Article de Christian Jung paru dans Voix ouvrière, n° 41, juillet 1965, p. 1 et 4
IL y a maintenant près d’un mois que Ben Bella a été arrêté, mais l’on chercherait vainement, dans les déclarations de Boumedienne, les raisons politiques du coup d’état. Les critiques formulées par celui-ci sont restées on ne peut plus imprécises et de tout ce qui a été dit, il ne ressort qu’une chose, c’est que dans tous les domaines, la politique de Ben Bella était « mauvaise » et qu’il convenait de lui substituer une politique « juste » !
En fait, entre le langage de Boumedienne et celui de son prédécesseur, il n’y a guère de différence. Jusqu’au « socialisme » qui continue.
Mais personne ne se fait encore beaucoup d’illusions sur le « socialisme » du colonel. Ce qui se conçoit aisément. Mais ce qui se conçoit moins c’est qu’une grande partie de la « gauche » en ait nourries sur celui de Ben Bella.
Le phénomène est d’ailleurs loin d’être propre à l’Algérie. Depuis 20 ans le « socialisme » a conquis le tiers monde, de Nasser à Castro en passant par Bourguiba et Norodom Sihanouk, du socialisme islamique au social-bouddhisme, et l’on pourrait ajouter en ce qui concerne les pays capitalistes « avancés » la France molletiste de 1956, l’Angleterre de Wilson, etc., etc…
Il n’y a guère de raisons de s’en réjouir, sauf peut-être en pensant que si tous les dirigeants de ces pays éprouvent le besoin de se couvrir de cette étiquette, c’est qu’elle est encore parée d’un certain prestige.
Mais cela n’empêche pas nombre de gens, dans la gauche, de céder à l’illusion, et de rechercher obstinément, dans tout ce fatras, où passe la frontière entre les « vrais » et les « faux » socialistes.
Et si celui de Boumedienne ressemble déjà comme un frère à celui de Ben Bella, c’est surtout le « socialisme » du régime benbelliste que cela juge.
Nul plus que Ben Bella, en éliminant une à une toutes les forces autres que l’armée sur lesquelles il aurait pu s’appuyer, n’a tant fait pour préparer la voie à Boumedienne.
Mais ce qu’il faut voir, c’est que ce qui se passe aujourd’hui en Algérie était contenu dans la politique menée par les dirigeants du F.L.N. dès 1954. Ils ne se contentaient pas d’organiser la lutte armée contre l’impérialisme français, ils préparaient déjà les conditions dans lesquelles ils exerceraient le pouvoir après l’indépendance.
Dès l’origine, le contenu que le F.L.N. voulait donner à la lutte était clair : il se plaçait uniquement sur le terrain du nationalisme bourgeois. L’objectif qui primait tout pour lui, c’était l’indépendance, et si dans sa propagande il abordait d’autres problèmes, la réforme agraire par exemple, il ne sortit jamais du cadre des réformes propres à une révolution démocratique bourgeoise.
Parfaitement significative fut à cet égard la politique adoptée contre le M.N.A. de Messali Hadj et le Parti Communiste Algérien avant que celui-ci renonce à toute politique indépendante. On peut penser beaucoup de mal de ces organisations, mais ce n’est pas à cause des compromissions qu’elles eurent avec l’impérialisme que le F.L.N. entreprit de les anéantir par la force (d’autant que si le M.N.A. finit par chercher à survivre politiquement avec l’aide de l’impérialisme français, ce fut en grande partie parce que le F.L.N. ne lui laissait pas d’autre choix). Si le but du F.L.N. avait été d’abattre les « traîtres », alors c’est les Ferhat Abbas et les Farès qui auraient dû tomber les premiers sous ses coups. Mais ceux-là, les dirigeants du F.L.N. ne les craignaient pas, ils savaient, et ne se trompaient pas, qu’un jour ou l’autre, n’ayant pas d’autre choix, ils finiraient bien pas rejoindre ses rangs.
Non, si le M.N.A. fut pratiquement exterminé, si le P.C.A. fut contraint de s’intégrer au Front, ce fut pour de toutes autres raisons.
