Article de Pierre Frank paru dans Quatrième Internationale, 17e année, n° 7, septembre-octobre 1959, p. 71-76
Depuis la fin de la 2e guerre mondiale, la pensée en France a tourné autour du marxisme. Des prêtres comme Calvez ou des laïques comme Merleau-Ponty ou Aron s’efforçaient en vain de le détruire idéologiquement ; Sartre s’évertuait non moins vainement de l’envelopper dans l’existentialisme. Et voici que la bourgeoisie voit avec stupéfaction le marxisme être contesté philosophiquement par une série d’intellectuels issus du P.C.F., ou qui étaient plus ou moins sous son contrôle. Dans ces derniers mois, au moins quatre livres ont paru qui partent du marxisme — plus exactement du marxisme tel que le présente la direction du P.C.F. — et qui expriment chacun une tentative de la « dépasser », à la lumière d’une expérience variable pour chaque auteur mais dans laquelle entrent notamment la déstalinisation et les réactions de la direction du P.C.F. à celle-ci (1). La bourgeoisie, quoi que puissent prétendre les rédacteurs de « la Nouvelle Critique », ne s’est pas jetée sur ces ouvrages, car elle voit bien qu’ils n’auront guère de répercussions hors des milieux intellectuels et qu’elle reste impuissante à tirer profit de la crise du stalinisme.
Si on se place du point de vue prolétarien, d’un véritable point de vue marxiste, ces livres — malheureusement — ne sont que des produits de la décomposition du stalinisme, montrant combien les auteurs, sans le vouloir, restent imprégnés de conceptions fausses, non spécifiquement staliniennes, mais qui leur furent enseignées par la direction du P.C.F. Globalement, ces livres ne constituent aucun pas en avant, mais, au contraire, trop souvent des pas en direction d’une confusion et d’un éclectisme encore plus grands.
Les quatre livres mentionnés sont fort différents entre eux, mais ils ont des points communs, des caractéristiques communes, dont nous relèverons celles qui, à notre avis, sont essentielles.
Tout d’abord, bien que leur point de départ soit la crise du stalinisme et la faillite de la direction Thorez, les auteurs de ces livres se limitent à une critique philosophique et, loin de mettre en cause la politique de cette direction, se déclarent en fait d’accord avec ce qu’il y a de fondamental en elle, à savoir le rejet de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et la conception de voies parlementaires et pacifiques vers le socialisme. Ils sont dégoûtés des méthodes, ils sont écœurés des dirigeants ; les échecs du P.C.F. ils l’attribuent non à la politique mais à ceux qui dirigent et aux méthodes qu’ils emploient. Ces auteurs ne sont pas des hommes politiques, et on ne leur demande pas un examen approfondi de la politique du P.C.F. depuis, disons, la Libération ; mais leurs livres sont aussi des prises de position politique, et c’est opérer un peu légèrement que de ne pas faire la moindre tentative de réexamen des données de base de cette politique, lesquelles constituent une révision commise aussi bien par Staline et Khrouchtchev que par Thorez, Togliatti et autres leaders des P.C. envers Marx et Lénine.
Mais puisque nos auteurs ne veulent pas aborder le stalinisme et le marxisme sur le plan politique, engageons-nous avec eux sur le plan philosophique où ils se sont placés Nous trouvons aussitôt un autre point commun à ces livres, une base commune à leurs développements si différents soient-ils. Identifiant l’enseignement stalinien avec le marxisme, ils se sont aperçus que ce qu’ils avaient cru être la théorie la plus développée de l’homme et de la société, était en fait une idéologie, c’est-à-dire une représentation mensongère, déformant la réalité, et utilisée par certains hommes à des fins spécifiques. Selon eux, l’expérience de l’Union soviétique aurait montré que le marxisme n’était pas la théorie découvrant le mystère des sociétés humaines, notamment du capitalisme, et apportant le moyen de libérer vraiment l’humanité. Elle aurait montré aussi que le marxisme joue dans la société soviétique le rôle d’une idéologie. Ils vont tous également plus loin. Un enseignement fondamental du marxisme est que, là où il y a idéologie, il faut rechercher pour la comprendre les intérêts sociaux qui l’ont engendrée. Tous quatre laissent de côté cet enseignement marxiste et tiennent le raisonnement suivant : dans la société soviétique, il subsiste l’aliénation de l’homme, contrairement à ce que Marx avait prédit au sujet de la société socialiste. Par conséquent la question de l’aliénation n’a pas été suffisamment approfondie, et c’est à partir d’une étude à son sujet que nous parviendrons à nous réorienter. Bref, au lieu d’une étude concrète de la société soviétique depuis sa création, ils s’engagent dans un examen du problème de l’aliénation.
