Article de Robert Petitgand alias Robert Delny paru dans Masses, n° 1, janvier 1939, p. 12-18
Une révolution profonde est toujours précédée d’un vaste mouvement d’idées qui bouleverse de fond en comble les conceptions morales de l’ancienne société. A l’image idéale que l’on se faisait de l’homme se substitue une éthique nouvelle née des rapports originaux que la vie a introduits dans le corps social et dont la pression irrésistible fait éclater l’enveloppe des institutions arriérées. La brusque rupture d’équilibre qui fait chanceler l’ancienne organisation, se traduit d’abord par la démoralisation du vieil homme, incapable de contenir plus longtemps l’afflux des tendances juvéniles, endiguées jusque là par une contrainte aussi avisée que tyrannique. La philosophie des Lumières au 18e siècle ne se borna pas à dénoncer les privilèges ; elle entreprit également la critique des vertus séculaires de l’homme bien né, railla l’honneur aristocratique, réduisit la gloire féodale à la mesure d’un simple et parfois chimérique appétit. Le Jacobinisme n’aurait jamais pu accomplir sa tâche historique, si préalablement la doctrine philosophique n’avait précipité de leur piédestal, pour les faire rentrer dans la commune nature, les personnes héroïques des potentats féodaux.
L’œuvre que se propose d’accomplir la Révolution socialiste est sans conteste infiniment plus grandiose et décisive que celle qu’entreprirent les Montagnards de 1793. On ne fit alors que substituer la prééminence de la richesse à celle du sang (1), tandis qu’il s’agit maintenant d’en finir une fois pour toutes avec la misère et la servitude qui caractérisent, sous le nouveau comme sous l’ancien régime, la condition moyenne de l’homme. Une transformation aussi complète exige de ceux qui l’entreprennent la plus claire conscience des buts à atteindre et les oblige moralement à rompre avec les comportements et les routines de la société présente. L’homme de demain débarrassé des contraintes millénaires qui emprisonnent l’esprit et les passions, naîtra des cendres du vieil homme une conception nouvelle des valeurs morales, fondée sur une critique impitoyable de l’idéologie réactionnaire, assainira le marécage d’un psychisme archaïque où viennent s’ensevelir les impulsions saines de la nature et les élans généreux du cœur.
Briser ses chaînes signifie d’abord briser les idoles qui symbolisent l’ordre social dans la conscience humaine et se libérer du même coup du sentiment de culpabilité qui demeure inséparable de la révolte quand les instances morales sont intactes.
DOMINATION, PROPRIETE, POUVOIR
Les orgies de la propriété et du pouvoir constituent dans la psychologie du vieil homme les objets privilégiés d’une incessante convoitise. L’appétit de puissance cherche à se tailler la plus large part de ces biens suprêmes, et si le champ que la vie lui concède lui parait insuffisant, ce qui est toujours le cas, il se nourrit de ses propres fantaisies et compense par des satisfactions démesurées obtenues dans le pays de cocagne de son imagination, ses maigres conquêtes dans le monde réel.
La possession, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on en fait la remarque, rend les hommes étrangers les uns aux autres, en créant un réseau affectif où l’envie et le mépris deviennent les sentiments dominants. La propriété des choses, agrandissement du moi par absorption du monde extérieur, est à l’origine d’une conduite, caractérisée par le double fait de retenir et d’accaparer, qui s’accompagne forcément d’agressivité contre les autres, considérés comme des concurrents, ou bien comme des détrousseurs, ou enfin comme des instruments serviles destinés à produire de la richesse. La peur de perdre, plus forte encore que le désir de s’accroître, entretient le possédant dans un état d’inquiétude permanente qui se traduit par une méfiance soupçonneuse à l’égard du monde entier et le rend à peu près impropre aux échanges humains, tant intellectuels que sentimentaux. L’égocentrisme affectif préside à tous les mouvements, dans un horizon étroitement borné où les êtres les plus chers ne le sont qu’au titre d’objets conquis, de « proies » d’un moi exclusif. Être c’est posséder ; ne pas posséder, c’est ne pas être : telle est la conviction intime du propriétaire qui mesure sa valeur personnelle au nombre plus ou moins élevé de ses arpents.
