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Jean-Jacques Soudeille : Psychologie du néo-bolchévisme

Article de Jean-Jacques Soudeille alias Jacques Perdu paru dans Masses, n° 2, février 1939, p. 66-73

Joseph stalin, around 1939, in his office in the kremlin, moscow, ussr. (Photo by: Sovfoto/Universal Images Group via Getty Images)

Ce n’est pas un mince sujet d’étonnement pour l’observateur que de constater la singulière vitalité dont fait preuve dans les pays les plus divers le bolchevisme dégénéré, sous ses aspects sans cesse mouvants, et les succès indéniables qu’il a remportés ici et là, en dépit et peut-être à cause de son caractère essentiellement fugace, changeant, de son habileté à varier, de son opportunisme et de son adaptivité. Ces succès ne s’expliquent évidemment pas par une adhésion consciente de masses sans cesse accrues, à un principe révolutionnaire. En premier lieu, le communisme officiel de notre époque ne cèle même plus qu’il ne se donne pas pour but la révolution ; en second lieu, c’est précisément cet abandon de ses buts initiaux qui lui permet de séduire des couches beaucoup plus larges qu’a l’époque où il faisait profession d’intransigeance.

Le fait est qu’il a acquis des sympathies dans les milieux les plus opposés : depuis le prolétariat authentique des agglomérations industrielles, jusqu’à une fraction de la petite bourgeoisie et de l’Université, en passant par les gens de lettres. Il a même réalisé ce tour de force de changer la tradition d’action directe et de révolte de certaines fractions du prolétariat, en une étrange docilité qui va jusqu’à leur faire accepter le drapeau national de la bourgeoisie, acclamer sa police et appeler les curés à, venir « avec nous ». Et cela sans perdre la face, sans cesser d’être considéré comme le parti de la Révolution ! Gageure qui eût semblé naguère impossible à tenir.

Vidé de tout contenu politique cohérent ; de tout potentiel révolutionnaire, le bolchevisme à l’usage des « masses » se présente donc, non plus comme une doctrine, non plus comme une conception sociale neuve, mais bien comme une croyance, comme une foi. Il a conservé et corsé un jargon pseudo-radical qui semble suffire à la satisfaction de ses acolytes ; c’est la seule concession qu’il fasse à ses origines.

Nous n’entendons pas examiner ici les raisons de cette modification structurelle qui n’a été perçue, il faut le dire, que très partiellement, ce qui contribue à perpétuer l’équivoque ; mais nous désirons tenter une explication, valable sur le plan psychologique, de ce phénomène déconcertant au prime abord. Cela revient à déterminer ce qui sépare le bolchevisme politique de Lénine du bolchevisme religieux d’exportation de Staline.


Il semble qu’à l’origine le bolchevisme ne se soit pas présenté comme un système figé érigeant l’oppression morale en moyen et en facteur décisifs. Lénine voulait que chaque prolétaire put intervenir effective-ment dans la politique de 1’Etat. Cependant, Lénine lui-même fut le principal initiateur de cette intransigeance doctrinale fort impressionnante, mais qui, à l’examen, ne semble guère avoir été justifiée par les événements, puisque les bolchevicks au pouvoir furent contraints de faire, pour durer, très exactement le contraire de ce qu’ils avaient promis. Ce qui fit dire très justement à Rosa Luxembourg, dans une brochure prophétique qu’on peut relire actuellement avec le plus grand profit :

« Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils (les bolchevicks) créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales, et veulent la recommander au prolétariat international comme le modèle de la tactique socialiste » (1).

Ce qui n’empêchait pas Lénine, quand il le fallait, de louvoyer, de composer, d’atermoyer, avec une sorte d’opportunisme révolutionnaire dont ses soi-disant disciples font actuellement un opportunisme contre-révolutionnaire. Lénine, sans l’avoir voulu consciemment, et avec les meilleures intentions du monde, est donc en partie responsable de l’évolution ultérieure de la tactique qui, maniée par lui, eût pu, peut-être, aboutir à d’autres fins. Entre les mains de Staline, l’intransigeance bolchevique n’est qu’une parodie du bolchevisme primitif, utilisée désormais au pro-fit des intérêts nationaux de la bureaucratie dirigeante en U.R.S.S.