Quelle joie d’être philosophe ! Si la Révolution russe a engendré entre autres des monstruosités, si la direction du P.C.F. a été impuissante à dresser les ouvriers contre de Gaulle, c’est parce que le marxisme n’avait pas poussé assez loin la théorie de l’aliénation. Celle-ci serait au centre de tout le système de Marx.
S’il est vrai que dans les premières œuvres de Marx qui peuvent être déjà qualifiées de marxistes (notamment le Manuscrit économico-philosophique de 1844) l’aliénation occupe une grande place, cela tient avant tout au processus bien connu de la formation du marxisme chez Marx — à partir de la critique de Hegel et Feuerbach — mais cela ne veut pas dire du tout que l’aliénation est à la base du marxisme. Disons ici qu’un des autres traits communs de ces auteurs, c’est une ignorance parfois surprenante, comme nous le verrons à plusieurs reprises dans cet article, sur des questions qu’une connaissance un peu sérieuse du marxisme ne devrait pas permettre. Par exemple, à propos de l’aliénation, non seulement ils ne tiennent pas compte que l’aliénation n’occupe qu’une place très relative dans les œuvres auxquelles Marx a consacré le plus grand nombre d’années de sa vie, mais ils paraissent ignorer que Marx avait combattu une école socialiste qui elle aussi avait placé l’aliénation au centre de la lutte pour le socialisme. Ont-ils lu ce que Marx a écrit dans « l’Idéologie allemande » (1846) sur l’école dite du « vrai socialisme allemand » ? N’ont-ils pas lu dans le « Manifeste communiste » de 1848 les lignes suivantes :
« On sait comment les moines recouvrirent les manuscrits des œuvres classiques de l’antiquité païenne d’absurdes légendes des saints catholiques. A l’égard de la littérature française profane, les gens de lettres allemands procédèrent inversement. Ils glissèrent leurs insanités philosophiques sous l’original français. Par exemple, sous la critique française des fonctions de l’argent, ils écrivirent : « Aliénation de l’être humain », sous la critique française de l’État bourgeois, ils écrivirent : « Élimination de la domination de l’universalité abstraite », etc. »
Ainsi un chapitre qui paraissait bien dépassé du Manifeste Communiste retrouve un peu d’actualité. Ainsi, loin de progresser par rapport au marxisme, comme ils en ont plus ou moins la prétention, nos auteurs s’engagent sur une voie proche de celle que Marx, il y a 110 ans, plaçait dans la catégorie du « socialisme réactionnaire » (2).
Mais comment ont-ils été amené là ? Leurs intérêts philosophiques les y prédisposaient dans une mesure, et le sujet se prête à de nombreux et longs développements. « L’homme » se trouve et se trouvera encore longtemps, dans la phase de transition vers le socialisme, en présence de produits de sa propre activité qui échapperont à son contrôle et lui apparaîtront comme des forces étrangères et hostiles. L’État bureaucratisé dirigé par Staline et la bureaucratie en est l’illustration la plus extraordinaire. Mais la véritable explication est autre, elle est sociale et politique. Cette recherche philosophique sur l’aliénation permet de noyer la contradiction fondamentale de la société bourgeoise, entre capitalistes et prolétaires, dans une contradiction entre « l’homme » (Lefebvre dit le « philosophe ») et la société. Ainsi le penseur petit bourgeois aspirant au socialisme très sincèrement mais déçu par les résultats de certaines phases de la lutte des classes, abandonne le terrain politique, se replie philosophiquement sous sa tente pour tenter de trouver dans sa propre sagesse la formule, les mots qui sauveront le monde. Il est faux de leur attribuer, à la manière stalinienne, des intentions perfides et traitresses. Bien au contraire, leurs intentions sont souvent les meilleures, mais le chemin sur lequel ils s’engagent peut conduire aux pires abîmes.