La propriété n’est pas seulement une affirmation de puissance sur les choses, elle est aussi le tremplin d’où s’exerce la puissance sur les hommes. La considération et le rang lui sont dans notre société plus que dans toute autre, indissolublement liés. Le mépris souverain du possédant pour celui qui n’a que ses bras, l’envie du petit-bourgeois pour les plus riches et les plus puissants que lui, le besoin d’affirmer constamment sa prééminence sur ceux qui possèdent moins, ce jeu sordide de l’homme tour à tour arrogant et courbé, plein de superbe ou rampant dans la platitude, enferment les rapports sociaux dans un mécanisme où la domination et l’humiliation se font écho dans un vaste désert moral.
Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver la psychologie du propriétaire dans le complexe de sentiments et d’attitudes dont le pouvoir politique lui-même est l’objet. Quelles que soient les théories, ingénieuses ou maladroites, mises en circulation pour justifier une soi-disant nécessité rationnelle de l’oppression, il n’en demeure pas moins que son mobile profond réside dans un désir immodéré et tout impulsif de s’assujettir les autres par le moyen d’une contrainte qui épuise pour s’exercer toutes les ressources de l’esprit.
Dès l’origine, le pouvoir élève le potentat au-dessus de la commune condition, rehausse sa personne au rang des Dieux, la libère des entraves de la moralité courante. Revêtus des attributs d’une prééminence sacrée, le chef ou le roi peuvent satisfaire tous leurs appétits et se distinguer du reste des hommes par le raffinement monstrueux de leurs plaisirs. Les jouissances charnelles ne sont si inséparables pour le sens commun de l’idée d’une cruauté perverse, que parce que dans la longue histoire de l’humanité, elles furent l’apanage exclusif du despotisme mégalomaniaque et sanguinaire. La cruauté est moins le fait de la nature humaine que le résultat d’un état social dont la domination et la servitude sont les lois. Elle a besoin pour s’exercer d’un objet passif que seul le pouvoir lui fournit. Le complexe néronien qui a dirigé tous les autocrates connus jusqu’à ce jour, divinise leur violence sanglante au même titre que les excès de la chair, quand ils sont le fait du Maître. Caïus au dire de Tacite prenait son plaisir, alors qu’il était à table, à faire mettre un homme à la question sous ses yeux ; c’était sans doute un anormal, mais le comportement de la puissance, s’il s’exprime de façon moins directe, n’est guère différent dans ses mobiles chez les tyrans plus raisonnables.
LES DICTATURES MODERNES
Les dictatures modernes n’ont guère modifié ce schéma classique. Issues elles-mêmes du fond trouble de la mentalité primitive, elles donnent au chef la même puissance illimitée qu’avaient les despotes antiques et célèbrent à l’envi sa religion personnelle. L’hitlérisme a mis en lumière ces traits archaïques du pouvoir ; le Führer est une personne sacrée, objet d’un véritable culte, et il ressemble plus au héros mythologique qu’à un souverain au sens moderne du mot (2).
Mais si les sources affectives qui alimentent le pouvoir sont restées les mêmes, une chose toutefois différencie le despotisme fasciste du despotisme antique. Le chef, aussi grand et redouté qu’il soit, n’échappe pas, dans sa vie privée, à la tyrannie de certaines obligations morales, valables pour lui comme pour les autres. Un domaine lui reste interdit, celui de l’orgie, et son prestige serait gravement compromis s’il passait à l’exemple des Césars antiques, sa vie dans les débauches. Le seul spectacle de la force ne suffit plus à entraîner le respect : la conscience morale exige que le pouvoir apparaisse comme l’incarnation de certains idéaux et qu’il s’exerce au nom d’une doctrine. Sacrifice, privation, contrainte sur soi-même sont les principes fondamentaux qui régissent les dictatures contemporaines. Ils viennent colorer d’une idée de grandeur l’indignité de la condition humaine et sanctifient les humiliations subies au nom des idéales vertus de la race ou de la patrie. En même temps, le pouvoir pousse des rameaux dans toute la société, et chacun s’efforce de compenser par un surcroit de brutalité contre les plus faibles sa platitude zélée vis-à-vis des chefs.
