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Le défi américain – J. J. Servan-Schreiber – Ed. Denoël

Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 67, janvier 1968, p. 16-18

Pourquoi parler d’un tel livre ? Le défi américain, cela concerne avant tout ceux qui nous exploitent, ceux qui nous gouvernent, et dont la domination est menacée dans leur propre fief.

Mais ce livre est beaucoup lu. Une publicité outrancière l’a fait connaître. Chacun de nous peut donc être appelé à en discuter. Nous ne pouvons l’ignorer. Et puis, il n’est pas inutile de savoir à quelle sauce nous pourrions être mangés.

Qu’est ce donc que ce « défi américain » ? Ni plus ni moins que la vassalisation de l’Europe par l’impérialisme américain jusqu’alors principal bénéficiaire de ce Marché Commun qui offre aux grandes firmes des U.S.A. un champ d’action de la taille du marché intérieur américain. Ces grandes firmes sont déjà dans la place, implantées dans l’une ou l’autre des nations européennes, et elles ont créé les organismes leur permettant d’exercer leur activité sur l’ensemble du marché européen.

Il faut reconnaître que l’auteur a su rassembler dans ce livre toutes les données de la pénétration financière, économique et technologique des U.S.A. en Europe. Cela donne un tableau saisissant de ce que représente concrètement l’hégémonie de la plus grande puissance impérialiste. Ce pillage de l’Europe (en définitive, donc des travailleurs qui le constituent) ne date pas d’hier, mais d’une bonne dizaine d’années. C’est seulement son accélération, favorisée par la création du Marché Commun, qui a provoqué le cri d’alarme de J.J.S.S.

Mais est-ce bien un cri d’alarme s’adressant aux capitalistes et technocrates européens ? Apparemment oui. En fait, c’est aussi une habile propagande en faveur de la manière de vivre américaine, de la vigueur irrésistible de l’impérialisme yankee. Quant à l’exhortation aux classes dominantes de l’Europe à s’unir pour faire face à ce que J.J.S.S. appelle un « défi », ne tend-elle pas à ce qui est aussi le vœu des grandes firmes américaines, désireuses de voir le plus vite possible se consolider le grand marché pénétrable pour lequel elles se sont préparées.

« Une à une, les sociétés américaines mettent sur pied des états-majors destinés à coiffer l’ensemble de leurs activités dans toute l’Europe occidentale. Ce fédéralisme réel, le seul en Europe au niveau industriel, va déjà beaucoup plus loin que ce qu’avaient imaginé les experts du Marché Commun » (page 18).

Suivent des exemples, page 19 ; citons Esso pour qui l’Europe constitue maintenant un marché plus vaste que les Etats-Unis et qui s’accroît trois fois plus vite.

On comprend que J.J.S.S. soit en admiration. Qu’importe celle-ci et la propagande, voulue ou non qu’elle entraîne. Retenons ce que son livre dit du pillage de l’Europe.

« … en 1966, par rapport à 1965, les investissements américains, globalement, ont augmenté de 17 % aux Etats-Unis, de 21 % dans le reste du monde, et de 40 % dans le Marché Commun » (p. 24).

« Le plus frappant est le caractère, pour ainsi dire stratégique, de la pénétration industrielle américaine. Elle choisit, un à un, les secteurs marqués par une technologie avancée, un rythme d’innovation rapide et un fort coefficient de croissance. » (p. 25 )

« L’intervention à doses plus ou moins massives des investissements américains dans les secteurs de pointe… prive l’économie européenne des possibilités d’expansion rapide dans ces secteurs… Elle contraint les entreprises européennes à verser des sommes croissantes au titre de brevets et licences. A ces sorties de fonds, de type néo-colonialiste, s’ajoutent celles qui correspondent aux dividendes rapatriés aux Etats-Unis. Ces dividendes sont, d’ores et déjà, plus importants que les sorties de fonds en provenance des U.S.A. qui servent à financer les nouveaux investissements américains. » (p. 51-52 )

Les firmes américaines ne se contentent pas d’une implantation si fructueuse, elles drainent aussi l’épargne et les capitaux européens attirés par des dividendes supérieurs.

Même pillage concernant la matière grise. C’est par centaines que les chercheurs européens sont embauchés aux U.S.A. N’oublions pas qu’au bout du compte ce sont les travailleurs qui ont payé le coût de la formation de ces spécialistes de pointe.

Dans un exposé fait au Séminaire de Jackson (Mississippi) en février 67, Robert McNamara s’est expliqué au sujet du « colonialisme technologique » des Etats-Unis. Il s’agit surtout de gestion.