Du moins le bolchevisme initial semble-t-il pouvoir s’expliquer par les conditions particulières du mouvement ouvrier russe. Il existait incontestablement un hiatus entre l’envergure des penseurs marxistes russes et l’incapacité politique des masses ouvrières ; il y avait un large fossé entre l’éducation sociologique de ces masses et les nécessités de la révolution. Ce n’est d’ailleurs pas là phénomène spécifiquement russe, à des degrés près. Le bolchevisme a pensé combler ce fossé en instituant une sorte d’aristocratie révolutionnaire, dont la tâche était de guider vers la victoire un prolétariat à peine éduqué, de formation récente, sans traditions profondes. Ne pouvant s’appuyer sur la conscience révolutionnaire du prolétariat de leur pays, les bolcheviks constitués en parti devaient fatalement substituer à l’idée de la révolution consciemment voulue par les ouvriers et les paysans russes, celle de la révolution dirigée par le parti. Il ne s’agissait plus que de profiter des remous suscités par l’oppression tsariste, par la misère, puis par la guerre, au besoin même de les provoquer et d’attiser artificiellement la flambée. Toutes méthodes qui, par la suite, et sous prétexte qu’elles avaient réussi en Russie, ont été transposées dans les autres pays, et ont constitué pour beaucoup de révolutionnaires l’essentiel de la tactique du bolchevisme. Méthodes qui demeurent toujours chères à diverses variétés de « trotskystes » et de « bolcheviks-léninistes », même lorsqu’ils s’en défendent. C’est à quoi tendent plus ou moins consciemment ceux qui vont rabâchant la notion, d’ailleurs juste en principe, de la nécessité d’un parti révolutionnaire pour faire la révolution.

A la faveur des circonstances particulières dans lesquelles se trouvait la Russie tsariste vers la fin de la guerre, le bolchevisme a pu triompher, en prenant hardiment la tête et en donnant un but à des mouvements de révolte sporadiques et sans unité, en jetant des mots d’ordre plus opportunistes que socialistes, mais à la mesure du niveau intellectuel des masses en mouvement : la paix, la terre aux paysans. (2) Après comme avant la prise du pouvoir, le parti demeurait idéologiquement bien au-dessus des contingents d’ouvriers et de paysans qui avaient fait la révolution, et dont la conscience des tâches à accomplir, des difficultés à vaincre et des buts à atteindre, demeurait rudimentaire. Par un processus qu’on peut facilement comprendre, le parti au pouvoir, pour triompher du chaos, dut prolonger la période pendant laquelle il exerça sa dictature propre en la nommant « dictature du prolétariat ». Le pouvoir exercé au nom des masses devenait de plus en plus un pouvoir exercé contre les masses, contre leur passivité, leur indolence, et parfois leur hostilité. Cronstadt fut la tragique réaction d’une minorité contre ce despotisme naissant. Face à un prolétariat impréparé, au sein duquel les notions abstraites de socialisme, de marxisme, avaient infiniment moins de résonance que la notion concrète du pain, le Parti, afin de préserver la révolution contre les masses elles-mêmes, devait fatalement accentuer son absolutisme, ou céder la place. Exactement comme un maître d’école contraint ses élèves à la discipline et au travail, à leur corps défendant, et pour ce qu’il estime être leur intérêt. (3).

L’aboutissant, on le connaît : la dictature se perpétuant ; les épigones pénétrant dans le parti après la disparition de nombre de révolutionnaires tombés au cours de la guerre civile ; l’exercice incontrôlé du pouvoir par une minorité de plus en plus réduite ; la naissance d’une nouvelle oppression ; une caste neuve se constituant et trouvant dans l’exercice du pouvoir une raison d’être ; la révolution absolument déviée de ses buts ; les « partis frères » devenant les instruments dociles de la politique d’un dictateur qui s’est hissé au pouvoir en combinant l’emploi de la ruse, de la cuisine et de la corruption.


L’adhésion au bolchevisme de l’époque actuelle implique l’adhésion à une certaine conception inhumaine, méconnaissant entièrement l’individu, et qui est le propre de tous les despotismes, ceux qui n’ont en vue que de perpétuer les privilèges d’une caste comme ceux qui ont prétendu faire par force le bonheur des sociétés. La barrière qui sépare la première variété de la seconde apparait, à l’usage, bien fragile et facile à franchir : l’expérience russe en administre une nouvelle fois la preuve. Ce caractère inhumain du bolchevisme, il semble bien qu’il existait dès l’origine à l’état embryonnaire. Basée sur un tel postulat, toute doctrine politique porte en elle un vice rédhibitoire. Quand la révolution n’est pas axée sur la réalité « individu », mais sur l’entité « société », elle est menacée de se transformer rapidement en son contraire. L’intérêt social ne se sépare pas de l’intérêt de l’individu. Seul le fanatisme peut accepter l’écrasement de la personnalité au profit de la société.