Une semblable attitude s’apparente de façon étroite au devoir militaire dont le fascisme fait du reste le bien suprême et qu’il propose en exemple à la société civile. (3) L’armée devient une force spirituelle qui a charge d’éduquer la nation, de former la conscience des jeunes générations ; elle est le sanctuaire du régime où se célèbre le culte de la force, et où se cultivent sous l’égide de la tyrannie la plus irresponsable le goût du commandement et l’amour de la sujétion. L’esclave d’antan devenu un soldat, a du moins sous l’uniforme la conviction d’être un rouage de la grande machine oppressive et de participer en quelque mesure par les coups qu’il reçoit à l’exercice de la puissance publique. Cette illusion lui permet en même temps de subir, voire de sanctifier le régime de privations et de médiocrité générale qui a toujours été le propre de la vie militaire, et qui est aujourd’hui dans les régimes fascistes celui de toute la société.
SAINTETE DE LA PRIVATION
Le comportement caractérisé par la rétention possessive et la domination inconditionnée, ces deux colonnes du temple réactionnaire, n’est que la contrepartie nécessaire d’une répression qui frappe les désirs les plus légitimes de l’individu. C’est justement pour compenser le sacrifice des jouissances interdites que la société encourage le développement de l’agressivité contre autrui.
Le monde a vécu jusqu’à ce jour sous la dure loi de la privation et de la contrainte. Toutes les institutions morales ont fait converger leurs efforts vers l’étouffement systématique des appétits, considérés unilatéralement comme malfaisants ou criminels. Le Christianisme a renchéri sur cette tendance, en poussant l’aberration jusqu’à faire détester aux hommes les plaisirs que la vie peut leur procurer, pour sanctifier du même coup la misère et la souffrance. Les désirs ont. été frappés d’anathème, les jouissances déclarées impies, couvertes de honte et d’ignominie ; l’homme n’a plus osé se regarder en face, tremblant devant lui-même, épouvanté à l’idée du bonheur comme à celle du crime suprême. En dépit du développement de la pensée libre et d’une active propagande anti-religieuse, les réflexes psychologiques profonds créés par la morale chrétienne sont restés ceux de l’homme à notre époque. La critique laïque n’a fait que les effleurer sans les détruire : bien souvent au contraire elle n’a attaqué Dieu que pour épargner la morale comme si la divinité était autre chose que l’image transfigurée du comportement idéal. La distinction courante entre les sentiments dits élevés et les impulsions basses de la chair, perpétue, dans l’opposition du sacrifice glorieux et des jouissances ignobles, la dualité chère, au christianisme, de l’esprit et de la matière. Dans tous les âges de la vie, les axiomes du sens commun, aussi faux qu’imperméables à la critique, enseignent à l’individu que le renoncement aux plaisirs est sa condition naturelle et qu’il ne saurait transgresser cette loi sans en payer la violation d’un surcroît de misère et de douleurs.
Il est permis de se demander si le phénomène caractéristique de notre époque, l’incapacité des masses à s’emparer des forces productives pour les employer à satisfaire leurs besoins de tous ordres, et le retour aux formes frustes de l’oppression qui en est la conséquence, ne provient pas, en définitive, d’une culpabilité profonde devant les jouissances, qui interdit aux hommes d’envisager un ordre où la pénitence et l’effort pénible ne seraient pas la règle. La loi morale fonde l’ordre social dans le cœur humain, qui constitue une forteresse dont la Révolution s’empare beaucoup plus difficilement que des casernes et des ministères, mais qui, lorsqu’elle s’écroule, entraine dans sa chute tout l’édifice de la vieille société.
LA SOCIETE ET LES INSTINCTS
La réhabilitation de la nature humaine dans ses désirs, ses appétits, ses impulsions premières, constitue à notre sens le point de départ d’une morale vraiment révolutionnaire. Il ne faut pas se laisser troubler par cette affreuse mythologie des instincts dont se servent tous les moralistes réactionnaires pour identifier le crime aux jouissances, opposer sans cesse aux désirs de l’homme les nécessités de la culture (6) et nier toute possibilité d’accord entre la société et la nature humaine, qu’ils représentent comme deux forces en conflit permanent. Une telle image de l’homme, héritée en droite ligne du christianisme, n’est que la justification intéressée du comportement nécessairement féroce et cupide des classes dirigeantes et du caractère sanguinaire de l’oppression qu’elles exercent.