Ce n’est également pas par hasard si les prêtres catholiques qui ont consacré leur temps à étudier le marxisme se sont accrochés à la question de l’aliénation. Il leur était si facile de transposer le rapport entre l’homme et la société, en rapport entre l’homme et Dieu. Par contre les prêtres qui ont étudié le marxisme en partageant l’expérience de la classe ouvrière dans les entreprises, les prêtres-ouvriers, pour la plupart n’ont pas été portés vers des dissertations sur l’aliénation en général, mais sur l’aliénation plus spécifique du prolétariat et sur la contradiction fondamentale de la société entre bourgeois et prolétaires. Cette expérience si pragmatique fut-elle a tout de même quelque valeur.
Laissons pour le moment la question qui trouble ces auteurs, du marxisme comme théorie ou comme idéologie, et voyons un peu ce qui caractérise chacun de leurs livres. Nous ne pouvons examiner chacun d’eux à fond, nous nous efforcerons de relever ce qui, dans chacun d’eux, nous parait le plus important.
« L’autocritique » d’Edgard Morin doit être mise dans une catégorie particulière. Car, bien qu’elle contienne un certain nombre de pages sur les problèmes idéologiques, elles sont loin d’être l’essentiel de ce livre. D’ailleurs, Morin lui-même n’attache qu’une valeur relative à cet aspect des choses. Ne dit-il pas qu’il était lié au P.C. pour des raisons affectives, que la justification idéologique et politique de cette adhésion constituait une « Vulgate », c’est-à-dire en fait un raisonnement auquel on ne donne que peu d’importance et qui n’est pas la cause profonde de l’adhésion à une Église ?
Ce livre de Morin est, dans ces conditions, le plus intéressant et le plus sympathique des ouvrages qui sont examinés dans cet article. C’est la relation de l’expérience d’un jeune intellectuel venu au P.C.F. au cours de la guerre par la Résistance, qui vivra ensuite l’expérience d’un grand nombre d’intellectuels communistes ainsi recrutés, dans leurs rapports avec la direction de ce parti. A certains égards, ce livre se rattache aux « Mandarins » de S. de Beauvoir. On y trouvait ces jeunes qui, pendant la guerre et tout de suite après celle-ci, se posaient la question : « Faut-il adhérer au Parti ? » Morin décrit l’expérience de ceux qui, ayant répondu alors affirmativement, devaient quelques années plus tard, intellectuellement et moralement désappointés, se poser la question : « Faut-il rester au Parti ou le quitter ? ». La plus grande qualité de ce livre, c’est sa sincérité. Morin ne cherche pas que le lecteur se fasse telle ou telle opinion de lui. Il donne les faits, les réactions de nombreux intellectuels du P.C.F., les rapports qui existaient entre eux et leurs rapports avec le parti et sa direction, sans embellir ni noircir le tableau et sans se préoccuper de conduire le lecteur à une opinion tant soit peu flatteuse sur son compte.
Que Morin ait adhéré au P.C.F. par un sentiment de culpabilité au moment de la bataille de Stalingrad, n’a rien de surprenant ; c’est plus pour des mobiles affectifs que par claire conscience politique que la plupart des gens, y compris les intellectuels, viennent au mouvement ouvrier et au communisme. La tâche d’un parti vraiment révolutionnaire est d’en faire des communistes. Mais qu’ont trouvé les nombreux Morin qui adhérèrent au P.C.F. dans les années 1940 ? Une machine politique, un appareil dirigé rudement par un petit nombre de personnages qui étaient loin de gagner à être connus de près. Ils se gardaient de faire participer l’ensemble du parti à l’élaboration de la politique. Des tâches étaient assignées à ces jeunes intellectuels : se livrer à des manifestations de bonne conscience (comme la vente de « L’Humanité » à certains jours), servir d’appât aux petits bourgeois (il faut lire ce qu’écrit Morin sur son complet croisé pour réunions de Combattants de la Paix), faire des travaux orientés à des fins précises, déterminées à l’avance, dans les domaines spécifiques des diverses catégories d’intellectuels. Et là, la moindre manifestation d’une pensée indépendante, quelle qu’elle soit, devenait suspecte. « Tu vas te faire exclure », dit un intellectuel à un autre qui lui expose le thème d’un livre qu’il prépare.