Le F.L.N. ne voulait ni que sa politique puisse être discutée, ni qu’existent à ses côtés des organisations, même peu influentes, qui défendent, ne serait-ce que verbalement, d’autres principes que les siens.
Il niait la lutte de classes, ou plus exactement il ne se contentait pas de la nier, il combattait tous ceux qui osaient en parler ou qui l’admettaient en principe.
A aucun moment il n’essaya d’éduquer les masses dans l’optique d’une révolution socialiste, c’est-à-dire en faisant de l’agitation sur des objectifs qui eussent impliqué l’établissement d’un pouvoir révolutionnaire. Bien au contraire, tous les problèmes sociaux étaient laissés dans l’ombre, il ne faudrait s’en occuper qu’après l’indépendance.
Ce fut toujours avec une extraordinaire méfiance que le F.L.N. considéra les masses ouvrières. En Algérie ce fut seulement en 1960 que dans les villes sa tactique dépassa le stade du terrorisme individuel pour arriver à des manifestations de masses, et dans la métropole il fallut attendre la dernière année de guerre pour le voir mobiliser les travailleurs nord-africains dans la rue. Ce fut pourtant la seule chose qui obligea les organisations traditionnelles de la classe ouvrière française à un petit semblant d’action de solidarité, mais il est vrai que pendant toute la durée de la guerre le F.L.N. non seulement ne chercha pas à trouver un appui dans la classe ouvrière française, mais encore ses théoriciens s’employèrent à démontrer qu’aucun lien ne pouvait exister entre un pays opprimé et la classe ouvrière de son oppresseur.
Il était impossible à cause de tout cela de considérer le F.L.N. comme une direction socialiste, ou même comme une direction pouvant évoluer dans ce sens. Parce que cette politique avait un contenu de classe : si les dirigeants du F.L.N. écartaient à l’avance toute possibilité ne serait-ce que d’une véritable démocratie s’appuyant sur le mouvement révolutionnaire des masses, est-il nécessaire de rappeler comment dès l’indépendance ce fut le F.L.N. lui même qui fut en fait liquidé pour ne laisser finalement subsister qu’un pouvoir s’appuyant sur l’armée, c’est que la direction du Front n’était pas située au dessus des classes, mais que c’était bel et bien une direction bourgeoise.
Cette nature du F.L.N. ne signifiait nullement que le problème de la révolution socialiste ne se posait pas en Algérie, elle signifiait seulement qu’il ne fallait pas compter sur le Front lui-même pour constituer le parti révolutionnaire nécessaire à la révolution.
Que ce parti naisse au cours de la lutte pour l’indépendance n’était pas chose impossible, qu’il se constitue au sein du F.L.N. par le regroupement de ses éléments les plus révolutionnaires, non plus, mais ce dont on pouvait être sûr c’est que ce parti se formerait contre la direction du Front.
Une internationale révolutionnaire aurait été appelée à jouer un rôle déterminant dans la construction d’un tel parti, son aide se serait manifestée sur le plan matériel d’une part, mais aussi, et ce n’est pas le moins important, en développant une critique de la politique du F.L.N., en montrant aux militants algériens comment leurs problèmes s’intégraient à un tout international, et en leur ouvrant les perspectives d’une lutte contre l’impérialisme à cette échelle, et de la seule lutte qui soit dirigée non seulement contre un impérialisme particulier, mais contre tout impérialisme.
Malheureusement une telle internationale reste à construire, et son absence, dans un pays où n’existait aucune tradition révolutionnaire somalis-te, est sans aucun doute le facteur principal qui explique qu’un parti révolutionnaire ne se soit pas créé en Algérie.
Dans la construction de ce parti les révolutionnaires français pouvaient avoir un rôle privilégié à jouer. C’est leur impérialisme qui combattait le peuple algérien et s’ils avaient été capables de diriger des luttes de la classe ouvrière française contre l’impérialisme, en solidarité avec ce peuple, c’eût été la meilleure façon de critiquer dans les faits les théories étroitement nationalistes du F.L.N. Les ouvriers algériens étaient nombreux en France, et ils constituaient la base de classe où une avant-garde aurait pu se former.