L’altruisme et les élans généreux du cœur coexistent dans la vie avec l’égoïsme et les passions exclusives du moi : la société qui est un fait de solidarité propre à l’espèce et antérieure à l’individu, repose en définitive sur ce goût de la chaleur humaine et cette horreur de la solitude communs à tous les hommes dans les conditions normales de l’existence. Ce n’est que par une perversion véritable de sa nature que l’homme en arrive à considérer ses semblables comme les objets privilégiés de son exécration et à modeler tous ses rapports avec eux sur cet unique sentiment. Une pareille organisation affective n’existe qu’en fonction de l’horreur de soi et d’institutions sociales qui développent au suprême degré, en lieu et place des jouissances interdites, le goût de la domination illimitée sur les autres.
Se civiliser, c’est produire et par suite créer de nouvelles richesses qui viendront rassasier des appétits que le milieu extérieur était par lui-même incapable de satisfaire. L’impératif catégorique de la production dont parle Marx n’est au meilleur sens du mot que l’impératif de la satisfaction, règle par excellence du vouloir vivre social.
L’espèce humaine, dans la longue suite de son histoire, semble uniquement préoccupée d’élever ses possibilités au niveau de ses appétits et l’on ne saurait mettre l’instinct et la société en contradiction que dans la mesure où se constate une incapacité radicale à les accorder dans le cadre de la vie en groupe. Le capitalisme qui crée la misère générale au milieu de l’abondance des biens oppose effectivement comme deux forces antagonistes la vie et la société. puisque la société ne poursuivant plus la satisfaction des besoins humains, frustre au contraire les hommes du fruit de leurs travaux. Mais nous savons pertinemment que ce qui dresse la société contre l’homme, c’est avant tout la volonté des classes dirigeantes de perpétuer, en contradiction avec le cours des choses, la privation et le renoncement pour assurer la pérennité de son règne.
L’idéologie réactionnaire se présente donc comme un tout cohérent où le sacrifice premier des jouissances les plus précieuses pour l’individu est compensé par le développement sans mesure de l’agressivité sous toutes ses formes. La règle sociale se borne à fixer les limites plus ou moins précises dans lesquelles les réflexes de l’asservissement d’autrui peuvent se donner libre cours sans mettre en danger la société elle-même. Dans l’ensemble les sentiments de solidarité apparaissent toutefois très réduits et les digues fragiles qu’ils opposent au déchaînement de la violence sont à chaque instant rompues. L’oppression est assez semblable à une machine dont les freins seraient cassés : emportée par son mouvement elle irait aux pires extrémités, si un juste calcul des risques à courir et des profits en perspective ne lui conférait un certain équilibre. L’asservissement et l’exploitation de l’homme par l’homme ne connaissent en fait d’autres bornes que celles que dicte le souci de leur perpétuation.
La tâche fondamentale de la Révolution est justement de substituer à ces réflexes archaïques fondés sur la domination et l’humiliation, des rapports de solidarité effective. La société humaine ne sortira de sa préhistoire qu’en accédant à ce stade où les droits de la personne seront fonction des droits des autres et se fonderont sur un sentiment de sociabilité aussi conforme à l’intérêt individuel qu’aux destinées du groupe, tandis que les satisfactions les plus larges seront accordées aux instincts aujourd’hui absurdement réprimés. Il ne s’agit pas à ce propos d’opposer sans cesse le comportement réel des privilégiés à l’idéal de moralité qui est le leur, car ce procédé, cher à certaine critique qui se prétend subversive, n’aboutit en fait qu’à confirmer l’excellence de la loi morale, considérée comme intangible et sacrée dans son essence. Les esprits libres n’ont que faire de cette sainte indignation qui s’empare de la foule, lorsqu’elle apprend qu’après son sermon sur la chasteté, le prédicateur a été surpris en train de lutiner la bonne de l’hôtel. Ce qui les indigne, à l’inverse du commun, c’est le sermon, non la concupiscence : et si le personnage du dévot est odieux, c’est bien par son rigorisme moral et sa manière honteuse de satisfaire aux exigences du sexe, toutes lumières éteintes.
La règle qui influence toujours, d’une manière ou d’une autre, le comportement, soit en le frappant de culpabilité soit en l’obligeant à se dérober aux regards, est, en ce qui concerne le commerce des sens, l’ennemie née de la dignité et du plaisir. C’est à ce titre qu’il convient de lui faire son procès et non pour les mobiles du sens commun qui en incrimine les violations chez ceux-là mêmes qui ont charge de l’enseigner. Aussi répugnante que soit l’hypocrisie des tenants de l’ascétisme, elle ne nous semble pas plus méprisable et avilissante que l’austérité rigoureuse des saints chrétiens et nous ne saurions dénoncer cette hypocrisie sans condamner du même coup la loi morale dont elle n’est que l’application la plus courante.
