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Les intellectuels et la déstalinisation

Article paru dans La Vérité des travailleurs, n° 54, janvier 1957, p. 11

Ignazio Silone (Source)

La crise des intellectuels compagnons de route soulève, en premier lieu pour ceux-ci, des problèmes de la plus grande importance, tels les rapports des écrivains, artistes, etc…, et de leurs œuvres avec les masses et leurs luttes émancipatrices, avec les formes d’organisation qu’elles prennent (partis, États…).

Sur cette question essentielle, Silone a écrit un article qui, bien que contenant des passages politiquement erronés (1), est très remarquable par la façon dont il empoigne ces problèmes.

Tout d’abord, il déclare aux intellectuels progressistes occidentaux : vous n’avez rien apporté à vos confrères polonais et hongrois parce que vous êtes en retard sur eux ; ils avaient prévu les épreuves de leur peuple et les ont partagées tandis que ces préoccupations vous étaient inconnues. Il les invite à faire leur examen de conscience. A juste titre, il relève ces propos de Sartre que nous avions nous-mêmes condamnés, selon lesquels il ne fallait pas donner au peuple le rapport de Khrouchtchev, sans élever préalablement son niveau de vie. Silone fustige l’attitude de Sartre, révélant « un talent de Polonius tout à fait inattendu », demande « envers qui Sartre se sent-il engagé ? » et lui oppose la grandeur de la lutte des masses hongroises :

« On connaissait déjà des révoltes ouvrières qui avaient été précédées ou accompagnées par des grèves générales ; mais c’est la première fois, dans toute l’histoire du mouvement socialiste, que des grèves générales à répétition, et à longueur de semaine, aient eu lieu, avec la participation de la totalité ou de la grande majorité, des travailleurs, juste le lendemain de l’écrasement d’une révolte armée. Cela révèle, sans plus l’ombre d’un doute, chez les ouvriers de Budapest, des qualités morales et politiques extraordinaires qui font paraître grotesque et absurde la description de Sartre. »

Silone se tourne vers les intellectuels qui veulent vraiment libérer leur conscience et comprendre. Il décortique magistralement cette conception du monde en blanc et noir qui sévissait chez ces intellectuels. Il leur demande d’expliquer « d’une manière marxiste tant soit peu logique » les raisons qui ont amené le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès et ajoute :

« On ne nous a non plus jamais expliqué par quelle mystérieuse loi de la nature ou de la société, le doute, l’hésitation, l’embarras devant les choix qu’à chaque pas la vie nous impose, disparaîtraient automatiquement dans la « patrie du socialisme », fondée sur l’unanimité spontanée. Pourquoi des ouvriers de la même entreprise n’auraient pas la possibilité d’avoir plusieurs opinions sur les mêmes sujets ? Quelle absurdité et quel mépris dans cette prétendue réabsorption totale de l’homme dans l’économie. Comme si l’économie même ne demandait pas, à chaque moment, une option. »

Après un coup de patte à Garaudy qui se montre stalinien d’autant plus qualifié qu’il ne brille ni comme intellectuel ni comme marxiste, Silone pose le problème des problèmes, celui des formes de la démocratie ouvrière :

« Aucun communiste, sans rompre avec la théorie et la pratique du parti totalitaire, ne peut mettre en discussion la légitimité du parti unique. Tout le « système » repose, de tout son poids, sur ce pivot. La fausse théorie de l’orthodoxie spontanée et de l’unanimité volontaire est vraiment la porte d’Hercule qu’aucun communiste, d’aucune fraction, n’ose franchir… La question de ta pluralité dos courants politiques est ta pierre de touche qui fera le partage des progressistes. »

Oui, c’est bien là la pierre de touche ; il nous faut toutefois ajouter que Silone emploie ici le mot de s communiste » pour qualifier seulement ceux qui se dégagent du stalinisme, alors que le parti totalitaire n’a jamais été une conception théorique ou la pratique de Lénine, de Trotsky et des communistes qui leur sont restés fidèles pendant toute la période de réaction stalinienne.

Mais Silone va encore plus loin.

La nécessité de l’engagement est pour Silone un impératif et il cite avec approbation l’écrivain hongrois Peter Vedrès :

« Une littérature idéologique est justifiée. Que resterait-il à des hommes qui ne s’appuieraient ni sur un peuple, ni sur une classe, ni sur une communauté, et qui ne croiraient pas à une idée ? Un humanisme abstrait ne vaut pas cher. Je ne saurais être un humaniste que dans ma propre communauté, la où plongent les racines de mon être. »

Mais, de cette nécessite de plus en plus ressentie par tous les intellectuels vraiment dignes de ce nom, comment a-t-on pu passer à cette apologie aveugle et effrayante du stalinisme. Là encore, Silone s’en prend à Sartre qui a effectivement été le plus conséquent dans sa « justification » :

« La réponse que je considère la pire de toutes est celle que Sartre avait donnée avec ses malencontreuses formules sur les « identifications ». Vous rappelez-vous le refrain ? Un écrivain qui soit vraiment vivant ne peut pas ne pas être, bien entendu, que pour le progrès. Mais il faut qu’il sache que le progrès, dans les temps modernes, « s’identifie » avec la classe ouvrière ; la classe ouvrière, à son tour, « s’identifie » avec le parti communiste ; le parti communiste, comme tout le monde sait, « s’identifie » avec la Russie soviétique et les Républiques populaires ; qui, naturellement, « s’identifient avec l’Histoire »… Un vrai marché aux puces des identiques. »

Silone qualifie très correctement cette tendance à « identifier » :

« Peut-on concevoir un penchant plus réactionnaire ? Au contraire, le véritable esprit de la révolution a toujours recherché les différences et non les identifications. »

Il ajoute même quelques mots sur un des problèmes les plus délicats, celui des rapports entre le parti et la classe ; problème qu’il ne développe pas, mais qui présente le plus grand intérêt pour les militants révolutionnaires :

« En affirmant l’identification de la classe avec le parti, on donne comme définitivement dénoué un problème de relation qui, au contraire, ne l’est jamais entièrement, puisqu’il se reproduit chaque jour sous un aspect nouveau. »

La classe ouvrière n’a d’ailleurs pas qu’un seul parti. Ensuite le rapport parti révolutionnaire-classe n’est jamais acquis une fois pour toutes, il doit s’acquérir ; si ce n’est exactement chaque jour à nouveau, du moins c’est sur une période assez longue qu’il faut lutter pour devenir vraiment et rester l’avant-garde.

Mais, ayant effleuré le problème du parti et de ses rapports avec la classe, Silone tourne court et, dans une certaine mesure, involontairement, fait une « identification » à la Sartre, en posant un signe égal entre le mouvement communiste et ses dirigeants staliniens à bout de course, les Togliatti, les Thorez, etc… A côté du rapport complexe classe-parti, et lié à lui, se pose le rapport parti-direction. « La réforme démocratique du communisme, dont certains parlent, est un leurre », écrit Silone. Il est effectivement illusoire de penser que nous allons assister à des transformations opérées démocratiquement dans le camp du communisme ; mais à travers de graves crises, des ruptures, des regroupements dans lesquels disparaîtront les directions staliniennes, le mouvement communiste va vers un renouveau.

Silone, profondément touché par la leçon donnée par les travailleurs hongrois, exprime aussi ses espoirs dans les masses de l’Union soviétique, dans les « couches nouvelles de la société russe, qui sont assoiffées de bien-être et de paix ».


(1) Pour Silone, la bureaucratie soviétique est une « classe », il y a un « impérialisme russe » et il pourra y avoir des « guerres même entre pays totalement collectivisés ».

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