C’est à cela qu’adhèrent désormais ceux qui, de bonne foi, se disent bolcheviks. (Nous n’entendons parler ici que de ceux qui vivent hors des frontières de l’U.R.S.S. ; le bolchevisme, en Russie, se présente d’une autre façon.) Ils acceptent dans le bolchevisme tout ce qu’hier celui-ci dénonçait comme contraire à la révolution et aux intérêts des exploités. Rien ne les rebute : ni les abandons, ni les ahurissants tournants de la politique du parti, ni la sanglante répression par quoi le régime assure son affreuse domination. Comment expliquer la contagion ? L’argument commode de l’ « âme slave » est absolument sans valeur, puisque le bolchevisme est un fait universel, ayant ses adeptes aussi bien chez les latins que chez les anglo-saxons, produisant les mêmes effets en Chine comme aux États-Unis, au Mexique ou en Espagne. Ce qui, soit dit en passant, démontre que malgré les différences raciales ou ethniques, il y a au fond de la nature humaine un substratum psychologique commun.

Ne tenons aucun compte de ceux que l’on achète ou qui se vendent. Il y a toujours eu et il y aura vraisemblablement toujours, tant que l’argent sera roi, des hommes pour qui les avantages matériels, les honneurs et la gloire auront plus d’attrait que l’honnêteté intellectuelle et la rigidité de conscience. Et jamais peut-être la corruption n’a été plus diaboliquement employée que par les maîtres actuels de l’U. R. S. S.. On peut, sur ce point, consulter avec profit le dernier ouvrage d’André Gide sur l’U.R.S.S. (4). Les chefs de file n’ignorent rien de ce qui est ; mais ils adorent le veau d’or ; ils sont fonctionnarisés, tenus sous la menace du discrédit, de la calomnie, parfois de révélations qu’ils redoutent. Ils vivent suspendus aux mamelles de ce qu’ils appellent toujours cyniquement la révolution. Cependant, le pactole moscovite ne se déverse pas sur ceux du rang, non plus que sur tous les « intellectuels » qui lui apportent une aide souvent désintéressée. Alors ?

Rien de plus niais et de plus stupide parfois, politiquement parlant, que ce qu’il est convenu d’appeler un intellectuel. Beaucoup de ces savantasses vivent avec des œillères, cantonnés dans leur domaine. Ces « faibles d’esprit de la science », sont souvent d’une ignorance crasse dans les questions politiques ou économiques, ce qui ne les empêche pas toujours d’en disserter avec suffisance. L’adhésion de professeurs de la Sorbonne ou de Membres de l’Institut ne saurait rien prouver en faveur d’un régime politique, quel qu’il fût. Un savant, un professeur, un physicien, un astronome, un artiste, ne sont pas forcément des juges compétents en sociologie, surtout quand ils ne disposent comme moyens d’information que des apologies écrites des E. S. I. ou des excursions truquées de l’Intourist.

Par suffisance, ou — parfois — par générosité d’âme, beaucoup d’intellectuels se laissent persuader par des apparences. Les exploits de quelques aviateurs, les facilités accordées à quelques confrères par le despote du Kremlin, l’existence de quelques laboratoires-modèles, et autres critériums de même valeur, entraînent assez d’adhésions pour fournir Staline d’un stock d’admirateurs zélés dans les milieux de l’intelligentzia internationale. Ces bourgeois plus ou moins libéraux, vivant d’une façon très particulière hors du commun, sans contact avec le réel, dans une atmosphère quelque peu factice, sont prédisposés à l’admiration a priori. Leur foi s’abreuve à la source des statistiques russes. On les leur fournit à discrétion. On sait ce que valent les statistiques en général et les russes en particulier. L’admiration de nos intellectuels participe du snobisme et de la naïveté. Au surplus, ignorant très généralement tout de la vie des grandes foules ouvrières dans leur propre pays, comment seraient-ils plus perspicaces, étant admis qu’ils cherchent à l’être, quand il s’agit d’un pays lointain ? Les « intellectuels » sont peut-être ceux dont la bonne foi est la plus facile à surprendre, ceux qui se laissent le plus aisément séduire par les schémas, les abstractions, les affirmations pseudo-scientifiques de la propagande stalinienne. Les louanges qu’on leur décerne, et les applaudissements populaires font le reste. S’apercevraient-ils de leur erreur, tous n’auraient pas le courage de braver les attaques en confessant leurs doutes, comme le fit André Gide.

