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Jean Rous : Vers l’âge d’or ou vers une nouvelle barbarie ? A propos des prophéties de M. Burnham…

Article de Jean Rous paru dans Franc-Tireur, 1er octobre 1947, p. 2

ALLONS-NOUS vers l’âge d’or ou vers une nouvelle barbarie ? Le régime de demain sera-t-il un capitalisme rénové sous la forme d’un capitalisme d’État, sera-t-il le socialisme, ou bien quelque chose d’entièrement original ?

Les paris sont ouverts. Nous avons les optimistes, les pessimistes et… les objectifs…

Optimiste…

Parmi les premiers, notre bon Paul Louis, dans son livre Puissance ouvrière prophétise l’avènement prochain du prolétariat. Il en voit !es signes annonciateurs, non seulement tout au long de la courbe historique qu’il nous décrit, mais dans les institutions d’après-guerre.

L’existence de la Fédération syndicale mondiale en tant que « grande puissance » atteste pour lui que notre ère est bien celle du monde du travail.

Jusque dans les gouvernements de coalition issus des situations encore incertaines des pays de l’Europe, il voit une sorte de partage du pouvoir entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Que sortira-t-il de cette dualité, à l’avantage de qui sera rompu l’équilibre ?

La suite nous l’apprendra, conclut Paul Louis, non sans colorer du rose de l’espérance ses conclusions.

Les couvents de pessimistes

Koestler, lui, ne nous cache pas dans le Yogi et le commissaire qu’il prend rang parmi les pessimistes, dont il souhaite une sorte de « Fédération » (sic). S’il se déclare pessimiste, c’est parce qu’il décèle dans cette évolution présente d’un capitalisme d’État envahissant, des symptômes de barbarie. De sorte, dit-il, qu’il faudra traverser cette étape difficile, en se ménageant des « oasis » pour la pensée libre et « humaniste ». Il ne s’agit pas, selon lui, de choisir dans l’immédiat entre la révolution et la réaction ; il s’agit de choisir la solution qui permettra dans la liberté de refaire une avant-garde révolutionnaire. Car ce pessimiste se déclare optimiste pour le futur, à la condition qu’on puisse, dans le temps présent, se ménager ces retraites où se poursuivra la préparation de la révolution, tout comme dans les couvents du moyen âge se prépara la renaissance.

L’ère des organisateurs

Enfin, voici Burnham, avec L’Ère des organisateurs, ou la Révolution directoriale. C’est le succès du jour. Dame ! Les technocrates ont trouvé un théoricien, et les « desperados » de la révolution, un système auquel s’accrocher.

M. Burnham se refuse à faire un choix entre les pessimistes et les optimistes. Il se veut objectif. Il ne prophétise pas, dit-il. Il constate.

Du moins c’était son intention, car son livre écrit en 1940, comporte quelques erreurs de pronostics, comme, par exemple, la victoire allemande. Il le reconnaît et demande à n’être jugé que sur la thèse essentielle qui se dégage de son œuvre.

Cet homme qui fut un des leaders « trotzkystes » américains et qui a rompu avec ces derniers, nous révèle qu’il ne croit plus à la révolution socialiste, non seulement dans notre époque, mais semble-t-il dans le futur. Il ne croit pas davantage à la survivance du capitalisme financier. Il pense que ce dernier système va être remplacé par un régime nouveau, né d’une révolution en cours qu’il appelle, précisément la « révolution directoriale ». Cette « révolution » est caractérisée d’une part par la substitution à la bourgeoisie d’une classe, nouvelle, les directeurs ou technocrates, et d’autre part par un collectivisme d’État qui prend la place de la propriété privée des moyens de production.

Ouvrons le dossier. Remarquez, nous dit « l’analyste », l’évolution concordante des pays fascistes, des pays démocratiques, de l’U.R.S.S.

Burnham a choisi

Partout c’est une tendance croissante au « dépassement » du capitalisme financier par un ensemble d’institutions d’État relevant du contrôle de techniciens divers (partis, ingénieurs, directeurs). Car si l’auteur a abandonné le marxisme, il continue à lui emprunter son vocabulaire, apparemment du moins, sa méthode, et à lui devoir… son succès.

Cette révolution, poursuit-il, gagne la « superstructure ». Toute la philosophie de la bourgeoisie, son régime politique, sa démocratie sont remis en cause. Et la face du monde en est elle-même changée. Trois ou quatre super-états se partagent la planète, mise en coupe… planifiée !

Dans un nouvel essai publié par Le Monde, Burnham a déjà fait son choix. Désormais l’analyste devenu prophète, prône « l’ordre mondial démocratique » sous la direction de l’Amérique, comme le barrage, le « cran d’arrêt », dirait Walter Lippmann, à l’expansion du bloc russe.