L’homme nouveau doit signifier à ces vertus de contrebande qui sont la source première de sa servitude autant que la substance d’une misanthropie haineuse, que leur règne est à jamais révolu. La Religion et le Pouvoir dont la confusion originelle symbolise assez bien le double aspect de renoncement et de fureur dominatrice qui caractérise encore la société d’aujourd’hui, ont leur place toute marquée dans les poubelles de l’Histoire aux côtés des oripeaux de la puissance Inca et des mœurs barbares de Lacédemone.
(1) Cela n’est vrai que si l’on considère l’œuvre objectivement réalisée par la Révolution. Nous faisons abstraction des courants extrêmes, robespierriste ou hébertiste, qui poussaient beaucoup plus loin leurs ambitions, mais furent brisés par Thermidor.
(2) C’est ce qui motive en grande partie la fureur du Saint-Siège et ses frictions plus ou moins violentes avec les Dictatures. Le pouvoir restauré dans sa plénitude n’a mil besoin du Dieu céleste et se suffit amplement à lui-même. n affirme sa primauté spirituelle en même temps que sa puissance temporelle dans la personne du chef. Cruelle désillusion pour les tenants du vieux bon dieu croque-mort qui espéraient sans doute glaner des avantages substantiels dans le déchainement de la contre-révolution. L’Église a joué pour une fois le rôle de dupe. Après avoir appelé à grands cris la répression des menées révolutionnaires et souhaité ardemment la victoire du « bon parti », elle s’aperçoit aujourd’hui que la réaction frénétique fonde sa doctrine sur tout autre chose que ses incantations et le remue-ménage de ses fantômes.
« O rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ».
(3) Si le despotisme s’est souvent détaché de l’exercice direct de la fonction militaire, il n’a toutefois jamais renoncé à faire des exploits guerriers l’ornement principal de sa grandeur. On peut considérer d’une façon générale que le pouvoir est d’autant plus barbare et la société moins policée que sa liaison avec le « militaire » est plus étroite. Les mœurs aimables et le luxe de la Cour de Versailles, dans un État où le cynisme des courtisans se gaussait de la rudesse de la vie des camps, sont tout à fait exclus dans un régime dominé par la soldatesque. Les manières de brutes et le culte de la force s’accordent dans un tel régime avec une finesse d’esprit qui concurrence victorieusement celle des gorilles et des conditions de vie dignes en tous points de la race de Néandertal.
(6) Sigmund Freud, moins heureux dans ses théories philosophiques que dans ses découvertes cliniques, reprend à son compte la même opposition dans « l’Avenir d’une Illusion ». Définissant les progrès de la civilisation à la manière des moralistes bondieusards comme une aggravation de la contrainte imposée aux instincts, il incline tout naturellement à cette conclusion que la révolte des masses, brimées dans leurs appétits, est dirigée contre la culture elle-même. Il serait du plus haut intérêt qu’il nous explique en vertu de quels mécanismes psychiques les séquelles régressives de la sexualité infantile, sources évidentes du délire possessif et des explosions de haine sauvage des classes dirigeantes, s’identifient avec la civilisation, entendue au sens vrai du mot, comme l’évolution heureuse de la société humaine.
D’une manière générale il ne faut envisager qu’avec les plus expresses réserves une théorie, qui après avoir démontré lumineusement que le refoulement des instincts échoue dans l’impasse de la régression affective, vient, en contradiction avec elle-même, chanter la louange de ce même refoulement, considéré. somme toute, comme le meilleur instrument du progrès moral de l’humanité. Il convient d’être encore plus méfiant à l’égard des vues de Freud quand il nous présente sans l’ombre d’une démonstration sociologique, les instincts les plus effroyables, comme la nature première de l’homme, assassin de père et mère. lorsqu’on sait par ailleurs que la clinique psychanalytique a pour objet de délivrer l’individu de ses complexes, en réduisant à leur véritable portée devant la conscience adulte, les chimères monstrueuses que le croquemitaine (image intériorisée du père, dit Freud) de la censure enfantine a élaborées dans l’inconscient.