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Des livres sur la pauvreté dans le capitalisme

Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 61, juin 1967, p. 10-14

« L’AUTRE AMERIQUE » – La pauvreté aux Etats-Unis – Michael Harrington – Ed. Gallimard.

« LA FRANCE PAUVRE » – Paul-Marie de la Gorce – Ed. Grasset.

Comme toutes les sociétés d’exploitation, les sociétés industrielles modernes secrètent la pauvreté. Une pauvreté qui n’est pas seulement l’héritage des débuts du capitalisme et de l’industrialisation, mais qui peut être qualifiée de « structurelle » car elle semble bien être inhérente au système et en quelque sorte représente le pendant de l’abondance. En somme si la satisfaction des besoins vitaux et même de faux besoins est possible pour ceux qui sont dans le coup, c’est-à-dire ceux qui au sein de la population active, peuvent aussi se défendre collectivement, la pauvreté reste le lot des laissés pour compte, des travailleurs des activités mineures, des inadaptables, des non-reconvertibles, des saisonniers, de la main d’oeuvre étrangère et de couleur, des vieux on général, des jeunes qui ne peuvent poursuivre leurs études, et de bien d’autres encore.

L’importance numérique des pauvres dans les prétendues sociétés d’abondance est méconnue. Les deux livres que nous présentons à nos lecteurs jettent quelque lumière sur leur existence et les problèmes que celle-ci soulève. Il ne s’agit que des Etats-Unis et de la France, mais des livres semblables pourraient être écrits sur la pauvreté dans tous les autres pays industrialisés. Le tableau serait presque identique à quelques nuances près, provenant d’un passé différent et d’ure évolution plus ou moins rapide.

Point n’est besoin de disserter longuement sur les théories de la paupérisation absolue et relative. Rappelons seulement que les deux tiers des humains sont victimes d’une paupérisation absolue qui tend même pour beaucoup à s’aggraver du fait de la [démographie] galopante des pays du tiers monde et que, dans les sociétés industrielles modernes la pauvreté est le lot de 25 à 30 % au moins de la population. Quelle pauvreté ? Relative pour certains, absolue pour beaucoup. Ce que nous apprennent ces deux livres c’est donc que la misère existe toujours, que les pauvres sont légions et que cette existence de si nombreux parias accompagne accompagne l’expansion de la production.

Bien sûr, nous sommes assez loin des prédictions de certains romans d’anticipation généralement influencés par la notion de paupérisation absolue. Nous pensons notamment au ‘Talon de fer » de Jack London écrit en 1907 et par ailleurs si prophétique quant à la naissance d’une aristocratie ouvrière et au rôle des syndicats et aussi au « Meilleur des Mondes » ou à « 1984 », plus récents. Ce que nous décrivent M. Harrington et P.M. de la Gorce, c’est une pauvreté qui est minoritaire dans le pays et pour une grande part diffuse, dispersée, donc d’autant plus faible. Mais peut-on vraiment parler de minorité lorsqu’il s’agit de 25 à 30% de la population et que la moindre crise économique, même qualifiée de « récession » peut accroître ses rangs de nombreux chômeurs, jeunes et vieux, totaux ou partiels, sans oublier les effets de l’automation et des concentrations qui agissent dans le même sens.

C’est ainsi que M. Harrington constate l’existence et l’inexorable extension d’ un chômage technique aux Etats-Unis, malgré la création et le développement de nouvelles branches industrielles, malgré une véritable économie de guerre, malgré le conditionneront poussant au gaspillage. L’auteur (p. 48) constate en effet que sur une longue période :

« le chômage en temps de crise ne tarde pas à devenir le chômage normal d’une période de reprise ».

Le taux de chômage de 5 % est devenu un minimum, même en période de prospérité. Encore ce chiffre « ne comprend-il pas les chômeurs partiels et les travailleurs expulsés du marché du travail » (p. 251). Un tel taux n’est pas encore atteint en Europe mais la crise qui s’ouvre peut y amener.