« Et si tant de savants européens émigrent vers les Etats-Unis, ce n’est pas essentiellement parce que nous avons une technologie plus avancée, mais c’est surtout parce que nous avons des méthodes plus modernes et plus efficaces de travail en équipe, de management. » (p. 91 )

Le plus marrant, c’est que J.J.S.S. considère que

« Nous ne sommes pas en présence d’un impérialisme politique classique, d’une volonté de conquête, mais, plus mécaniquement, d’un débordement de puissance « … (p. 62 )

On ne peut pas s’exprimer plus gentiment. J.J.S.S. va même jusqu’à dire dans sa conclusion :

« Cette nouvelle forme de conquête répond presque parfaitement à la définition « d’immatérielle » – ce qui explique sans doute qu’elle ait échappé à nos dirigeants habitués à compter en tonnes d’ acier, en outillages et en capitaux » (p. 293)

Recherche, technologie, gestion, c’est ce qui serait à la base de la supériorité américaine.

« Ni les légions, ni les ratières premières, ni les capitaux ne sont plus les marques, ni les instruments de la puissance. Et les usines elles-mêmes n’en sont qu’un signe extérieur » (p. 293).

Bref, pour J.J.S.S., le « défi américain n’est pas brutal comme ceux que l’Europe a connus dans son histoire, mais il est peut être plus dramatique : il est le plus pur » (p. 293).

Après cela, il est vraiment difficile de prendre J.J.S.S. au sérieux. Gardons-nous toutefois de le considérer conne un plaisantin. Le J.J.S.S. n’ignore pas qu’il y a une guerre du Viet-Nam. Mais il s’en débarrasse cavalièrement :

« Résidu absurde et barbare de l’époque des croisades, le conflit au Viet-Nam touche forcément à sa fin » (p. 291).

Dans le Nouvel Observateur, J. Daniel n’a pas manqué d’épingler son ancien patron à ce propos (le défi de la démence, N. O. – 21 novembre)

J.J.S.S. n’ignore pas davantage tous les autres aspects impurs de l’impérialisme américain : la misère des noirs, les interventions militaires du genre St Domingue, le pillage du Tiers-Monde, etc… Mais il se garde d’en parler. Son bouquin n’aurait plus aucun sens s’il dévoilait sur quoi repose l’hégémonie de l’impérialisme américain. De même, rien ne subsisterait des perspectives qu’il trace ou cite d’ après les spécialistes de la prospective (voir p. 44-45). Après la dernière guerre mondiale, les U.S.A. ont imposé la « pax america » qui comporte une règle du jeu garantie par de multiples organismes internationaux contrôlant les domaines monétaires, financiers, industriels, politiques, etc… Mais lorsque les rivalités entre puissances impérialistes s’exacerbent et que l’hégémonie du plus fort commence à être mise en question, la règle du jeu et les organismes chargés de la faire respecter sont l’objet de vives attaques. L’Allemagne nazie s’était libérée de ce genre de contraintes. Or nous sommes en plein dans une période où l’expansion économique n’est plus possible qu’au détriment des adversaires. La lutte devient plus âpre, et cela au moment où la superpuissance est militairement tenue en échec au Viet-Nam.

Concernant les possibilités de résistance des pays capitalistes européens à l’hégémonie américaine J.J.S.S. n’envisage que les nationalisations (p. 54) et balaye cette riposte en quelques phrases. L’assaut contre la livre sterling préludant à une attaque contre le dollar montre que nous sommes en présence d’une offensive non négligeable. Les insolences diplomatiques d’un de Gaulle, l’intense activité expansionniste du Japon, le conflit du Moyen-Orient, le durcissement soviétique, tout cela tend à prouver que les perspectives de J.J.S.S. sont bien fragiles. Dans un article documenté, J. Dumontier (Le Monde 12/13 novembre 1967) met en garde contre toute extrapolation sur la base du présent. Prolonger le présent est illusoire. Trop de bouleversements peuvent survenir.

Bien entendu, ni J. Dumontier, ni J. Daniel du Nouvel Observateur n’opposent à J.J.S.S. une critique plus fondamentale,à savoir, le comportement des travailleurs dans toute cette histoire.

J.J.S.S. ne s’en embarrasse pas trop. Une phrase, et hop, c’est réglé :

« A partir du moment où la révolution – ce qui est le cas au moins dans les pays hautement industrialisés – devient à la fois impraticable et inopportune… » (p. 228)

Seule reste alors largement ouverte la voie de la collaboration de classe, de la solidarité entre travailleurs, patrons et dirigeants. Et J.J.S.S. de nous servir toutes les mystifications à la mode (voir p. 229-30).

Le pouvoir est ailleurs qua dans le capital… il est transféré à des équipes compétentes… On connaît la chanson, celle du néo-capitalisme.

J.J.S.S. y ajoute son couplet sur l’intégration des syndicats. Moins de contestations et davantage de partage des responsabilités, à l’exemple des socialistes italiens, anglais et allemands.

« La renaissance… appelle donc une race particulière de chefs politiques, de chefs d’entreprises et de syndicalistes. » (p. 294)

Et voilà. Si vous voulez en savoir davantage reportez vous à ce que nous avons pu apprendre de la race particulière des chefs syndicalistes américains (I.C.O. mars 1967). J.J.S.S., comme tant d’autres, est persuadé que les travailleurs ont besoin de chefs des bons, des meilleurs. Que de bruit autour de ce livre pour aboutir à ça.

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