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Jane Albert-Hesse : Un essai d’Albert Camus. L’Homme révolté

Article de Jane Albert-Hesse paru dans Franc-Tireur, 8 novembre 1951, p. 4

BOURREAU ou victime, tels sont les termes de l’alternative qui s’offre à l’homme d’aujourd’hui. On sait que Camus a dès longtemps refusé de se laisser emprisonner dans ce dilemme. Mais nul écrivain n’a entrepris avec une plus implacable patience de refuser les travestis, et de replacer ses contemporains devant la question nue ; au sommet de la tragédie contemporaine, écrit-il aujourd’hui, nous entrons dans la familiarité du crime. Avec « L’Homme révolté », c’est à l’examen même de la culpabilité de notre temps que s’attache Camus puisque toute action aujourd’hui débouche sur le meurtre direct ou indirect, nous ne pouvons pas agir avant de savoir si, et pourquoi, nous devons donner la mort.

C’est là toute la question et jamais, jusqu’à notre époque de massacres en masse et d’univers concentrationnaire, elle ne s’est posée aussi brutalement…

« Au temps de la négation, il pouvait êtres utile de s’interroger sur le problème du suicide. Au temps des idéologies, il faut se mettre en règle avec le meurtre. »


Ce que Camus met en lumière en abordant cette rigoureuse enquête sur la révolte c’est que ces deux interrogations sont voisines.

« L’homme, rappelle-t-il, est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. »

Opprimé, avili, désespéré, frustré, il ne débouche que sur la négation et le suicide, ou la révolte naît en lui, et quand la révolte est contrainte à l’action, elle est obligée au meurtre. Se tuer soi-même ou tuer autrui sont paradoxalement les conséquences d’un même refus, ou d’un même défi.

Et cependant la révolte en l’homme se situe au plus haut niveau de la lucidité et de la générosité. Camus y insiste avec force :

« La conscience vient au jour avec la révolte. »

L’homme enfin se dépasse lui-même dans et par la révolte, car il se révolte, non seulement pour ce qu’il subit, mais aussi ben pour ce que les autres subissent. Dans le rebelle se mesure la ligne de résistance que l’homme ne peut laisser franchir sans abdiquer sa condition d’homme,

« la révolte apparemment négative puisqu’elle ne crée rien, est profondément positive puisqu’elle révèle en l’homme ce qui est toujours à défendre ».

A la face de Dieu, des Césars et de lui-même, l’homme n’a jamais cessé de dire « non ». C’est cet irrédentisme et cette rébellion que Camus examine clans chacune de ses métamorphoses. Disons tout de suite qu’au terme de son enquête, sa conclusion sera sans appel :

« La révolte butte inlassablement contre le mal. »

PIS même, la révolte se dénature peu à peu au point de se nier elle-même. Alors, de la plus grande révolte naîtra la plus grande servitude. Il est difficile à l’esprit de garder son contrôle en face de mythologies où l’esclavage fait figure de liberté, et la mort immédiate de vie future. Ce que Camus exprime fortement dès les premières pages de son essai.

« Aux temps naïfs où le tyran rasait des villes pour sa plus grande gloire, où l’esclave enchaîné au char du vainqueur défilait dans les villes en fête, où l’ennemi était jeté aux bêtes devant le peuple assemblé, devant des crimes si candides, la conscience pouvait être ferme et le jugement clair. Mais les campa d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité désemparent en un sens le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »

Ce sont les étapes de cette transmutation vile, de cette dégradation de la révolte qui nous sont découvertes pas à pas. Si la révolte nous a été rendue inséparable du meurtre, ce n’est point qu’elle soit criminelle dans son essence, elle demeure le point d’appui et la plus haute expression de la liberté irréductible, elle fonde la solidarité et la communauté humaines.

L’homme s’est d’abord contre le créateur inique qui l’a voué au mal et à la mort. Il n’a cessé de revendiquer une unité de justice et de vie,

« il blasphème d’abord au nom de l’ordre, dénonçant en Dieu le père de la mort et le suprême scandale. »

Dans les très belles pages qu’il consacre à la révolte métaphysique, Camus a parfaitement analysé l’effort de la pensée libertine face au christianisme (rassurant, parce que nivellateur dans la souffrance), effort qui

« déblaie le terrain pour la grande offensive contre le ciel ennemi. »

Si Camus examine longuement la « première offensive cohérente », celle de Sade, c’est qu’il y dénonce cette équivoque qui, d’ores et déjà, a irrémédiablement orienté la révolte vers le crime logique, et il écrit avec raison :

« La revendication exaspérée de la liberté a mené Sade dans l’empire de la servitude ».

