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Georges Altman : Chronique sur le tourment d’esprit. Sartre et Camus aux prises

Article de Georges Altman paru dans Franc-Tireur, 19 septembre 1952, p. 1 et 3

NOUS n’en aurions rien dit, s’il s’agissait seulement d’être étonné qu’un homme comme Sartre, dont nous n’oublions pas l’amical sourire, offre à présent le visage crispé du « sectarisme de l’incertitude ».

Nous ne le suivrons. pas dans des petites ruses de polémiques où les meilleurs esprits parfois s’encanaillent ; nous attendrons la fin de sa méditation touchant le communisme (interrompue, dit-on, pour des raisons d’ordre technique) pour nous occuper seulement de son divorce d’esprit et d’amitié avec Albert Camus.

Oui, Berl a raison d’avoir dit dans Combat qu’une rupture d’amitié comme celle-là ne prête point à rire, quand bien même, ajouterons-nous, dans son inquiétante manie d’auto-critique et d’aveux spontanés, Sartre évoque lui-même Vadius et Trissotin.

Pas plus que notre ami et camarade de résistance Albert Camus, notre camarade du R.D.R. Jean-Paul Sartre, protagoniste comme nous d’une démocratie sociale hardie (D.H.S., comme il raille à présent), n’est un cuistre.

A peine, sans doute, un peu magister. Il a bien tort de, sans cesse, se reconnaître coupable parce qu’il se sent et se dit bourgeois dans l’existence.

On n’est vraiment bourgeois, selon Flaubert, que lorsqu’on pense bassement.

C’est un travers qu’on trouve dans toutes les classes et dont certains porte-parole abusifs du prolétariat ne sont point exempts.

NON, il n’y a pas à ricaner quand deux écrivains qui depuis la Libération sont estimés en France et en Europe comme les plus importants, deux esprits du même camp, celui de la liberté et de l’indépendance, en viennent à s’affronter publiquement, et avec cette hargne. Ce conflit dépasse de loin une querelle d’hommes de lettres. Il est symptôme et douloureux, de ce tourment d’esprit et de cette confusion où l’échec de tous les espoirs nés de la Résistance et l’immense escroquerie que constitue le stalinisme apportent partout.

N’entrons point dans le détail de cet échange d’articles massifs — réponse de Camus à une critique faite par Francis Jeanson dans la revue de Sartre sur son livre L’Homme révolté, réplique acerbe de Sartre, recritique de Jeanson. Que Camus ait eu tort ou raison de se juger mal compris ou trahi par une critique, que Sartre dégage soudain un fiel, longtemps couvé, semble-t-il, contre la personne de Camus, son ami, que Jeanson persiste et raille, qu’on se cite et qu’on s’excite, cette passion peut se comprendre.

Ce qui reste effarant, c’est la rage qui aujourd’hui saisit certains esprits qu’on croyait heureusement à l’abri, de par leur travail et leur ouvre, des schémas et des banalités de la lutte politique quand ils se mêlent de critiquer et de frapper, de préférence près d’eux.

Quoi ! Jeanson et Sartre sont-ils si sûrs d’une vérité à eux soudainement révélée pour ne pas garder à l’égard de Camus le ton de confiance et d’amitié qu’on se doit entre gens de même qualité et de même bord ? Camus n’a-t-il pas le droit de se chercher, de s’interroger, de poser des questions, de se tromper même, de la même manière que J.-P. Sartre cherche à trouver son équilibre ?

Nous avions, quant à nous, toujours pensé, et nous continuons à penser, qu’il y a par-delà les divergences et des contingences purement politiques accord tacite, complicité volontaire et profonde entre ceux — surtout chez les intellectuels dignes de ce nom — qui s’affirment d’abord pour toute la liberté et toute la dignité de l’homme. Nous avions toujours pensé qu’on peut bien différer d’opinion sur l’Amérique et la Russie, le Pacte atlantique, le capitalisme, le libéralisme, le socialisme, mais que l’on devait toujours prendre garde de blesser les gens de sa famille d’esprit. Était-il utile, était-il bon de démontrer d’abord dans une critique qu’Albert Camus semblait passer dans l’autre camp et qu’ensuite, blessé d’être attaqué ou mal compris par une revue amie, il devait être alors dénoncé comme vaniteux et faux frère. Au nom de qui ? Au nom de quoi ? Au nom de la grâce toute neuve qui semble mener Sartre et les siens vers les autels de la force ? Au nom d’un passé militant, d’une expérience reconnue, d’une complète connaissance des problèmes, des actions et des hommes ?

Il est possible qu’Albert Camus ne soit pas dépourvu, comme tout le monde, de vanité. C’est pourtant lui qui, sur le plan des idées, revendique la modestie comme une vertu essentiellement démocratique dans un monde où reviennent, parées de noms nouveaux, les plus vieilles et les plus barbares idoles, quand les meilleurs de ce temps auraient assez à faire pour saisir et cerner les aspects mouvants de la réalité. Ce qui nous paraît plus meurtrier qu’une vanité personnelle, c’est la farouche outrecuidance où mène la conviction qu’on se fait sur les meilleurs moyens d’imposer aux hommes le bonheur. Présomption encore plus dérisoire quand, ne voulant point s’engager soi-même totalement ou totalitairement, on s’en vient reprocher aux autres de chercher ou de vaciller !

… Aux autres qui ne sont point ennemis mais proches et qui légitimement peuvent s’émouvoir de s’entendre promis au plus noir destin.

G. A.

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