Article de Sylvain Eischenfeld paru dans Le Monde libertaire, n° 891, 3 au 9 décembre 1992
Jean-Pierre Biondi et Gilles Morin seront les invités de l’émission « Histoire sociale » sur Radio Libertaire, le samedi 5 décembre de 22 heures à minuit.
Notre camarade Sylvain Eischenfeld nous présente leur livre, Les Anticolonialistes.
Si le dix-neuvième siècle a été marqué par l’extension du phénomène colonial, il faut attendre le vingtième siècle pour voir apparaître un courant structuré qui s’oppose à cette situation. Cette opposition fut nourrie par la révolte des colonisés. C’est le thème du livre de Jean-Pierre Biondi écrit avec la collaboration de Gilles Morin (1).
A la fin du siècle dernier, l’anticolonialisme était animé par la droite qui préférait – par esprit revanchard – récupérer l’Alsace-Lorraine que de construire un empire colonial. Le mouvement ouvrier, quant à lui, considérait — à l’exception de quelques militant(e)s comme Louise Michel (2) et du Parti ouvrier français de Jules Guesde — que la colonisation apportait les bienfaits de la civilisation et permettait l’émancipation des indigènes. L’anticolonialisme de la Belle Epoque était animé par les anarchistes et syndicalistes-révolutionnaires, qui dénonçaient : « Le produit hybride du patriotisme et du mercantilisme ». Dans ce contexte, des militants comme Jean Grave, Sébastien Faure ou Gustave Hervé étaient poursuivis pour incitation à la désobéissance civile. La pression du mouvement anarchiste radicalisa une partie de la Section française de l’Internationale socialiste (SFIO), qui rejoignit cette position. Par ailleurs, ces militants avaient découvert le livre de Paul Louis, Le Colonialisme, qui marquait le début d’une pensée anticolonialiste dans le mouvement socialiste. La droite avait rejoint le camp du maintien, voire de l’extension, du domaine colonial.
La Première Guerre mondiale modifia profondément les rapports entre la France et ses colonisés, qui s’éveillèrent et rejetèrent leurs statuts d’exploités. L’autre conséquence majeure de la guerre fut l’arrivée des bolcheviks au pouvoir et la création de la IIIe Internationale, qui modifièrent les rapports du mouvement ouvrier international vis-à-vis des peuples colonisés (3). A partir de cette date, il est possible de percevoir les tendances fondamentales de cet ensemble hétérogène qu’est le mouvement anticolonialiste. Celui-ci se décompose en un mélange de courants d’idées humanistes et de clivages idéologiques. Qui, pour certains, sont des héritiers de l’esprit anti-esclavagiste du siècle des Lumières. Alors que d’autres réclament le droit à la différence culturelle. L’anticolonialisme peut être aussi issu de nécessités politiques imposant cette position, d’un esprit pacifiste ou bien de la contestation des pouvoirs et institutions en place.
Pendant la guerre. les peuples colonises s’étaient soulevés à plusieurs reprises. Avec la guerre du Rif (1924-1926), les militants anticolonialistes développent l’action de terrain. Des comités de soutien se constituent, certains représentent la mise en pratique des thèses de l’internationale communiste, qui stipulent l’intervention des militants, ceux-ci devant conduire à la formation de partis communistes dans les pays colonisés. Le refus de la répression au Maroc insurgé atteint en France son paroxysme avec la grève générale du 12 octobre 1925, à laquelle les anarchistes se sont associés par le biais du Comité de défense des indigènes algériens fondé par Mohammed Saïl. Dans le même temps, les élites des sociétés colonisées viennent se former dans les universités françaises. C’est le cas de Nguyen Ad Quoc (Ho-Chi-Minh) ou de Messali Hadj, puis par la suite de tous les cadres des partis indépendantistes. La plupart d’entre eux adhèrent au Parti communiste ; ce qui permet à ce parti de diffuser ses idées dans la classe ouvrière immigrée.
Cette pratique dura jusqu’en 1935, date qui marque une double rupture. Le PC abandonne la ligne du « Front unique anti-impérialiste dans les colonies » pour lui préférer le Front antifasciste. Ses militants des colonies rompent alors pour fonder des partis anticolonialistes. Anarchistes et trotskystes, accompagnés de la gauche révolutionnaire de Marceau Pivert et de quelques intellectuels, animent le courant anticolonialiste par le biais de différents comités. Le Front populaire met définitivement fin aux espoirs des colonisés qui attendent que la France leur rendent leur dignité.
C’est la Seconde Guerre mondiale qui entraîna les bouleversements les plus profonds dans les colonies. Alors que les peuples de soulèvent en Asie, en métropole les anticolonialistes restent ultra-minoritaires. Les trotskystes scandent : « Pas un soldat, pas un fusil contre les peuples des colonies ! Indépendante totale et immédiate des colonies ! », alors que les anarchistes, tout en dénonçant le colonialisme, refusent de faire le jeu des nationalistes et des futures classes dirigeantes.
A la fin 1947, la création du Kominform bouleverse les équilibres. La question coloniale redevient un enjeu pour le PCF, qui lance des campagnes pour la paix en Indochine comme celle pour Henri Martin, qui devient le symbole de la lutte anticolonialiste. Il faut attendre la guerre d’Algérie pour qu’une partie de la SFIO (4) s’oppose à la politique de Guy Mollet au colonialisme. Ces militants seront les fondateurs du Parti socialiste autonome puis du PSU. La guerre d’Algérie apporta un second souffle au mouvement anticolonialiste : le Tiers-mondisme.
Sylvain Eischenfeld
(groupe Rudolf-Rocker – 4e & 5e arr. de Paris)
(1) J.-P. Biondi et Gilles Morin, Les Anticolonialistes, éd R. Laffont. 135 F (Pour une histoire de la décolonisation cf. P. Grimal, La Décolonisation, éd. Complexe. 55 F
(2) Louise Michel, contrairement à la majorité des proscrits de la Commune, soutint la révolte des Kanaks en 1878.
(3) Voir Manifeste et résolution des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale Communiste, 1919-1923.
(4) Les auteurs donnent un certain nombre de citations de militants socialistes qui peuvent laisser pantois…