Parmi les pauvres de notre époque, il y a les vieux. La séparation des générations les rejette de plus en plus dans la solitude, ce qui aggrave encore leur sort. Il s’agit de la masse des vieux, car peu nombreux sont ceux qui ont des ressources suffisantes, d’ailleurs sans cesse rognées par la constante élévation des prix. Donc vieux ouvriers, vieux employés, vieux paysans, et même vieux petits commerçants. Notamment tous ceux qui parmi eux vivent dans les régions en perte de vitesse ou déshéritées.

« Neuf personnes (de plus de 60 ans) sur dix ne comptent pas sur leurs enfants… pour être aidées… On aurait tort de s’indigner… En vérité la vie familiale a profondément changé en France… » (p. 56 P.M. de la Gorce).

« Et pourtant le scandale est parmi nous : un tiers au moins, la moitié peut-être des français de plus de 65 ans vit en état de pauvreté absolue ». (p. 43 P.M. la Gorce).

Aux Etats-Unis, d’après une évaluation – modeste dit Harrington – de Lampman sur 32 millions d’indigents il faut compter 8 millions de personnes de 65 ans et plus.

Certes pour beaucoup de ces vieux, la pauvreté n’est qu’un retour au mode d’existence de leur jeunesse et de la première partie de leur vie d’adultes. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ils subissent leur sort plus facilement que ne le feront certainement les prochaines générations de vieux. Mais rejetés de la vie active et des moyens de défense collective que celle-ci comporte, que pourraient faire les jeux s’ils ne trouvent aucun soutien parmi les futurs vieux ? Bien voter ? mais combien de fois ont-ils encore à le faire ? Pas assez sûrement pour s’apercevoir qu’ils sont floués.

Autre catégorie importante des pauvres des sociétés industrielles : les travailleurs étrangers ou de couleur, ces nègres du capitalisme moderne. Aux USA ce sont les noirs, les Porto-Ricains, les saisonniers mexicains. En France, les Nord-Africains, les Portugais les Espagnols, les Noirs-Africains. Entre les deux guerres, il y eut les Polonais et les Italiens, depuis lors plus ou moins assimilés et dont la source est tarie. En Allemagne, on peut citer les Turcs, les Yougoslaves, les Grecs, etc… Ces pauvres que nous avons connu en France, après la dure saignée de la guerre, de 1914-18, leur nombre a toujours largement dépassé le million, même pendant la crise de 1931 jusqu’à la nouvelle guerre de 1939. Corvéables à merci, ces travailleurs se tapaient tous les durs ou sales boulots. On les trouvait dans les mines, dans les industries chimiques, dans les fonderies, dans les industries saisonnières (sucreries, agriculture), dans le bâtiment. Aux dortoirs dégueulasses des industries chimiques ont succédé les bidonvilles de maintenant. Le patronat français est resté tout aussi négrier que naguère ; il y a toujours des pays pauvres où recruter.

Voici ce que disent Harrington et P.M. de la Gorce sur le sort de cette main d’oeuvre des temps d’abondance, destinée par ailleurs à subir la première les effets des « récessions » :

« Aux Etats-Unis, la main d’oeuvre noire est vouée aux pires métiers, les plus sales, les plus mal rétribués. Un tiers continue à vivre dans le sud agricole ; la plupart se bornent à survivre dans une civilisation de misère et une société ouvertement terroriste. Un tiers vit dans les villes du Sud, et l’autre tiers dans les villes du Nord ; ces derniers comparés aux ouvriers agricoles, ont amélioré leur sort. Mais ce sont toujours les derniers embauchés et les premiers débauchés et ils sont particulièrement vulnérables aux crises ».

« Les Etats-Unis trouvèrent motif à célébration lorsqu’ils eurent annoncé que le salaire des travailleurs noirs atteignait 58 % de celui de leurs compagnons de travail blancs. Une telle situation est profondément enracinée dans les structures mêmes de la société américaine ». (p. 98-99).

