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Les grèves de Pologne : première montée prolétarienne dans les États ouvriers

Éditorial paru dans Quatrième Internationale, 29e année, n° 48, mars 1971, p. 1-5

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Les événements de Pologne de décembre 1970, ceux de Gdansk et de Lódz en janvier et février de cette année, démontrent que nous nous trouvons en présence d’un mouvement de fond de la classe ouvrière polonaise à l’échelle nationale. Loin d’avoir été brisé dans l’œuf par les fusillades dans les premiers jours, il a pris une ampleur croissante et de ce fait a posé des problèmes extrêmement difficiles en premier lieu aux dirigeants polonais, et a porté en outre la crise du stalinisme international à un niveau plus élevé que jamais.

Nous avons à maintes reprises souligné qu’en Union soviétique et dans les pays d’Europe orientale (à l’exception provisoire de l’Allemagne de l’Est), les difficultés économiques (stagnation de la productivité, ralentissement du taux d’accroissement de la production) tiennent au fait que la bureaucratie omnipotente, dont le rôle de frein fut longtemps dissimulé parce qu’il n’avait que des effets relatifs, constitue désormais un frein absolu. Pour redonner un élan à l’économie il fallait faire vivre dans ces États la démocratie ouvrière. Mais depuis plusieurs années les réformes multiples qui ont été prises se plaçaient toutes dans le cadre du régime bureaucratique et n’avaient qu’un caractère administratif ou technique. En Tchécoslovaquie, la crise au sein de la direction du parti avait favorisé la naissance du « printemps de Prague » ouvrant la perspective d’une démocratisation possible en résultat d’un puissant mouvement de masse, et le Kremlin n’avait vu d’issue que dans l’invasion militaire pour y rétablir à travers quelques vicissitudes une direction à sa dévotion.

En Pologne l’application des réformes et les difficultés économiques ont directement opposé la classe ouvrière au pouvoir bureaucratique.

A la différence de ce qui s’était produit jusqu’alors dans les États ouvriers, nous avons affaire en Pologne à un mouvement purement prolétarien, sans équivoque possible, déclenché sur des revendications strictement économiques relatives aux conditions de vie et de travail. Il n’y a eu aucune intervention massive de l’intelligentsia ou d’étudiants ; il semble même que ceux-ci se soient en général abstenus de répondre aux demandes de soutien de la part des travailleurs.

Le pouvoir pensa mettre rapidement un terme à ce mouvement par la répression la plus impitoyable. Mais les grandes flaques de sang de Gdansk et de Sczeczin, loin d’effrayer les travailleurs, ont donné une force irrésistible au mouvement. C’est au contraire la bureaucratie qui depuis lors s’est montrée effrayée par ce mouvement. Pour l’endiguer et le refouler, elle commença par faire de Gomulka un bouc émissaire. Le nouveau pouvoir en la personne de Gierek, après plusieurs refus, se rendit auprès des grévistes pour discuter, pour négocier. A peine les grèves de Gdansk et de Sczeczin étaient-elles terminées que la grève s’est déclenchée à Lódz, vieux bastion du socialisme polonais, et ce sont des ouvrières du textile qui constituent l’écrasante majorité des grévistes.

Plus important encore est le fait que, par le développement de ces grèves, les ouvriers polonais ont recouru à des moyens, soulevé des revendications et obtenu des résultats d’une importance politique énorme. Citons :

— le gouvernement a retiré toutes les augmentations de prix qui déclenchèrent les grèves, et a maintenu les concessions de salaires qu’il fit à la suite de celles-ci ;

— les ouvriers ont occupé les entreprises qu’ils considèrent comme leurs ;

— ils ont élu des comités de grève pour diriger leur lutte ;

— ces comités de grève ont, pendant les grandes journées de lutte, joué un rôle de soviets, assumant l’administration et le contrôle des villes, utilisant les mass media de celles-ci ;

— c’est aussi avec ces comités de grève que le gouvernement central a été obligé de négocier ;

— au cours des discussions, les revendications des travailleurs n’ont pas été limitées aux revendications économiques ; les ouvriers ont demandé à désigner eux-mêmes leurs délégués et a ce que ceux-ci soient leurs représentants auprès des autorités et non l’inverse. Ainsi les ouvriers ont posé la question de la démocratie ouvrière et socialiste en termes concrets ;

— les ouvriers tout en n’attaquant pas la bureaucratie en tant que telle ont demandé l’élimination de certains bureaucrates particulièrement haïs, et ont mis en cause certains privilèges (villas, etc.) ;

Les dirigeants polonais disent à présent que le mouvement de grèves n’était pas dirigé contre le socialisme. Il eut été difficile pour eux de prétendre le contraire, mais ils s’efforcent de dissimuler le caractère très anti-bureaucratique de ces grèves, en mettant en cause seulement des individus qui, comme par hasard, occupaient les plus hauts postes du parti et de l’État (et dont plusieurs continuent encore à le faire). On voudra bien noter également en passant que brûler les locaux de la police et surtout ceux du parti (Gdansk, etc.) n’est pas un acte dirigé contre le socialisme. Qu’est-ce donc d’autre qu’une action dirigée contre la bureaucratie en tant que facteur adverse au développement du socialisme ?