Aux côtés des grands pontifes, dont le nom illustre ou célèbre sert d’enseigne, le bolchevisme stalinien peut compter sur l’adhésion de toute une foule obscure de « sympathisants » qui mêlent fort souvent un enthousiasme naïf à des mobiles utilitaires. Il y a beaucoup à gagner dans les entreprises pro ou péristaliniennes. Les mairies communistes et les syndicats colonisés sont riches en occasions de circonvenir les consciences des intellectuels en chômage par l’appât de quelque sinécure plus ou moins reluisante ; la cohorte des étudiants faméliques laissés pour compte aux concours, des avocats sans cause et des médecins sans clientèle, des professeurs sans emploi et des agrégés de fraîche date, est une réserve quasi inépuisable de bolcheviks de seconde zone dont l’utilité pour le stalinisme est certaine. Le problème se pose souvent pour ces déclassés : vendre leurs bras à Renault ou leur cerveau à Staline ? On ne leur demande rien, mais on leur donne l’emploi qui les sauve de la sombre mouise. Comment ne pas « sympathiser » quand on est redevable du pain à une municipalité communiste, quand on est médecin consultant d’un quelconque dispensaire de banlieue, ou que les E. S. I. ont édité quelque travail que l’auteur a, d’instinct, axé sur la « ligne » ? Sans doute, au début, la conscience proteste-t-elle quelque peu. Mais on ruse avec elle. On se cherche de bonnes raisons. On en trouve de presqu’acceptables. Et puis, la conscience définitivement chloroformée, s’endort paisiblement. Nous n’en finirions pas de décrire tous les modes parfois invraisemblables par lesquels se recrutent et s’embrigadent tant d’admirateurs en apparence désintéressés.


Restent les masses ouvrières. Ici intervient un autre élément qui est la propension de l’être humain à croire. La méthode du néo-bolchevisme, c’est de faire appel à, la foi totale, absolue, sans défaillance. Croire, telle est la vertu suprême du bolchevik cent pour cent. Croire au parti, à la Révolution, au chef aimé et en l’infaillibilité du parti et surtout du chef génial. En cela, stalinisme et hitlérisme s’apparentent très étroitement. Et pour prévenir toute manifestation d’esprit critique, pour apaiser toute inquiétude morale dans les âmes scrupuleuses, ce correctif : même si le parti se trompe, il vaut mieux se tromper avec lui qu’avoir raison hors de lui. Postulat monstrueux, auquel Trotsky lui-même ne craignit pas d’adhérer, en sacrifiant à la mystique « parti-iste ».

Psychologiquement, le bolchevisme est une mystique, absolument comparable à la mystique chrétienne de l’époque inquisitoriale. Anéantissement de l’être dans une croyance collective, à forme religieuse, confiance aveugle, masochisme cérébral, volupté indéfinissable de l’entière soumission à une force supérieure : ce n’est rien d’autre que le fanatisme qui n’a rien de spécifiquement russe, mais possède un caractère universel, et qui est de tous les temps et de tous les pays. Il semble que l’être humain se complaise parfois dans cette servitude militaire. La sexologie a mis en lumière la volupté que certains individus retirent de la souffrance et de la soumission physique, d’autres de la honte ou de le punition à eux infligée. Qui dira l’étrange corrélation entre ce qu’il est convenu d’appeler la perversion sexuelle et cette perversion de l’intellect que constitue le fanatisme ?