Au début, quelques-uns de ces intellectuels partirent sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. L’affaire yougoslave, tôt venue, fut acceptée de force. Mais la première grande crise de la déstalinisation, on le comprend, devait détacher de la direction du P.C.F. tous les intellectuels, à l’exception de ceux qui avaient trouvé un débouché dans l’appareil ou qui aspirent à y faire carrière.
« La Somme et le reste » d’Henri Lefebvre est à la fois le récit d’une expérience (l’auteur l’appelle son « itinéraire ») et une longue dissertation philosophique. Pendant de longues années, Lefebvre fut presque le seul des intellectuels communistes à être lu avec intérêt. Il ne ruait pas dans les brancards, mais ses œuvres témoignaient et de profondes connaissances philosophiques et d’une capacité d’aborder des thèmes nouveaux ; il ne maniait pas ce que les Polonais ont appelé la « langue de bois » stalinienne et il ne réduisait pas ses travaux à une suite de citations d’autorités réelles du marxisme ou fabriquées par le stalinisme. Aussi est-il pénible de constater que l’évolution de Lefebvre se fait dans une direction rétrograde, et on doit dire que « la Somme et le reste » met en lumière les aspects les plus détestables de son auteur tant dans la partie « itinéraire » que dans celle où il traite de problèmes philosophiques.
Nous avons dit plus haut que la qualité principale du livre de Morin, c’est sa sincérité, l’auteur n’étant pas préoccupé de ce que le lecteur pensera de lui après s’être confessé. En dépit de ses affirmations contraires, Lefebvre en écrivant son livre a été enclin à se justifier beaucoup plus qu’à se comprendre. L’explication est évidente : il n’était pas de ces jeunes intellectuels venus au P.C.F. pendant la Résistance ou à la Libération, il avait rejoint à ce parti bien avant, en une période où avait encore eu lieu une certaine lutte politique au sein de celui-ci contre le stalinisme montant. Il ne pouvait pas plaider l’ignorance de ce passé. C’est pendant une trentaine d’années qu’il a avalé non seulement des couleuvres mais des vipères et des reptiles staliniens encore plus gros.
Au lieu d’explications franches, le « philosophe » prétend encore avoir le beau rôle. Parce qu’il y avait dans ses livres, comme « la conscience mystifiée » de 1936, des phrases contre les deux sciences (bourgeoise et prolétarienne) où il se distançait de certaines grossièretés staliniennes, sans d’ailleurs les nommer comme telles, il ose écrire :
« Ce texte qui n’est pas isolé, pourrait fort bien se présenter rétrospectivement comme le manifeste de l’antistalinisme, bien avant qu’éclatent les félonies et les forfaitures du stalinisme ».
Héroïque précurseur de la lutte contre le stalinisme ! Il faut bien qu’il se présente ainsi lui-même, parce que personne n’aurait vraiment songé à lui dans ce rôle.
Il y a là autre chose qu’une vanité d’auteur, comme un autre exemple va nous le montrer. Indigné qu’un jdanovien insignifiant maltraite Descartes, Lefebvre remonte aux sources pour rétablir la vérité. Mais il n’a pas du tout le même souci envers les bolcheviks victimes de Staline, au moment où lui écrivait, paraît-il, le « manifeste de l’antistalinisme ». Notre revue avait déjà signalé, à propos de récentes publications de Lefebvre, qu’il ignorait la pensée de Trotsky. On voit au contraire que c’est à travers les bribes des polémiques staliniennes qu’il s’est composé une vue des idées de Trotsky. Le résultat de cette attitude antiscientifique, c’est qu’après avoir écrit que l’analyse du dogmatisme stalinien supposerait une histoire ainsi qu’une bonne sociologie du pouvoir et de l’État « socialiste », il écrit ainsi l’histoire en question :
« …la vraie question : « Comment construire le socialisme dans un pays arriéré, le socialisme défini par Marx dans les conditions d’un pays développé ? Que faire du pouvoir lorsqu’on l’a pris dans ces conditions et que d ailleurs on ne pouvait pas ne pas le prendre ? ». J’estime donc qu’il n’y a pas grand chose à tirer de ces polémiques, que Trotsky avait raison contre Staline et Staline contre Trotsky (deux mégalomanes s’imaginant pétrir l’histoire et les hommes dans leurs mains puissantes) ; que tous les deux avaient tort en ne disant pas la vérité, et que Boukharine avait raison contre les deux en posant — jusqu’à un certain point — les vrais problèmes, ceux de l’accumulation socialiste… Cependant, au risque de mettre tout le monde contre moi, je dirai encore que Staline eut raison de se débrouiller par les moyens du bord, de tirer d’une situation plus que difficile et très imprévue ce qu’on pouvait en tirer, y compris en volant à Trotsky, le moment venu, son programme d’industrialisation accélérée et de collectivisation brutale… »
Ainsi les bolcheviks n’ont aucune gloire à avoir pris le pouvoir : ils ne pouvaient pas ne pas le prendre. Ainsi c’est Boukharine qui aurait posé les problèmes de l’accumulation socialiste. Ainsi Trotsky était pour la collectivisation forcée de l’agriculture et Staline n’a fait que voler son programme. Ainsi il n’y a pas grand chose à tirer des polémiques et des luttes qui se produisirent dans le Parti bolchevik au cours des années 1920. Autant d’affirmations, autant de contre-vérités qu’une rapide lecture de quelques ouvrages dont « l’Histoire de la Révolution russe » et « la Révolution trahie » de Trotsky n’aurait jamais permis de formuler.