Mais la dernière chose à faire en politique est de se consoler en imaginant que ce que l’on est incapable de faire se fera miraculeusement tout seul, et c’est malheureusement un défaut fort répandu dans la gauche française, non seulement parmi les libéraux petits bourgeois dont on ne saurait attendre autre chose, mais parmi les groupes qui se réclament du marxisme révolutionnaire.
Et ainsi, des hommes qui se réclament par ailleurs du trotskysme virent dans le F.L.N., d’autres dans le M.N.A., sinon une authentique direction révolutionnaire, du moins quelque chose d’approchant que quelques bons conseils pourraient mettre sur la bonne voie.
S’ils n’avaient fait ainsi que se tromper eux-mêmes, le mal n’eût pas été bien grand, mais en cautionnant, à la très faible échelle de leur influence, il est vrai, aux yeux des révolutionnaires et des masses algériennes les groupes dirigeants du F.L.N. (ou du M.N.A.) ils ont fait plus qu’une erreur.
Et il est faux de crier aujourd’hui à la contre-révolution en Algérie : faute de révolution (de révolution socialiste s’entend, mais pour des marxistes le mot ne peut honnêtement s’employer que dans ce sens) le terme est forcément impropre.
Le coup d’Etat de Boumedienne n’est pas pour autant sans importance, il signifie sans doute pour les opposants une recrudescence des emprisonnements, des tortures et des exécutions. Mais ce n’est que la dernière étape d’un processus préparé depuis 1954, commencé depuis le jour même de l’indépendance.
Et le peu de réaction des masses algériennes est bien plus une condamnation du régime de Ben Bella qu’une approbation de Boumedienne.
Pour le reste la politique du nouveau régime ne différera sans aucun doute guère de celle de son prédécesseur. Elle dépend d’ailleurs bien moins de sa volonté que des différentes pressions auxquelles il sera soumis, de la part de l’impérialisme d’un côté, des masses populaires de l’autre. Et il aurait bien tort, pour débenbelliser, de brûler les discours politiques du [raïs] : ils pourront sans aucun doute lui resservir.
Mais tout n’est pas dit pour autant en Algérie. Bien sûr, dans un proche avenir, on ne veut pas quelle force politique organisée serait capable de s’opposer à Boumedienne, et c’est d’ailleurs sans grande importance en ce sens que si une quelconque opposition ne sortant pas du cadre bourgeois arrivait à évincer celui-ci, le même processus auquel on a assisté de 1962 à 1965 reprendrait inexorablement son cours tant il est vrai, et les faits le montrent tous les jours, que dans les pays ayant comme l’Algérie un très bas niveau économique, il ne peut exister d’autre démocratie que celle s’appuyant sur un mouvement des masses révolutionnaires.
Après avoir souffert plus de sept ans une guerre atroce, le peuple algérien ne semble manifestement pas prêt à se battre pour replacer Ben Bella au pouvoir.
La construction d’un parti révolutionnaire lié aux masses, capable de diriger leurs luttes, et leur ouvrant des perspectives mobilisatrices est finalement le problème le plus urgent qui se pose en Algérie.
Et les masses algériennes ont donné tant d’exemples de leur vitalité, de leur combattivité, qu’il n’est pas impossible que dans les mois et les années qui viennent un tel parti se forge dans leur sein.
Mais encore une fois le problème ne se poserait sans doute pas longtemps s’il existait une Internationale digne de ce nom. Les révolutionnaires français se sentent, à juste titre, particulièrement concernés par les problèmes algériens. Ils n’ont guère de moyens d’intervenir utilement de l’autre côté de la méditerranée, et finalement, s’ils ne veulent pas vivre d’illusions, ce n’est qu’en travaillant dans leur propre pays à la construction d’un parti ouvrier révolutionnaire, à la construction de cette Internationale, qu’ils pourront le mieux remplir leurs devoirs envers la révolution algérienne.
Christian JUNG
Une réponse sur « Christian Jung : A propos de la « contre-révolution » en Algérie »
il suffit d’aller à la fin de l’article pour voir la solution à tous les problèmes de l’Algérie et de la France….construire un vrai parti communiste! Leur langage n’a pas changé…yapasderaison!