Comme tous les fanatismes, le bolchevisme cultive la volupté de l’obéissance passive et spécule sur la paresse intellectuelle du plus grand nombre. Comme tous les fanatiques, le bolchevik croit servir un idéal auquel il convient de tout sacrifier, à commencer de préférence par les individus autres que lui. Par une pente naturelle, tout ce qui semble contraire à cet idéal, à cet absolu, est mauvais. Tout ce qui n’est pas pour, sans restriction, est contre. Tout ce qui gêne, dans quelque mesure que ce soit, est à abattre. Pour l’adepte du bolchevisme, — comme pour le fanatique religieux, — le monde n’a que deux aspects : ce qui sert sa foi, ce qui lui fait obstacle. Il lui devient donc impossible de tolérer l’expression d’une opinion qui ne soit pas pleinement approbative, impassible de traiter avec respect un homme qui exprime des idées différentes. La foi du bolchevik étant la seule vraie, il a le devoir d’en assurer le triomphe. Par quels moyens ? Par tous les moyens. Car tous les moyens sont bons, et la fin les justifie. On peut remarquer la similitude absolue avec la logique rigoureuse du catholicisme au temps où il gouvernait les royaumes occidentaux, et qui lui fit entreprendre les Croisades et dresser les bûchers. L’un et l’autre procèdent du même absolutisme spirituel et aboutissent aux mômes résultats : la persécution, l’étouffement de la pensée, la destruction physique, et là où ils ne possèdent pas le pouvoir temporel, la lutte tortueuse par les procédés les plus vils, l’opportunisme le plus gluant, et le travail de sape et de mine le plus persévérant.

Pour entretenir cette foi d’autant plus têtue qu’elle est moins raisonnée, le catholicisme a ses cérémonies ésotériques, ses rites mystérieux et ses assemblées imposantes. Le bolchevisme s’alimente de la même façon par les manifestations, les meetings où la démagogie supplante le raisonnement, ses mots d’ordre lapidaires répétés comme des litanies, ses défilés spectaculaires où l’individu acquiert la certitude d’être partie intégrante d’une grande force. (Remarquons une fois encore que ce tableau est valable sans restriction pour l’hitlérisme).


L’homme n’a pu rejeter encore son besoin de croire. Beaucoup d’individus ne peuvent se passer d’une mystique. A ceux que la mystique religieuse ne séduit pas, le bolchevisme se présente comme une religion nouvelle, une religion laïque, une religion dont les termes ont été transposés. Le Dieu est un homme le paradis : un régime politique rêvé et mal défini ; les rites : des parades. Pas plus ici que là, il ne s’agit de discuter : il suffit de croire. L’activité du chrétien est accaparée par le souci de vivre selon la loi et d’accomplir ce qu’il nomme de bonnes actions. On ne demande au bolchevik ni de réfléchir, ni de discerner, mais d’être « dans la ligne ». Son activité spirituelle, son besoin de mouvement, d’action, et même de dévouement, sont satisfaits par les petites besognes quotidiennes assignées par le parti. Celles-ci sont variées et nombreuses. Beaucoup sont sans effet pratique. Peu importe. L’essentiel, c’est de donner à chacun l’impression qu’il travaille pour le parti, qu’il accomplit une tâche méritoire, et ce parti lui devient d’autant plus cher qu’il aura l’impression d’avoir plus fait pour lui, d’avoir sacrifié davantage de temps, d’argent et de peine pour le faire vivre et grandir. La notion de la discipline absolue tue l’esprit critique. Quand la raison n’intervient pas, il est difficile de se détacher d’une croyance aveugle, douloureux de s’arracher à une foi longtemps partagée et qui ne laisserait rien après elle.

Au surplus, il y a dans la brutalité du bolchevisme stalinien, dans le sadisme de ses méthodes, un élément qui satisfait un certain goût inné de la fraction du peuple la moins cultivée, la plus misérable, pour la violence aveugle. Ici encore nous rejoignons l’hitlérisme, qui a recruté ses plus féroces mercenaires parmi la plèbe inculte.

Il est facile de faire revivre dans les esprits frustes l’instinct ancestral de brutalité. Le stalinisme trouve pour cette besogne de précieux alliés parmi cette intelligentzia qui admet aisément la raison d’État. Et il ne manquera jamais d’esprits subtils pour donner aux pires violences des justifications philosophiques, éthiques, voire scientifiques. Il y a des individus cultivés qui sont des sadiques moraux, des maniaques de la discipline, des monomanes de la délation, des procureurs-maximum pour Tribunaux du Peuple. Ces cas de tératologie mentale se manifestent indépendamment de la croyance, pour la seule fin à poursuivre. Il y a trois siècles, Vichinsky eut été inquisiteur. Nous avons ici d’innombrables Vichinsky en puissance qui brûlent de faire leurs preuves, — aux dépens des hérétiques que nous sommes. Ils trouvent et trouveront audience auprès des couches prolétariennes d’esprit grégaire, moins responsables qu’eux.