Lefebvre, après avoir fait preuve pendant tant d’années d’une échine souple, en face des médiocres dirigeants du PCF, se montre incapable de revenir sur le passé du mouvement communiste et de l’U.R.S.S. et patauge dans la malhonnêteté et dans la honte. Mais que vaut donc la partie spécifiquement philosophique de son dernier ouvrage ?
On y trouve un éreintement excellent de la façon stalinienne de faire du marxisme une sorte de mécanisme, un appareil distributeur automatique de réponses. On y trouve aussi, comme dans les œuvres précédentes de l’auteur, des pages intéressantes sur divers problèmes particuliers de type philosophique. Mais, partant avantagé sur ses adversaires staliniens dans ce domaine, il s’engage tout aussitôt sur une voie où il leur fait la partie belle. Ainsi, selon lui, la question du matérialisme ou de l’idéalisme est une question aujourd’hui dépassée et la philosophie pose mille et un problèmes nouveaux. Ce faisant, il procède à la manière de tant de pseudo-philosophes qui commencent par faire plus ou moins complètement table rase du passé et se lancent dans des constructions verbales. La question du matérialisme ou de l’idéalisme n’est pas du tout une question dépassée ; elle n’épuise pas le contenu d’une idéologie, mars elle est au moins la première pierre de touche pour s’orienter dans l’étude et la critique de cette idéologie. Sous un amoncellement de problèmes et de questions qui seraient à traiter, Lefebvre efface le fait que la connaissance humaine a abouti à des certitudes dans les faits et dans les idées (bien entendu dans les limites de la connaissance au stade donné). Lefebvre a franchi le doute scientifique et philosophique nécessaire et met de facto le cap vers le scepticisme. Ce qui lui fait écrire que le matérialisme dialectique est un « obstacle sur la routé de la connaissance », alors que celui-ci — et non bien sûr l’usage mécaniste qu’en font les staliniens — représente la plus vaste acquisition de la connaissance humaine à notre époque.
A vrai dire, Lefebvre illustre sur le plan qui lui est propre, celui de la philosophie, un phénomène que, nous rencontrons fréquemment sur le plan politique et sociologique : combien de gens après avoir pris pour argent comptant le « marxisme » à la sauce stalinienne, en le répudiant ne savent plus où passe la ligne de démarcation entre ce qui est vrai et vraiment marxiste et ce qui est faux.
Beaucoup moins prolixe et beaucoup plus direct que Lefebvre, Fougeyrollas dans « le Marxisme en question » déclare tout de go que le marxisme comme toute autre doctrine philosophique antérieure a fait son temps et qu’il faut trouver mieux. Aucun vrai marxiste ne peut faire la moindre objection à ce que les données de base de celui-ci soient réexaminées, revérifiées à la lumière des événements et phénomènes nouveaux, mais aucun vrai marxiste ne peut être prêt à abandonner l’acquis marxiste sans qu’il ait tenté de voir si les phénomènes nouveaux ne trouvaient pas une explication marxiste et, le cas échéant, sans remplacer le marxisme par une théorie supérieure, englobant le marxisme lui-même.
