que pendant longtemps on a fait sauter les têtes des Noirs et personne ne s’en inquiétait. »
« Un homme, une voix (répétant en cela le mot d’ordre du S.N.C.C.) signifie la fin du Parti Démocrate tel que nous le connaissons actuellement. »
« Si, par exemple, vous pensez ne pas pouvoir travailler à l’intérieur du Parti Démocrate, il ne faut pas le faire. Pour libérer le pays, il faut le changer. »
« L’hésitation, qui existait avant — celle de se libérer soi-même — cette hésitation a disparu. »
Lorsqu’on lui demanda s’il proposait l’idée d’un troisième parti, il répondit :
« C’est une question qui me préoccupe beaucoup en ce moment. »
A un étudiant qui disait qu’il était facile d’atteindre les travailleurs noirs dans le Sud mais qui se demandait comment on pouvait toucher la classe moyenne blanche, Baldwin répondit qu’il n’attendait pas beaucoup d’aide de la classe moyenne, qu’elle fut blanche ou noire.
« lis ne supportent aucune révolution », dit-il. Le mouvement doit neutraliser la classe moyenne.
Et c’est encore la conclusion d’un discours qu’il fit le 12 janvier à Harlem lors d’un meeting pour la grève des loyers.
« Ceci est une révolution. Cela va devenir de plus en plus dur parce que la révolution doit réviser le système tout entier pour que nous, nous puassions vivre et pour que le pays puisse survivre. Elle est liée à la situation des Noirs et des peuples de couleur à travers le monde entier. Il faut être suffisamment courageux pour comprendre et dire ceci.
Il est important de se souvenir qu’une fois la possibilité de voter acquise dans le Sud, le Parti Démocrate, tel que nous le connaissons, et le Parti Républicain, tel que nous le connaissons, et le Sud, tel que nous le connaissons, et le pays aussi, seront différents. En ce moment, en grand nombre, les hommes au pouvoir savent ceci, et ils sont détermines, quels que soient les moyens en leur pouvoir d’éviter une telle transformation. Et c’est pourquoi le pays est actuellement en réalité au bord de la guerre civile.
Il est important de ne pas perdre notre courage ou de faire des compromis. Ne croyez personne qui vous dira de vous reposer et qu’ils s’occuperont de cela pour nous. Il est important pour nous de nous en occuper nous-mêmes et de nous préparer pour une longue et rude bataille que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. »
C’est toujours la lutte pour l’intégration, mais le langage devient violent, on parle de révolution à faire. L’idée d’un parti politique noir (et les conséquences qu’il produirait dans l’arène politique américaine), la fin des illusions sur la petite bourgeoisie (blanche et noire, ce qui est capital), enfin, la force que les Noirs trouvent dans la marche d’un mouvement où ils vont faire naître une conscience politique des Noirs en tant qu’opprimés, tout cela s’exprime chez Baldwin qui représente ainsi la position la plus avancée actuellement des intégrationnistes.
Nous verrons le mois prochain que les Black Muslims s’opposent sur ces points au mouvement intégrationniste. Mais n’est-ce pas une force organisée qui peut catalyser le mouvement noir ? Et sont-ils eux aussi à l’abri des changements ?
(1) Vers un parti noir aux U.S.A. — « L’Internationale », 14 sept. 1963.
(2) Freedom Now — « Quatrième internationale », n° 20, nov. 1963.
(3) Gallimard – 1963.
(4) « The Militant », n° 44, 9 décembre 1963, n° 4, 27 janvier 1964.
UN NOIR CANDIDAT A LA PRESIDENCE DES ETATS-UNIS
Le Comité national du Socialist Workers Party a décidé de présenter comme candidats aux élections présidentielles Clifton de Berry, pour la présidence, et Edward Shaw, pour la vice-présidence. Né dans le Mississippi et âgé de 39 ans, peintre en bâtiment, Clifton de Berry est un organisateur du mouvement syndical noir et un des dirigeants de la lutte pour la création du « Freedom now Party » (le Parti de la « liberté maintenant » pour les Noirs). Edward Shaw, imprimeur et ancien marin, secrétaire à l’organisation du S.W.P., est, lui aussi, un militant de la classe ouvrière américaine.
Cette candidature, la première candidature d’un Noir à la Présidence des Etats-Unis, est susceptible d’avoir un grand retentissement dans la conjoncture actuelle ou le combat des Noirs américains pour leur liberté prend une ampleur jamais égalée.
Un des thèmes les plus importants de la campagne des candidats du S.W.P. sera le droit des Noirs américains à un pouvoir politique et économique indépendant. La démagogie des Johnson et autres « libéraux » sera démasquée en proposant des mesures efficaces pour assurer aux Noirs des droits égaux — telles que l’intervention de troupes fédérales où Noirs et Blancs seront intégrés, ou la création du détachements d’auto-défense composés de vétérans noirs et mandatés pour agir par les autorités fédérales. Les candidats du S.W.P. feront campagne pour la destruction unilatérale des armes nucléaires, le retrait des troupes U.S. des pays étrangers, la reconnaissance de la Chine, des relations normales avec Cuba, la fin de l’aide aux régimes de dictature et certains mots d’ordre — tels que la fin de la guerre au Viet-Nam, de plus en plus impopulaire auprès des familles de soldats américains qui se sont engagés — peuvent rencontrer un grand écho dans les milieux les plus divers.
La campagne de pétitions précédant les élections sera un premier test sur cette candidature qui peut constituer un fait politique de la plus grande importance.