Article de David Rousset paru dans Combat, le 18 avril 1950, p. 1 et 5 et le 19 avril 1950, p. 1 et 6
AU cœur de la crise morale et intellectuelle de la gauche se trouve cette question à deux faces : pourquoi la révolution socialiste n’a-t-elle pas eu lieu ? Demeure-t-elle possible ?
Le mal est si grand, porte si loin, se mêle à tant de raisons du cœur et de la vie que déjà parler ainsi paraît à beaucoup comme une impiété brutale. Et cependant les mêmes, souvent, ont ce souci majeur et le disent, mais dans le secret de l’intimité.
Je ne suis point venu dans ma jeunesse au marxisme par la raison, mais par la connaissance et la haine de l’injustice sociale. La raison du marxisme s’est découverte ensuite. Elle a fondé alors la révolte en révolution. Peser donc pareillement sur les défaites, c’est comme irriter une plaie. Mettre en doute l’avenir socialiste, c’est comme aggraver encore l’injustice qui est faite aux ouvriers ; c’est comme les frustrer de la plus grande valeur de leur vie, de sa signification profonde. Et eux, c’est aussi nous.
Nous sommes les mêmes de par nos combats anciens, nos espoirs, nos volontés, nos croyances. C’est dire que nos vies ont été vaines. C’est en quelque sorte la dérision de reconnaître que nos pires ennemis, les profiteurs et les jouisseurs du siècle gagnent encore, et la dernière bataille. Traiter du socialisme, ce n’est point thèse à débattre pour docteurs de l’Université. C’est trancher au vif de l’être, de l’être réel, vivant, quotidien, qui se veut un sens effectif, un sens palpable avant la mort. Il faut avoir vécu cette passion-là pour comprendre toute la violence des sentiments qui refusent l’examen, et leur grandeur. Et de quelle puissance pourrait être alors la tentation de tourner toute cette colère contre ces dirigeants qui parlent toujours au nom des ouvriers et de leur demander des comptes !
Qu’avez-vous fait de tant de confiance, de tant d’abnégation, de tant de travail, de tant de sacrifices vrais ? Si l’entreprise est en faillite, où donc est la responsabilité ouvrière ? N’êtes-vous pas plutôt les seuls coupables ? Et d’ajouter : le salaire de tant d’années est amer ; mais qu’avons-nous besoin de ces traîtres et de ces incapables ? Chassons-les de nos rangs ! Reprenons l’affaire où nos pères l’avaient commencée ! Construisons un parti des ouvriers qui leur demeure fidèle !
EN vérité les prévisions théoriques peuvent s’effondrer, nos vies n’auront pas été vaines et nous n’aurons pas eu tort si nous avons combattu, si nous avons dénoncé toutes les formes d’oppression de notre temps. Mais quelle serait notre faillite si, sous le fallacieux prétexte de sauvegarder des mythes, nos efforts contribuaient à préparer l’avenir à une oppression aggravée ? Aussi bien, ce détour du sentiment, si vrai soit-il, ne peut nous aveugler. La plus grande démoralisation est de se refuser aux leçons de l’expérience.
Sans doute, rétorqueront certains, mais où voyez-vous la nécessité de tout remettre en question ? N’est-ce point là le résultat de vos désillusions propres, de vos impatiences aussi ? Nous avons connu dans le passé du mouvement socialiste des hommes, comme Marcel Déat ou Henri de Man, qui se sont levés pour exiger la révision du marxisme, et nous savons où cela les a conduits. Est-ce simplement le fait que le « Manifeste communiste » vient d’avoir cent ans et que nous attendons encore la révolution socialiste, qui vous inquiète pareillement ?
C’est probablement, dirais-je, la moindre raison, mais qui toutefois commence à intervenir de façon impérieuse. Bien plus essentielle me paraît être la nature des événements qui ont fait ce siècle.
QUE dire de ces trente dernières années ? La première guerre mondiale, si elle ruinait bien des illusions, apportait cependant, pouvait-on croire, une éclatante confirmation de la prévision marxiste. En 1917, en effet, pour la première fois dans l’histoire mondiale, un parti ouvrier s’empare du pouvoir d’État. Les deux années qui suivent voient les empires centraux s’effondrer et la révolution grandir en Allemagne, en Autriche, en Hongrie. L’impression fut si forte ; la classe ouvrière, malgré ses divisions nouvelles, apparaissait alors si décidée et si puissante que presque tous les théoriciens marxistes, Lénine au premier rang d’entre eux, considéraient la victoire prolétarienne comme imminente. Le reflux n’entama guère cet optimisme. La bataille serait plus cruelle, pensait-on, plus coûteuse, mais il ne pouvait s’agir que d’une pause préparant les prochains combats décisifs.