Le phénomène que, selon Fougeyrollas, le marxisme, le matérialisme historique, n’est pas en état de comprendre, c’est le phénomène bureaucratique. De son livre, il ressort qu’il est ignorant tout simplement de ce que Trotsky a écrit sur cette question. Il a tout au plus des idées de deuxième ou de troisième main, et a découvert… Burnham. Ce dernier avait fait ses trouvailles sur une prétendue nouvelle société d’exploitation lors de l’apogée au pouvoir de Staline. Fougeyrollas croit être à l’aube d’une nouvelle forme de société ni capitaliste ni socialiste au moment où se sont déjà accumulés de nombreux signes que les « managers » de la société soviétique sont menacés fortement par de puissants courants et mouvements de masse. N’ayant pas compris le stalinisme quand il y adhérait, il prétend l’expliquer maintenant, sans inclure dans son analyse la « déstalinisation ».
Fougeyrollas est à la recherche d’une « sociologie pluridimensionnelle », sous prétexte qu’il n’y aurait pas de facteur économique dominant ; il découvre le rationnel et l’irrationnel, la science et le mythe. Finalement il refuse toute certitude et ne voit plus qu’hypothèse et probabilité. C’est là un abandon d’un point de vue scientifique. L’auteur déclare même que « l’utopie contenue dans un certain esprit marxiste et freudien réside dans l’idée que la prise de conscience des mythes peut être suivie de leur radicale élimination ». Sur la voie où s’engage cet auteur on peut aisément parvenir au mysticisme, et en certains passages il n’en est pas loin.
Fougeyrollas a consacré tout un chapitre de son livre à la question de la classe sociale, car il a vu que c’était un problème-clé. Mais il ne trouve aucune réponse valable pour lui. Il repousse la définition marxiste qui définit les classes par leurs places dans un système social déterminé par le mode de production. Il repousse la définition idéaliste de la classe par la « conscience de classe », définition que nous trouverons dans le livre de Gorz. Il n’est pas satisfait de définitions descriptives et formalistes de sociologues modernes. Rien d’étonnant à ce qui lui arrive. Par son attitude antiscientifique, il ne peut aboutir qu’à cela. La valeur, la plus-value, ce sont pour lui des hypothèses. Mais « le Capital » ne s’arrête pas à ces définitions, il analyse l’ensemble des rapports sociaux qui forment l’armature économique de la société capitaliste. Si, au lieu de faire une incursion dans la question de l’aliénation, l’auteur avait réfléchi à la question de la péréquation du taux de profit — qui occupe une large place dans le tome III du « Capital » — qu’aurait-il vu ? Marx y montre comment, par le fonctionnement réel de l’économie, la plus-value produite par un ouvrier n’est pas empochée par le capitaliste qui l’exploite, mais que — à l’échelle nationale (et le phénomène se prolonge à l’échelle internationale) — tous les capitalistes (industriels, commerçants, banquiers…) ainsi que les propriétaires fonciers constituent une sorte de pool rassemblant toute la plus-value produite par les ouvriers de ce pays et qu’ils se la répartissent suivant une règle déterminée qui aboutit à la formation d’un taux de profit moyen. C’est ce mécanisme essentiel qui donne à la notion de classe une base réelle, et qui fait que ceux qui jadis ont commencé à propager la notion de conscience et de solidarité de classe, avec très peu de moyens matériels et sous les coups de la répression, ont rencontré un écho grandissant et que le mouvement ouvrier, en dépit des directions trop souvent lamentables qu’il connaît, conserve une réalité et une cohésion qui surmonteront toutes les difficultés.
Nous avions ouvert avec beaucoup de sympathie « la morale de l’Histoire » de Gorz. L’auteur voulait y exposer les « raisons de rester marxiste », « le marxisme authentique ayant été supplanté 25 années durant par le marxisme idéologique ».
Seulement son livre contient de grosses erreurs de fait et ses raisons de rester marxiste ne sont pas de meilleures.