« Les saisonniers posent un autre problème statistique (que les ouvriers agricoles permanents dont les salaires sont très bas) : personne ne sait combien ils sont au juste. Quelqu’un le faisait remarquer, l’Etat recense les oiseaux migrateurs, mais pas les travailleurs ».

« Ces gens qui vont de champ en champ proviennent des groupes classiquement dépossédés. Mexicains du Texas, noirs du Sud, Portoricains, winos des ruelles urbaines, Oakies (ceux des « Raisins de la colère ») des aimées trente qui sont demeurés dans le monde de la misère… Sur la Côte Pacifique, il y a cent mille travailleurs itinérants. Les braceros (Mexicains) sont environ 400.000 chaque année. Au total, hommes, femmes, enfants et braceros, ce sont deux millions d’être humains qui vivent dans ces conditions inhumaines ». (p. 76).

« En 1946, 1.610.000 étrangers, 1.452.000 en 1954, après que soient intervenues quelque 300.000 naturalisations et 2.150.000 en 1962… Une évaluation faite au milieu de 1964 révèle la présence en France de plus de deux milliers d’étrangers… » (P.M. de la Gorce, p. 201).

En conclusion de son chapitre « Les Parias de la Nation » consacré au sort de la main d’oeuvre étrangère, le gaulliste P.M. de la Gorce écrit :

« Une irrésistible évolution conduit la main d’oeuvre française à renoncer à des catégories entières d’emplois et ce vide est aussitôt comblé par les immigrés. Le clivage économique qui s’ajoute aux démarcations humaines, sociales, psychologiques, s’accentue d’année en année. Dans les couches profondes de l’économie française, un monde presque séparé du nôtre grossit sans cesse, et son extension est à la mesure même du dynamisme de la production. Au-dessous de cette nouvelle frontière, la pauvreté s’est établie sans partage. A la lueur de quelque incident, elle apparaît parfois comme un scandale, au cœur de notre prospérité, mêlée secrètement à la richesse générale. Mais à la vérité, ce scandale est permanent ». (p. 257). (c’est nous qui soulignons) ;

P.M. de la Gorce donne pour titre au chapitre qui suit, celui de sa conclusion : « Les vaincus de la prospérité ». Parmi ces vaincus, voyons d’autres catégories, les travailleurs à bas salaires par exemple, dont notamment les femmes.

« Enfin, il y a les travailleurs blancs des villes pris dans cet engrenage de désespoir… Ces gens travaillent dur, de longues heures dans des emplois auxquels ne s’applique pas la loi sur le salaire minimum (il y a 17,6 millions de salariés de l’industrie privée qui sont dans ce cas) et pour lesquels le salaire minimum fixé par la loi de au-dessous du seuil admis de la pauvreté. Ce sont les métiers tels que blanchisseuses, employés subalternes des hôtels et des restaurants garçons de salle des hôpitaux, etc. qui ne sont généralement pas organisés en syndicats ». (Harrington, p.256). Chiffres confirmés par des sources plus récentes.

« Le nouveau pauvre se trouve donc dans une situation différente, beaucoup plus difficile que l’ancien… Ils ne se trouvent pas quotidiennement rassemblés en formation énormes comme dans les usines de production de masse… Ils vivent en plein chaos dans des quartiers insalubres… »

« … le nouveau pauvre est le pauvre de l’ère de l’automation ». (Harrington, p. 257).

« C’est ainsi qu’au bas de l’échelle (des revenus) on découvre deux millions de salariés qui gagnent moins de 500 frs par mois. » (P.M. de la Gorce p. 169)

« disparités entre industries, profondes inégalités entre régions, entre sexes ». – chapitre : deux millions de condamnés. P.M. de la Gorce.