C’est bien par là que le Divin Marquis exerce une telle fascination sur nos contemporains, ses délires d’embastillé préfigurant de sinistre manière le massacre de l’homme réduit à un numéro et dent le sang n’éclabousse même plus le bourreau. Avec Sade commence cette marche hallucinante

« du non total au oui absolu, au consentement à la mort enfin, qui transfigure le meurtre de tout et de tous en suicide collectif. »

On aimera sans doute la réhabilitation de Nietzsche qu’entreprend Camus qui dénonce les trahisons de ceux qui ont fait de Nietzsche « la violence aux yeux crevés ». Cependant, Camus y insiste, l’oblitération de l’idée de révolte se fait encore plus profonde à partir de Nietzsche. De son temps, Dieu est mort, mais l’homme n’a d’autre souci

« que de construire la prison de l’histoire et de la raison… le rebelle que Nietzsche agenouillait devant le cosmos sera dès lors agenouillé devant l’histoire ».

Il ne semble pas qu’avant l’essai de Camus on soit jamais parvenu à mettre aussi nettement en lumière le mouvement constant et contradictoire de la révolte, ici défini dans une saisissante formule :

« Tuer Dieu et bâtir une Église. »

Désormais, le révolté est perdu. La cause même de sa rébellion, sa soif de liberté et de justice s’est éteinte au profit d’un délire de possession : il veut dominer le monde, l’asservir coûte que coûte à ses fins. Le révolté « a oublié ses origines » et tué la révolte humaine.

DE l’examen de la révolte historique, du régicide au terrorisme d’État, Camus aboutira à des conclusions redoutables :

« Choisir l’histoire, et elle seule, c’est choisir le nihilisme contre les enseignements de la révolte elle-même. Ceux qui se ruent dans l’histoire au nom de l’irrationnel criant qu’elle n’a aucun sens, rencontrent la servitude et la terreur et débouchent dans l’univers concentrationnaire. Ceux qui s’y lancent en prêchant sa rationalité absolue rencontrent servitude et terreur, et débouchent dans l’univers concentrationnaire. »

Dans l’un et l’autre cas, une génération consent à vivre en entassant sous elle les cadavres, au nom d’un futur paradis, et la Révolution a le visage même que Lautréamont, ce poète de la révolte, voyait au Créateur, qui, hideusement et sans lassitude, se nourrit de chair humaine.

« La terreur, écrit fortement Camus, reste le plus court chemin de l’immortalité ».

On voit dans quelle aventure est entraîné ici, avec l’homme même, le philosophe. Camus a voulu demander des comptes au rebelle et au révolutionnaire, et il n’est finalement que l’assassin pour les lui donner. Cependant, il refuse le pessimisme au nom même des artifices que la pensée s’est employée à trouver pour fonder le crime en droit, et condamner l’homme à être bourreau ou victime (ou ne trouver sa réhabilitation qu’à devenir victime après avoir été bourreau). Camus est obligé d’accrocher son espoir à une permanence de la nature humaine. Il est clair que la révolte est détournée de ses fins par son mouvement même. Elle aboutit à une impasse, le meurtre. Or meurtre et révolte sont contradictoires ; née de la vie, la révolte n’a de sens que dans, par, et pour la vie. Il faut qu’elle soit ramenée à son mouvement originel, qui est de limitation, de relativité et de mesure. Liberté et justice ne doivent pas être séparées arbitrairement, car

« la liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être féconde, les deux notions doivent trouver l’une dans l’autre leur limite ».

Là serait la lumière de l’espoir, l’aube d’une future renaissance, Camus y affirme une foi dans l’homme que rien ne peut réduire. Il veut authentifier la révolte à nouveau, la retremper, la rééquilibrer par la liberté. Il s’écrie :

« Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. »

Il y a bien dans ce dernier courage une contradiction : si l’homme a gauchi au cours des âges l’outil de sa libération au point d’en faire le pire instrument de sa servitude, en quoi la nature humaine demeurerait-elle équilibre et mesure ?… Il faut croire en sa perfectibilité, sa souplesse et sa lumière dans l’instant même où elle tourne vers nous un visage pétrifié de Méduse. Mais sans doute est-il superflu, sur ces derniers promontoires du désespoir, de méditer autre chose que la devise du Taciturne :

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »

C’est là le défi au défi, et sans doute l’ultime révolte.

Jane ALBERT-HESSE.


Albert Camus : L’Homme révolté, Gallimard.

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