Il reprend les formules du « Que faire ? » de Lénine sur la classe ouvrière ne parvenant au socialisme que si celui-ci lui est apporté du dehors, formules fausses que Lénine lui-même a rectifiées (préface à la réédition de 1907). Il considère que la dictature personnelle de Staline était nécessaire, ce qui est une affirmation que même les plus zélés apologistes de Staline font désormais avec bien des réserves. Il prétend que la critique, c’est-à-dire l’Opposition, était incapable d’indiquer des solutions : Gorz a-t-il lu la Plateforme de l’Opposition de gauche de 1927 ? Enfin, quelle conception n’a-t-il pas de la direction du Parti bolchevik et de l’État soviétique du temps de Lénine : « Le B.P. sous la direction de Lénine s’est constamment déchargé des fastidieuses tâches administratives » sur Staline ! Cette prétendue division entre « penseurs » (Lénine, Trotsky) et « administrateurs » (Staline) est grotesque. Lénine et Trotsky ont eu à s’occuper de plus d’un détail de l’organisation du Parti et de l’État (3), et Staline n’a pas fait que du travail d’organisation. S’il est devenu le dirigeant de la bureaucratie, c’est en partie à cause de ses manœuvres organisationnelles, mais c’est aussi parce qu’il a su, à sa manière empirique, formuler une idéologie et une orientation pour la bureaucratie.
Gorz identifie la décision du 10e Congrès sur l’interdiction des fractions avec la suppression de la liberté de discussion dans le Parti. C’est une erreur complète, la discussion dans le Parti se poursuivit effectivement jusqu’au 11e et même jusqu’au 12e Congrès. C’est plus tard que Staline, par un usage abusif de cette résolution, s’en servit pour supprimer la liberté de pensée dans le Parti.
Et quelle est la défense du marxisme, selon Gorz ? Ce que Marx avait présenté comme la marche de l’Histoire vers la société sans classe n’est pas du tout une certitude. Mais, parmi toutes les possibilités que nous pouvons envisager, le socialisme est la plus morale et par conséquent c’est celle pour laquelle il convient de combattre. Autrement dit, il n’y a pas de lois de l’histoire des sociétés humaines.
« Après Lénine [c’est-à-dire avec le stalinisme] l’Histoire n’avait plus de sens lisible ».
Il n’y a plus de lois historiques, et dans la situation actuelle, le socialisme reste l’idéal le plus moral. Le marxisme ainsi reste valable non comme certitude scientifique mais comme possibilité pour l’avenir de l’humanité. L’idéal socialiste n’a plus de base objective mais une justification morale. Il faut lutter pour lui sans aucune certitude quant à sa réalisation.
Cette « justification » du marxisme laisse évidemment de côté la justification de la morale à laquelle elle se réfère. Mais, surtout, on doit demander à ceux qui nient qu’objectivement l’humanité se développe vers une société sans classes et qui ne voient dans le socialisme qu’une probabilité, à l’issue d’une loterie fort incertaine, où se trouve la morale de faire appel à la classe ouvrière de lutter et de faire d’énormes sacrifices dans un tel jeu de roulette ? La seule excuse de ces défenseurs d’un socialisme « moral » est qu’ils ne s’adressent pas aux masses et se livrent seulement à des études philosophiques.
Et maintenant, retournons à la question qui a amené nos auteurs à de tels égarements : Comment se fait-il que, dans les mains des staliniens, le marxisme soit devenu une idéologie ? Il n’était pourtant pas difficile de répondre à cette question.
Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que cette mésaventure est arrivée au marxisme. En 1914, les dirigeants de la plupart des partis socialistes de la IIe Internationale — qui avaient combattu le révisionnisme bernsteinien — ont aussi recouru au marxisme pour justifier leur attitude de collaboration de classe pendant la première guerre impérialiste. Qu’a fait Lénine à cette époque ? Bien qu’il se trouvât qu’au même moment il étudiait très soigneusement Hegel, il se garda bien de chercher la cause de ce phénomène dans l’aliénation. Il montra que la faillite de la IIe Internationale résidait dans le fait que l’aristocratie et la bureaucratie ouvrières avaient, en raison d’intérêts spécifiques distincts des intérêts historiques généraux de la classe ouvrière, fait cause commune avec leur propre bourgeoisie (4). Lénine dénonça les trahisons du marxisme par les opportunistes et les centristes, et engagea la lutte pour rénover le marxisme et le mouvement ouvrier au moyen d’une nouvelle Internationale prolétarienne.