La revendication démocratique, anti-bureaucratique des ouvriers, n’est pas formulée en termes aussi généraux que l’ont fait les intellectuels, mais ceux-ci ne la demandaient que pour eux, pour leurs domaines d’activité. Même sans organisation propre, les ouvriers la formulaient d’une façon très pénétrante, bien plus menaçante pour la bureaucratie.

D’ailleurs le pouvoir a senti cette menace. Il a suffi que la classe ouvrière bouge puissamment, dans un cadre limité à deux ou trois villes, et résiste à la répression sanglante, pour que le gouvernement tombe. Ce qui s’est passé depuis que Gomulka a été chassé, montre avec évidence que ce limogeage a été effectué pour prévenir un mouvement généralisé de la classe ouvrière à l’échelle nationale.

Le mouvement ouvrier avait certes des limites ; les ouvriers se sont laissés en partie prendre à des promesses que Gierek pourra difficilement tenir, car la situation économique est mauvaise et l’aide soviétique ne pourra y pallier que de façon limitée. Néanmoins, l’essentiel dans ce qui vient de se produire, c’est le mouvement lui-même. Les ouvriers ont le sentiment qu’ils ont remporté une victoire, et ils ont raison. Pour avoir une estimation correcte, il faut considérer l’arrière-fond du mouvement : il se produisait après tant d’années d’apathie ouvrière, et en l’absence de toute organisation indépendante de la classe ouvrière depuis un quart de siècle.

Jusqu’à présent, ce à quoi tout le monde était sensible était la « force » de la bureaucratie. Elle était omnipotente, malheur à qui élevait des critiques d’ordre général, des grèves ouvrières paraissaient à peine imaginables. Les seuls doutes à ce sujet avaient été émis il y a 35 ans dans la Révolution trahie. Tout en répétant énergiquement que « la bureaucratie ne pourra être écrasée que révolutionnairement », il n’écartait pas l’hypothèse que « la résistance des dirigeants peut être beaucoup plus fragile qu’elle ne paraît devoir l’être ». Nous n’en sommes pas là, mais les événements de Pologne ont montré que dès que la classe ouvrière commença à bouger, les rapports de forces ont pris une tout autre mesure.

D’autre part ces mouvements ont mis à nu la nature même de l’État. La bureaucratie occupe des fonctions de pouvoir économique et politique mais elle n’a pas d’assise propre, elle n’a pas, quand les ouvriers entrent en lutte, une classe sociale sur laquelle elle peut s’appuyer. En Pologne elle est allée piteusement demander les bonnes grâces de l’Église catholique, catégorie bureaucratique d’un type très particulier.

Ce qui manque essentiellement à la classe ouvrière polonaise, ce sont des organisations indépendantes permanentes, capables de formuler des revendications et un programme à l’échelle nationale. De ce point de vue, c’est tout de même en Pologne qu’a été rédigé le premier programme anti-bureaucratique dans un État ouvrier, depuis que l’Opposition de gauche soviétique et Léon Trotsky ont été exterminés. Les hommes qui l’ont écrit, Kuron et Modzelewski, avaient été à la tête des étudiants de Varsovie lors de « l’Octobre polonais » en 1956. Quelques années plus tard ils avaient tiré les leçons de l’échec de cet « Octobre » et commencé à regrouper une avant-garde en premier lieu intellectuelle sur leur programme qui visait à justifier théoriquement la démocratie ouvrière et socialiste et à mener le combat pour elle. Depuis plusieurs années Modzelewski et Kuron sont emprisonnés pour ce programme, ils ont déjà passé de longues années en prison, et ils sont en danger de ne pas être libérés à l’expiration de leur peine, ou de ne l’être que pour peu de temps, comme ce fut une fois le cas. Une campagne internationale n’impose pas leur libération. C’est dans leur « Lettre ouverte » que se trouvent à la fois l’explication des événements récents de Pologne et le programme qui permettra de trouver une véritable issue à la situation, et ils se sont montrés jusqu’à présent les leaders de la lutte anti-bureaucratique.