Nous ne disons pas que dans l’enfantement d’une révolution, il n’y aura pas de bagarres, pas de violences, pas de sang. Du moins espérons-nous qu’on les pourra réduire au minimum, et non en ériger la pratique en système. Mais trop de prolétaires ne voient la révolution qu’à travers son aspect violent. Dans le bolchevisme stalinien, ils ne s’étonnent donc pas de trouver encore — vingt ans après la prise du pouvoir ! — des épisodes sanglants. Crédule, l’ouvrier habitué à la trahison, aux lâchages, aux retournements de vestes, n’a pas de peine à admettre que les plus grands manitous peuvent être des traîtres, que les généraux espionnent et que les révolutionnaires éprouvés d’hier sont passés à l’ennemi. Qu’on les fusille, il y applaudit. Et peut-être même sa foi dans un régime capable d’une telle rigidité, d’une telle dureté, s’en trouve-t-elle accrue, parce qu’il a vu autour de lui trop de traîtres et de lâcheurs — les vrais — trouver leur récompense.

Il faut cesser d’espérer que les excès même du stalinisme amèneront rapidement une désaffectation parmi son public ouvrier. Nous craignons que le contraire ne soit vrai. Staline peut fusiller encore beaucoup de grands personnages sans que la masse de ses partisans à l’étranger crie assez. Car s’il les acclame, l’homme du rang craint, envie, jalouse obscurément (et donc, hait), ses chefs. Qu’ils tombent eux aussi sous les coups de la loi draconienne, le rassure à ]a fois et le venge. La Roche Tarpéienne reste près du Capitole. Et aucun « fils du peuple » n’est à l’abri de ces revirements.


La réussite du bolchevisme transformé en mystique et mis au service d’un ordre social désormais conservateur, voire réactionnaire, n’est pas aussi surprenant qu’il y parait tout d’abord. On peut s’étonner de la facilité avec laquelle ses croyants acceptent comme vérités les mensonges les plus impudents, trouver surprenant leur aveuglement, s’indigner de leur manque total de discernement. Et cependant n’y a-t-il pas aussi des gens qui croient aux fables ridicules des religions, qui refusent toute démonstration contraire et admettent tous les dogmes sans s’efforcer de comprendre ?

Le rationalisme est loin d’avoir conquis l’ensemble des esprits. Il n’est que trop facile, par les moyens appropriés, qui sont essentiellement : l’affirmation catégorique et répétée, les manifestations de masses où la foule s’exalte, la propagande visuelle et auditive susceptible de frapper l’imagination, de susciter une croyance aussi tenace que déraisonnable et peu raisonnée. Tel nous parait être le secret de l’emprise actuelle du néo-bolchevisme sur une fraction importante de prolétaires. Cette emprise existe dans la mesure où l’esprit humain n’a pas réussi à se débarrasser du besoin de croire, où l’homme ressent pour le mysticisme un attrait d’autant plus grand qu’il est moins cultivé, où la pensée n’a pas su s’exercer à la pratique du libre examen et de la libre critique.

Le néo-bolchevisme bénéficie des tares que la société autoritaire et l’oppression capitaliste ont laissé subsister dans l’âme des foules, et reniant ses origines, il tend à les perpétuer. Ce n’est rien autre que le résidu idéologique d’une révolution manquée.

Jacques PERDU.


(1) Rosa Luxembourg. La Révolution Russe. 1917. — (Réédité par Spartacus, 15, rue de la Huchette, Paris (5e).

(2) La prise du pouvoir par les bolcheviks ne fut pas la conséquence d’une adhésion consciente des masses, ni de l’existence d’un parti nombreux et discipliné. Dans une certaine mesure, elle fut amenée par la décomposition de toute l’armature de la société tsariste. (Cf. Rodzianko. Le Règne de Raspoutine), par la myopie politique du rhéteur bourgeois Kérensky. (Cf. ses mémoires : La Révolution Russe.) Pour bien comprendre la raison de ce succès, d’ailleurs longtemps indécis, il faut lire : John Reed : Dix jours qui ébranlèrent le monde, et Victor-Serge. L’An I de la Révolution.

(3) Tout cela est très clairement et savamment exposé dans le Staline, de Boris Souvarine. P. 1936. Plon.

(4) Retouches à mon retour d’Urss, Paris 1937. Gallimard (9 fr.).

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