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Interview de Mohammed Harbi : « La concorde civile algérienne est en panne »

Interview de Mohammed Harbi parue dans Alternative libertaire, n° 87, juin 2000, p. 23

President Jacques Chirac welcomes President Bouteflika of Algeria at Orly airport. (Photo by Alain Nogues/Sygma/Sygma via Getty Images)

Alors que le président Bouteflika se rend en France au mois de juin, Alternative libertaire s’est entretenu avec Mohammed Harbi, universitaire, ancien dirigeant (jusqu’en 1965) du FLN et animateur de son courant autogestionnaire pour faire le point sur la situation politique, économique et sociale en Algérie.

Alternative libertaire : Plus de deux mois après l’ultimatum lancé par l’Etat aux groupes armés, où en est la concorde civile en Algérie ?

Mohammed Harbi : La concorde civile est en panne malgré la volonté du président Bouteflika de la faire aboutir. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’on ne peut construire la réconciliation sur l’impunité. Qu’il s’agisse de l’Etat ou des groupes armés islamistes. La seconde, c’est que la société à travers ses partis, ses associations, etc. a été exclue de sa réalisation. Une solution autoritaire, par en-haut peut donner quelques résultats. Il y en a eu. Toutefois, le problème demeure et risque de s’aggraver si l’on n’y prend pas garde.

AL : L’Etat s’engage dans des privatisations et des réformes économiques néolibérales. Qu’en est-il et qu’en pensez-vous ?

M.H. : Les blocages politiques ne sont pas encore levés. Récemment le président Bouteflika a déclaré que les entreprises sont cessibles mais pas les terrains. La privatisation se pose dans les mêmes termes qu’en Russie. Il ne suffit pas que la loi sépare l’économie de l’administration. Il faut que l’administration accepte l’autonomie de l’économie. Par ailleurs, la Sonatrach (Société nationale de transport des carburants et hydrocarbures) mise à part, les entreprises privatisables sont quasiment en état de faillite. Un dirigeant de l’Union Bank a récemment déclaré lors d’une réunion que la privatisation n’intéressait pas les groupes financiers. Ce qu’ils réclament, c’est la levée des contraintes bureaucratiques, l’accession au système bancaire, etc. Les patrons sont à la recherche de rentes spéculatives et non d’investissements productifs. La Sonatrach les intéresse mais son ouverture est à l’origine de luttes féroces entre les décideurs algériens. Les résistances sont grandes.

AL : Quelles positions adopte actuellement l’opposition de gauche algérienne face au régime Bouteflika ?

M.H. : La gauche algérienne autrefois dominée par les étatistes est en plein désarroi. Une partie s’est convertie au néo-libéralisme. Une autre partie défend le secteur public et les libertés démocratiques et s’oppose à Bouteflika. On y retrouve des courants trotskystes, des staliniens repentis, entre autres. Il n’y a pas encore de révision critique adéquate des socialistes étatistes et de débat autour de la perspective autogestionnaire. Notons que le poids de la gauche est très faible.

AL : Quels sont selon vous les grands enjeux politico-économiques en Algérie dans les mois à venir ?

M.H. : Aucune alternative n’est possible en Algérie sans que soit rééquilibré le poids des différents secteurs dans la création des richesses et sans que soit réorienté l’investissement. L’Algérie vit sur les ressources pétrolières et néglige l’agriculture, l’industrie et le bâtiment. Elle ne protège pas ses ressources naturelles et humaines. Les questions de l’eau, du travail, de la santé et de l’enseignement posent des problèmes quotidiens. Il faut mettre un terme à la désintégration de la classe ouvrière sauvagement matraquée comme à El Hadjar quand elle réclame des garanties pour le paiement des salaires. La condition du changement est politique. Le processus démocratique est grippé et seule une conscience plus claire des enjeux et des forces capables de les assumer peut le dégripper.

Propos recueillis le 21 mai 2000


Mohammed Harbi a publié plusieurs ouvrages sur l’Algérie, entre autres :
— L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Arcantère, 1992 ;
— 1954, la guerre commence en Algérie, Complexe ;
— Le FLN, mirage et réalités, des origines à la prise du pouvoir, les éditions J.A., 1985.

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