La portée des événements de Pologne dépasse de beaucoup les frontières de ce pays. Si des événements comme ceux de Tchécoslovaquie ont eu d’importantes répercussions dans l’intelligentsia de l’Union soviétique et des autres États ouvriers d’Europe orientale, on ne peut pas avoir le moindre doute que la poussée ouvrière polonaise a des répercussions non seulement dans l’intelligentsia et les universités, mais dans la classe ouvrière de ces États. II n’y a pas qu’un certain mutisme des dirigeants du Kremlin qui témoigne de leur embarras. Les tanks sont cette fois-ci restés à l’arrière-plan, et c’est par contre une aide dont on ne sait pas encore le montant mais qui paraît substantielle qu’ils ont décidé d’envoyer en Pologne. Même en Union soviétique ils ont annoncé des réductions de prix de certaines marchandises. Il a couru des rumeurs de grève à Riga, sur la côte balte. On annonce également des tensions à Rostock, en Allemagne orientale et cela peut s’expliquer largement par le fait que les événements de Pologne se sont produits dans d’anciens territoires allemands.

En Union soviétique, la plus grande faiblesse des opposants jusqu’à ce jour tenait à ce qu’ils étaient des intellectuels demandant avant tout des libertés démocratiques pour eux, dans leurs domaines propres, tandis que les masses travailleuses les considéraient comme des privilégiés, des membres de l’establishment — ce qui n’était pas erroné en ce qui concerne les conditions d’existence des intellectuels, et malgré l’énorme importance des revendications qu’ils présentent.

Quelles vont être les réactions de la bureaucratie du Kremlin en face de la menace potentielle de mouvements ouvriers ? Ira-t-elle vers une accentuation de la répression, poursuivant ce qu’elle fait depuis plusieurs mois, ou bien fera-t-elle un tournant ? Le prochain Congrès du PCUS donnera peut-être quelques indications à ce sujet. En tout cas, si la bureaucratie peut faire des concessions d’ordre économique, elle ne lâchera rien qui puisse introduire le moindre élément de démocratie politique. Gierek, devant les ouvriers de Gdansk, avait fait la promesse de reconnaître les délégués élus, mais il n’a plus répété ailleurs cette promesse. Et de tous les bureaucrates, les hommes du Kremlin seront certainement les plus rétifs à ce qui peut mettre en cause les prérogatives du parti qu’ils dirigent.

Les événements de Pologne n’ont peut-être pas posé aux directions des partis communistes dans les pays capitalistes le même problème de « conscience » que souleva pour elles l’invasion de la Tchécoslovaquie, d’abord parce que la direction soviétique n’était pas directement impliquée, et, ensuite, parce qu’après peu de jours, elle a pu verser quelques larmes de crocodile pour les ouvriers tués en répétant les phrases officielles mêmes des polonais. Mais ces événements ont agi beaucoup plus en profondeur que tout ce qui advint dans les crises précédentes. Faisant la bête, le dirigeant du PCF Marchais écrivait : « Nous ne comprenons pas que 25 ans après la victoire du socialisme, etc. ». Il était si commode pour les chefs des partis communistes d’expliquer jusqu’alors que les difficultés survenant dans un État ouvrier venaient d’intellectuels soumis à l’idéologie bourgeoise, d’interventions de groupes contre-révolutionnaires, etc. Dans l’affaire tchécoslovaque, les difficultés à s’expliquer étaient déjà grandes : une invasion militaire soviétique avait été menée pour changer le Comité Central d’un « parti frère » et le gouvernement d’un « État frère ». Cette fois-ci il s’agit d’ouvriers en grève pour défendre leur niveau de vie. Quel « socialisme » y avait-il dans ces pays où les ouvriers sont obligés de faire grève et se font mitrailler ? Le parti polonais n’avait pas, paraît-il, soigné ses liens avec la classe ouvrière. Mais ces événements interviennent après de nombreux autres où les liens avec la classe avaient aussi connu des détériorations par suite du « culte de la personnalité », des erreurs d’un Khrouchtchev un antisémitisme contraire aux lois se manifestait, etc.

Les dirigeants des Partis Communistes « ne comprennent pas » parce que, bureaucrates eux-mêmes, ils ne peuvent se reconnaître comme ils sont eux-mêmes, mais ils ne sont pas sans savoir que ce qui s’est passé en Pologne ne manquera pas de se passer demain à Moscou, à Leningrad ou à Kharkov… plus de 50 ans après Octobre. Ils ne peuvent pas expliquer la bureaucratie, son rôle, ses objectifs, ses privilèges, son régime politique, sans se condamner eux-mêmes. Quant à la politique de non intervention dans les « affaires d’un parti frère », comment peuvent-ils la justifier quand des ouvriers en grève se font mitrailler ?

La crise du stalinisme international s’étend et s’approfondit. Elle atteint les travailleurs des États ouvriers et se dirige inexorablement vers l’Union Soviétique. Le stalinisme prend eau de toutes parts. Le marxisme révolutionnaire — en la personne de la IVème Internationale et de ses sections — a connu un renforcement substantiel dans les récentes années par l’apport de militants des jeunes générations. Les circonstances créées par la crise internationale du stalinisme seront exploitées par les marxistes révolutionnaires pour aggraver cette crise et la résoudre en direction de la victoire de la Révolution Socialiste Mondiale.

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