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Maurice Joyeux : Acte de naissance de la littérature nord-africaine. Le journal (1955-1962) de Mouloud Feraoun est surtout le cri d’un juste

Article de Maurice Joyeux paru dans Le Monde libertaire, n° 86, janvier 1963

Une littérature d’Afrique du Nord est née. Depuis la conquête on avait beaucoup écrit sur l’Afrique du Nord, sans avoir vraiment pénétré au fond de l’âme d’un peuple d’ailleurs le plus souvent insaisissable. Le mystère, le pittoresque, l’héroïsme formèrent la toile de fond d’ouvrages qui depuis « L’Atlantide » de Pierre Benoît firent défiler devant nos yeux le gentil petit bédouin, la belle garce, le marchand juif, l’officier au grand cœur, sans oublier le « bourricot » aux longues oreilles, personnage le plus réel d’une humanité destinée à nous présenter la vie coloniale en tranches suivant les meilleures recettes d’une littérature moralisante à l’usage des petites bourgeoises grandes consommatrices d’exotisme de pacotille.

Depuis vingt-cinq ans, en marge de cette confiserie, une autre littérature s’ébauchait : littérature de témoignage, baignant dans la chaleur et l’indignation lorsqu’elle était le fait d’écrivains européens d’Afrique du Nord, littérature d’atmosphère, voisine du misérabilisme, tâtonnante entre les concepts de vie que le monde occidental propose aux hommes, avides de mettre au jour les plaies purulentes d’un peuple, véhicule d’une révolte qui tournait court devant le fatalisme colonialiste alors qu’elle émanait d’écrivains autochtones gavés de culture occidentale. Volontiers orienté par un maître à penser prestigieux, Albert Camus, cette littérature reste une littérature visuelle, une littérature d’extérieurs, et Emmanuel Bert, Marcel Moussy, qui représentent le plus valablement la première comme Mohammed Dib, Mammeri, Dris Chraïbi et Mouloud Feraoun dont leurs précédents ouvrages nous montrent du doigt ce qui se passe ailleurs, à laquelle leur condition d’écrivains leur fait échapper.

La révolte nationaliste d’Afrique du Nord devait éclater ce cadre, gentiment bucolique que le confort intellectuel des libéraux avait naïvement créé et aujourd’hui autour de la table où tous les écrivains du monde se rassemblent ce sont d’autres hommes qui viennent s’y asseoir apportant une littérature de combat ayant vécu dans le paroxysme et qui se réfèrent aux propres valeurs qui concernent le peuple qui l’a inspirée, qui fait litière des apports du passé.

Il est cependant bien connu que la littérature de guerre civile est une littérature de circonstances, qui crée rarement le chef-d’œuvre et la littérature nord-africaine n’échappe pas à cette règle. Elle est une littérature d’explication, de constatation, de justification. Explications qui dominent l’ouvrage de Robert Davezies « Le front ». Constatation qui a donné un livre extraordinaire d’analyses cliniques. « Barberousse », de Mustapha G. Justification dont le discutable « Itinéraire » de Robert Bonnaud, est le prototype. Oui, le contenu de ces œuvres est souvent contestable, l’auteur nous décrivant le détail, souvent vécu d’ailleurs, d’un ensemble qui lui échappe. Mais nous savons également que lorsqu’un écrivain majeur se libère de l’anecdote et discipline le paroxysme qui l’a jeté dans le chaos, cela donne « La Conspiration de Catilina » de Salluste, « Les Mémoires », du Cardinal de Retz, et « L’Insurgé », de Jules Vallès, « Dix jours qui ébranlèrent le monde », de John Reed ou « L’Espoir », d’André Malraux.