De fait, en 1923, la Ruhr occupée, la mobilisation du prolétariat allemand est telle, et tout s’en trouve de nouveau si profondément ébranlé, que les plus clairvoyants leaders de la bourgeoisie allemande s’apprêtent à céder la place. L’échec, cette fois, est considéré comme grave. Les pronostics avertis annoncent une période de stabilisation relative du capitalisme ; mais personne n’estime cependant que cette défaite pourrait compromettre entièrement l’avenir. En 1926, la grève générale éclate en Angleterre, mais c’est en Chine, de 1925 à 1927, que la révolution socialiste paraît une fois de plus devoir triompher, et qu’elle échoue. De 1931 à 1933, le tour de l’Allemagne revient encore ; mais c’est Hitler qui l’emporte. De 1931 à 1937, la révolution mûrit et éclate en Espagne. La classe ouvrière espagnole porte à un point jamais atteint l’initiative, le sacrifice, la volonté de vaincre ; mais c’est Franco qui occupe le pouvoir. En 1934, le Schutzbund, isolé, est écrasé à Vienne. De 1934 à 1936, une situation pré-révolutionnaire s’affirme en France et en Belgique ; mais bien rapidement elle s’enlise et déjà en 1938 il n’en reste plus rien. Et, comme une conclusion tragique à tant de défaites, de 1939 à 1945, la deuxième guerre mondiale, qui s’achève sur le silence des ouvriers dans un monde dévasté.
AINSI, EN CES TRENTE ANNEES, LES SITUATIONS RÉVOLUTIONNAIRES SE SONT MULTIPLIEES, MAIS JAMAIS LA CLASSE OUVRIERE N’A PU OU SU LES TRANSFORMER EN REVOLUTION SOCIALISTE.
Le mouvement ouvrier est brisé
BIEN au contraire, le mouvement ouvrier européen est aujourd’hui moralement et politiquement brisé. Depuis cinquante ans, il n’a pas connu d’organisations aussi faibles, pareillement divisées. Alors qu’il ne peut exister vraiment et atteindre à la pleine conscience qu’en se voulant internationaliste, il n’a a jamais été aussi étroitement paralysé dans des nationalismes provinciaux. De toutes parts enfin se développent des « solutions » qui lui sont étrangères et qui, si elles détruisent la société capitaliste, fondent également leur avenir sur la ruine du prolétariat.
Remarquez encore : en ces trente années si riches de bouleversements, la classe ouvrière n’a porté l’insurrection dans toute son ampleur qu’en des pays relativement arriérés, où la révolution bourgeoise n’avait pas connu son achèvement, comme la Russie tsariste et l’Espagne. La lutte pour le pouvoir n’a jamais pris une extension véritablement sérieuse dans les pays capitalistes hautement évoluée. La situation de 1923 en Allemagne atteint à cet égard la limite réalisée. Ce n’est pourtant pas par inadvertance que Marx et Engels tenaient, à cet égard aussi, l’Angleterre, l’Allemagne et la France pour des pays clefs. Et si Lénine a proposé la théorie du « chaînon le plus faible » pour expliquer les événements de 1905, puis de 1917, il a toujours, avec une extrême insistance, affirmé la nécessité de l’extension rapide de la révolution aux pays capitalistes les plus avancés sous peine de mort. C’est que les classes ouvrières de ces pays-là étaient les mieux organisées, les plus assurées dans leurs traditions, les mieux qualifiées professionnellement, les plus cultivées politiquement. Leur carence prend ainsi une signification particulièrement grave.
Voilà, n’est-il pas vrai ? qui suffit à justifier notre question.
Le premier et le plus grand échec de la Révolution socialiste
AINSI donc, les contradictions du régime capitaliste ont bien provoqué les situations révolutionnaires prévues par la théorie ; mais l’événement qui prend aujourd’hui une valeur historique, paraît infirmer l’hypothèse cardinale du marxisme : la capacité du prolétariat à introduire dans le monde la société socialiste.
Ce qui peut surprendre, ce n’est pas qu’une hypothèse soit récusée par l’expérience, mais au contraire que la méthode ait su prévoir juste aussi souvent. Elle demeure en conséquence un précieux instrument de travail. Et l’interrogation se précise alors sous cette forme : où en est aujourd’hui la dynamique des classes ? Car, enfin, tant de défaites, de si considérables, ne peuvent pas n’avoir point modifié profondément notre structure sociale, la nature même des classes et leurs rapports de force. Nous voyons bien qu il faut déchiffrer ce nouveau visage et que toute notre lutte contre l’oppression s’en trouvera nécessairement éclairée et précisée. Ainsi, il devient possible d’aborder, sans confusion des sentiments, le premier et le plus grand échec de la révolution socialiste : la nouvelle structure de classe que nous présente aujourd’hui la société soviétique.