Ce dernier auteur nous parle de la détresse des petits paysans, les vieux d’abord, mais aussi des adultes cramponnés à leurs petites propriétés dans des régions de terre pauvre. Harrington en parle également :

« Avec les Appalaches, on a un exemple typique dramatique, d’un état de fait très répandu. Par delà le sort des montagnards, des pauvres ruraux dans l’Amérique tout entière, on trouve les rouages d’une étrange dialectique : une révolution technologique dans l’agriculture a créé les conditions d’uns pauvreté durable. Dans ce monde de la misère rurale, un groupe se distingue des autres : ce sont des pauvres propriétaires » (p. 62).

« Cette misère alliée à la propriété de la terre se trouve plus particulièrement concentrée dans le Sud, le Nord-Ouest, sur la côte Pacifique, dans les montagnes Rocheuses et au Nouveau Mexique… »

« C’est une véritable ceinture de misère qui part du milieu de la côte atlantique vers le sud et l’ouest… C’est la faim au milieu de l’abondance » (p. 64)

Et tous suit avec la misère : taux de mortalité infantile supérieur, taux supérieur d’inaptitude au service militaire, nombre réduit de médecins, scolarité inférieure (p. 65).

P.M. de la Gorce nous décrit encore le sort des petits commerçants, ceux des régions pauvres notamment et vieux pour la plupart, qui sont les victimes de la concentration et de la modernisation du commerce.

Mais parmi les pauvres des sociétés industrielles, il y a surtout dirons-nous, les jeunes. M. Harrington insiste beaucoup sur la gravité de ce phénomène.

« Sur une population indigente de 32 millions… il y en a 11 millions au-dessous de dix-huit ans. Et j’insiste encore sur ce point : je considère les estimations de Lampman commis excessivement restrictives ».

« …beaucoup de jeunes abordent la vie dans des conditions de pauvreté héréditaires » … « misère héréditaire jusqu’à présent inconnue aux Etats-Unis (pour les blancs) ».

« La théorie rassurante qui veut que la misère aux Etats-Unis soit « marginale » ne tient donc pas debout ». (p. 241-242).

D’après des évaluations plus récentes de la Sécurité Sociale « chose très importants le chiffre des enfants vivant dans la pauvreté y augmente d’un tiers passant de 11 à 15 millions ce qui veut dire que le quart des enfants de notre pays vit dans des familles pauvres ». (p. 259).

Soulignons cette notion de « misère héréditaire » qui n’est en fait que la modernisation de la notion de condition : condition ouvrière, condition paysanne. Il est exact que l’enfant de pauvres a neuf chances sur dix d’être lui-même un pauvre malgré le leurre de la promotion sociale par l’enseignement démocratique. Il appartient au monde de la misère, de la pauvreté sans espoir. Il est plus vulnérable aux maladies, il acquiert une mentalité fataliste et pessimiste.

Bien entendu, ce n’est pas dans ces deux livres d’Harrington, bien pâle socialiste réformiste, et de P.M. de la Gerce, journaliste gaulliste plus ou moins de gauche, que l’on trouvera des propositions révolutionnaires, seules susceptibles de mettre fin à la pauvreté qu’ils décrivent et dénoncent et dont avec une certaine naïveté ils constatent l’ existence et le développement comme inhérents au régime. Les auteurs de ces deux bouquins ne suggèrent évidemment que des palliatifs cautères sur jambe de bois.

Toutefois leurs enquêtes nous aident. Elles nous obligent à ne pas oublier que parallèlement à l’aliénation sans cesse croissante de ceux qui travaillent et gagnent leur croûte, il y a la pauvreté et la misère des en-dehors qui vivent autour de nous et dont certains d’entre nous font partie. Cette pauvreté rend possible l’existe d’ une « aristocratie ouvrière » et d’échelons hiérarchiques à large éventail. Elle entretient le division entre exploités.

N’oublions pas non plus, ce qui est plus grave encore, que les 2/3 des hommes, ceux du tiers monde, vivent dans une misère absolue. Seul le danger de caractère explosif [que] représente cette pauvreté de centaines de millions d’hommes fait réfléchir nos dirigeants. Que de raisons supplémentaires pour donner à la lutte de classe que notre simple défense impose une virulence plus grande !

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