Le phénomène bureaucratique n’est actuellement pas nouveau en ce qui concerne les États où la domination capitaliste a été renversée. Il se trouve que, dans chacun des partis qui ont mené une révolution prolétarienne victorieuse une explication a été donnée du phénomène bureaucratique. En U.R.S.S., c’est l’Opposition de gauche qui s’est exprimée, de la façon la plus complète notamment sous la plume de Trotsky et de Rakovsky. En Yougoslavie, c’est — après de nombreux efforts — dans le récent Programme de la Ligue des Communistes Yougoslaves. En Chine, cela fut fait sous une forme succincte et fugitive dans le discours de Mao Tse Tung sur la rectification, discours qui fut ensuite lui-même rectifié dans un sens rétrograde. Yougoslaves et Chinois ne sont nullement trotskystes ; Yougoslaves et Chinois ne sont pas aujourd’hui en très bons termes politiques. Nous n’avons donc pas là affaire à une fraction. Mais que voyons-nous ? S’il y a dans les textes mentionnés de nombreuses différences sur le danger bureaucratique et les moyens de le combattre, il y a par contre un point commun, à savoir qu’après la prise du pouvoir par la classe ouvrière, les éléments formant le pouvoir ou liés à lui tendent à se séparer de la classe ouvrière et à opposer des intérêts spécifiques de leur nouvelle position à ceux de la classe ouvrière.
Trois courants politiques se réclamant du marxisme — l’un qui a combattu le stalinisme dès sa formation, un autre qui est issu de lui mais a rompu avec lui il y a une dizaine d’années, et un troisième qui se revendique encore de lui — ont été amenés, face à un phénomène qu’ils ont vu naître et grandir chacun dans leur pays, à lui trouver une même origine sociale. Ayant affaire à la réalité, ils ont trouvé une explication (ou le point de départ d’une explication) dans la structure sociale et non dans des dissertations sur des concepts philosophiques détachés du monde réel.
Le stalinisme, par les forces et tendances contradictoires qu’il contenait, a dès le début de son existence dérouté un très grand nombre de gens et cela s’apercevait notamment à chacun de ses grands tournants. La « déstalinisation » à son étape présente, où l’action (d’auto-défense) de la bureaucratie est beaucoup plus visible que les forces de masse qui l’obligent à son nouvel aspect, « libéral », accentue le désarroi. Le stalinisme a défiguré et souillé le marxisme, et une fois encore un grand nombre d’intellectuels qui rompent avec le stalinisme rompent en même temps avec le marxisme. Ce n’est pas dans le domaine de l’idéologie qu’il faut chercher les origines du stalinisme, et ce n’est pas par l’idéologie qu’il sera dépassé. De grandes forces sont en mouvement dans les États ouvriers dont les événements de 1956 n’ont été que le prélude. Ces événements ont pointé dans quel sens se ferait véritablement la déstalinisation, dans le sens d’un « retour à Lénine », c’est-à-dire d’un renouveau du marxisme, et non vers les prétendues nouveautés de philosophes qui, en général, ont retrouvé à leur insu de vieilles idées qui n’ont mené à rien et ne peuvent mener à rien.
(1) Autocritique, d’Edgar Morin (Julliard éditeur) ; La Somme et le reste, d’Henri Lefebvre (La Nef de Paris Éditions) ; Le marxisme en question, de Pierre Fougeyrollas (Éditions du Seuil) ; Morale de l’Histoire, d’André Gorz (Éditions du Seuil).
(2) Que de cris n’a-t-on pas entendu quand Lénine parla d’État bourgeois sans bourgeoisie, Trotsky de rôle double du stalinisme ! Mais la vie fournit des courants, des institutions, des idées, formés d’éléments contradictoires quant à leur nature de classe. Socialisme réactionnaire, socialisme féodal, socialisme bourgeois, ne craignait pas d’écrire Marx. Il ne faut pas craindre de se référer à de tels exemples plutôt que d’inventer des classes nouvelles.
(3) Il est difficile d’imaginer qu’il n’en fut pas ainsi pour le Président du Conseil des Commissaires du Peuple et du Commissaire à l’Armée Rouge. Mais, pour les gens qui pourraient en douter, nous espérons qu’ils ne tarderont pas à prendre connaissance de la publication préparée par l’Université Harvard de la correspondance Lénine-Trotsky de 1917 à 1922 (près d’un millier de pièces).
(4) Vu la date de son adhésion au P.C., Lefebvre ne peut ignorer les œuvres de Lénine et Zinoviev sur ce sujet rassemblées sous le titre « Contre le Courant ». Aussi est-on surpris de voir qu’il prétend avoir trouvé avec Lukacs, qu’on peut attribuer une idéologie à une fraction d’une classe.