De prime abord, la thèse économique de Burnham a séduit certains esprits. Elle part de données nouvelles, qu’il fallait bien, depuis quelques années, considérer en face au lieu de rabâcher les vieux schémas. Mais à son tour Burnham construit un schéma extrêmement superficiel et faux.

Un puzzle ingénieux

Il est surprenant qu’un homme qui a été à l’école du marxisme, en arrive à transformer en un puzzle ingénieux cette méthode qui consiste à observer l’évolution sous l’angle de lutte de classe et avec le souci de servir la classe révolutionnaire.

C’est ainsi qu’il identifie le capitalisme d’État fasciste au collectivisme d’État russe. Ces régimes, quoi qu’on en dise dans certaines polémiques partisanes, sont d’une essence de classe opposée. Dans le premier cas, il s’agit du dépassement du capitalisme financier, dans une sorte de caricature empruntée à l’arsenal collectiviste, qui tente de sauver les oligarchies et certaines normes bourgeoises, au point que le fascisme est mort de cette contradiction interne.

Dans le second cas, il s’agit d’une révolution ouvrière, socialiste, démocratique, internationaliste, qui a dû reculer dans le cadre national. Et ceci à la suite de circonstances qui n’ont pu annuler à ce jour l’acquis fondamental, dans le domaine économique de la révolution initiale : l’éviction de la bourgeoisie, la nationalisation effective des moyens de production et de distribution.

D’ailleurs, si l’on estime qu’il y a quelque chose de vrai dans la tendance actuelle du capitalisme d’État, s’ensuit-il qu’il faille comme Burnham prévoir une « ère nouvelle » qui ne serait ni le capitalisme, ni le socialisme ?

La question a été très controversée dans les milieux socialistes, en particulier lors de la dernière « semaine d’études » de Meung-sur-Loire.

L’opinion socialiste

L’opinion qui a prévalu et qui a été souvent exprimée dans la Pensée Socialiste est à l’opposé du schéma burnhamien.

Le capitalisme d’État qui s’échafaude sous nos yeux est caractérisé comme une étape du capitalisme, une sorte de révolution que le capitalisme accomplit en lui-même, pour se survivre, pour « ordonner » par la planification et la direction étatique, ses contradictions. Ce n’est pas un nouveau régime au sens « scientifique » du terme.

L’expérience même commençante démontre qu’au travers de ces formes nouvelles se survit la fraction agissante de la bourgeoisie, avec son sens de classe, ses privilèges, ses appétits de profits. Ce système demeure expansionniste et son issue fatale est toujours la guerre. Autrement dit, le même ver se trouve dans un fruit qui a simplement changé d’aspect. Et c’est pourquoi continue à se poser la question du socialisme véritable, par la lutte de la classe avancée, par la révolution ouvrière.

Certes, les esprits novateurs pourront exercer leurs talents et se demander si devant ce capitalisme renouvelé et qui emprunte certaines armes à l’adversaire, la classe ouvrière, fidèle à son objectif permanent, ne doit pas savoir trouver, en fonction d’une nouvelle analyse, une stratégie, une tactique, des méthodes d’organisation plus appropriées qui se révèlent en particulier dans le contrôle et la gestion ouvrière, dans la recherche d’un fédéralisme constructif…

Le faux dilemme

Signalons par ailleurs les ouvrages remarquables de l’économiste marxiste Bettelheim qui montrent bien l’essence bourgeoise du capitalisme d’État. Il n’a eu qu’à emprunter à ses précédentes analyses pour répondre à Burnham dans la Revue internationale.

Dans cette même revue, qui a ouvert une enquête sur ce passionnant problème, Martinet se demande si un certain prophétisme révolutionnaire qu’il considère être la caractéristique du « trotzkysme », ne prédispose à ce dilemme trop rigide : ou la révolution socialiste tout de suite, ou l’ère technocratique et la barbarie. Cependant, il ne conclut point, du moins dans cette première étude.

Sans vouloir jouer les prophètes, il nous semble que c’est surtout par le raffermissement de la perspective révolutionnaire, pour la fin de cette étape capitaliste très instable, et non par un cri de désespoir, et non par la sèche et suspecte prophétie de Burnham, que doit se terminer tout examen tant soit peu sérieux du problème de nos perspectives.

Il ne s’agit pas de croire comme Koestler qu’on prépare le renouveau par de modernes couvents de pessimistes. Il faut continuer à combiner aujourd’hui encore la théorie, l’éducation et l’action quotidienne.

Et tous ces « humanistes » oublient un peu trop que c’est à la classe ouvrière, c’est-à-dire en définitive à l’homme qu’il appartient toujours de forger son destin dans des conditions données.

Par Jean ROUS

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