« Le Journal », de Mouloud Feraoun appartient à cette catégorie d’ouvrage autour desquels une génération littéraire gravite sans se lasser. Dès les premières pages, l’auteur s’incruste dans son village, rejoint les aspirations, les croyances de ce peuple avec lequel il se fond pour mieux chanter sa souffrance et ses espoirs. Ce qui marque ce témoignage c’est d’abord sa sérénité, qui hausse l’écrivain auprès des plus grands et qui le fait repousser toutes les falsifications historiques. Ecoutons-le :

« Les prépondérants habitués au beau rôle et au tutoiement en étaient à la peur ou à la colère selon les personnes, le lieu ou les circonstances. Ils s’entêtaient à ne pas comprendre. Il faut se mettre à leur place. Lorsqu’on est installé dans une situation, qu’on a tissé son réseau d’habitudes, construit une existence sur un passé solide en vue d’un avenir raisonnable, il est difficile de concevoir l’écroulement de l’édifice. »

Ou encore parlant de la prise de conscience du peuple algérien :

« Ils approuvent ceux qui luttent pour eux et qui leur permettent d’espérer. Ils sont de cœur avec ces frères courageux et déterminés qui veulent laver de leur sang notre honte d’hommes inférieurs. Ils prennent conscience de leur insupportable condition et ce joug, qu’il tant secouer après l’avoir porté allégrement semble soudain très lourd, si lourd qu’il vous écrase, si lourd qu’on est prêt à mourir pour s’en débarrasser. »

Enfin, ce cri d’indignation de cet honnête homme écœuré par la sauvagerie :

« J’ai eu des nouvelles de chez nous par Ab. C’est terrifiant. Les militaires sont impitoyables. La chose en presque admise, normale. Les fellaghas sont impitoyables. La chose est presque admise, normale. Pour les uns et les autres l’ennemi tout désigné, l’homme suspect à menacer à malmener : le complice à abattre, à frapper d’amende ou à jeter en prison, cet ennemi se trame au village kabyle. Il arrive cependant que soldats et fellaghas se rencontrent. Et bien entendu, ce sont toujours pour les uns et les autres, des rencontres héroïques, d’où on sort couvert de gloire quelle que soit l’Issue du combat. »

Jeté dans la mêlée, ce kabyle profondément imprégné de culture va se trouver écartelé entre l’appel qui monte de sa terre, le cri de son peuple et la civilisation occidentale dont il est issu, Mouloud n’oublie pas qu’il est un artiste. Il nous peint sa terre chaude ou sous les rayons ardents du soleil grouille un petit peuple multicolore à la fois paresseux et jacassant, bariolé de couleurs vives que la crasse n’arrive pas à manger. Un petit peuple dont il se revendique hautement et dont la progéniture tourne en rond dans le préau de son école à Fort-National. Sur les épaules de ses concitoyens une double terreur pèse comme une chape de plomb et alors il s’indigne. Dans des phrases somptueuses il crie son amour des justes y rejette cette communauté de loups qui s’affrontent. Oh ! ne nous y trompons pas, Mouloud est bien avec son peuple et cette évidence donne encore plus de poids à sa réprobation devant des excès injustifiables.

Et lorsque sa voix s’élève en émettant les mots profondément humains qui ont bercé trois générations de révolutionnaires qui coulent sur les plaies comme pour les purifier, alors on sent l’écrivain qui s’évade du nationalisme étroit pour rejoindre dans l’olympe les sages de tous les temps et d’abord Albert Camus dont il se dit proche.

Il y a huit mois, Mouloud Feraoun était assassiné. Il ne devait pas voir l’aube se lever sur son peuple pantelant. Il ne devait pas sentir dans ses mains de lettré le livre où il avait jeté son cœur et son intelligence. Il ne devait pas savoir !

Oui, mais nous savons que son « Journal » est l’acte de naissance de la littérature de son peuple. Comme nous savons qu’il est un des écrivains les plus grands parmi les écrivains de langue française. Qu’il est un homme qui a fait honneur aux hommes.

Par Maurice Joyeux


(1) Editions du Seuil.

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