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Maurice Nadeau : Il est inutile de brûler Kafka

Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 30 mai 1946, p. 2

Last known photograph of Franz Kafka. Most likely taken in 1923. (Source)

UNE question qu’on pouvait voir depuis longtemps se former et grossir à l’horizon vient brusquement d’éclater et ses déflagrations n’ont pas fini de nous emplir les oreilles. Elle est formulée brutalement par M. Pierre Fauchery dans le dernier numéro d’ « Action » : « Faut-il brûler Kafka ? »

Kafka n’est, ici, bien sûr, qu’un prétexte. Il ne s’agit pas tant de lui que de cette « littérature noire » dont il reste le plus illustre représentant, et qui déferle sur notre temps en romans désespérés, lamentations poétiques, philosophies de l’absurde. Corrodant les volontés, néantisant les âmes, sapant dans les cœurs tout espoir d’un changement de condition métaphysique, après avoir tenu pour vaines toutes espèces de changements sociaux, elle semble le poison insidieux, mais sûr, qui installe avant terme la mort au milieu d’une vie qui ne se voit plus de buts, et surtout plus de justification.

« Faites de la littérature optimiste ! », ressemble à ce commandement, que M. Henri Jeanson citait naguère, d’un metteur en scène criant à Victor Francen qui recommençait pour la dixième fois à mimer une scène de gaieté folle et qui s’en montrait excédé : « Dans la Joie, Francen, dans la joie ! » On n’oblige pas un écrivain, ni un artiste en général, à dire autre chose que ce qu’il pense et ressent, et on ne peut l’obliger, surtout, sous peine d’en faire tout autre chose qu’un artiste, à résoudre en cris de joie et d’espoir la conscience angoissée qu’il a de son époque. Les commandements sociaux et politiques n’y font rien, et l’espoir d’une société meilleure ne donne pas aux écrivains révolutionnaires une joie supplémentaire, mais au contraire une lucidité plus grande et une perception plus nette du drame actuel, qu’ils sont plus susceptibles que d’autres d’exprimer en couleurs bitumineuses, parce qu’ils le vivent avec plus d’intensité et de conscience.

L’autodafé gigantesque des œuvres de ce temps, outre qu’il révolte en nous ce qui n’appartient peut-être qu’au vieil homme, n’est pas non plus un remède. Les artistes imaginent et créent, mais à partir des matériaux offerts par leur époque, et en raison surtout d’une symbiose profonde avec elle. Ils en perçoivent avant d’autres les remous obscurs, les impulsion larvaires, les grossesses à leur début. Couper le lien nourricier qui les rattache au monde c’est les tuer. Si vous voulez changer la littérature, changez d’abord le monde, changez les conditions sociales, transformez la condition humaine. La littérature optimiste appartient aux époques tranquilles et heureuses, elle ne se conçoit que dans un âge d’or.

Sans doute conviendrait-il d’aller au profond du problème et de se demander avec M. Brice Parain (1) s’il ne souffre pas deux solutions : l’esthétique et la scientifique, le salut par l’art ou le salut par l’expérience, d’une part, Kierkegaard et Nietzsche, de l’autre, Hegel et Marx, l’antinomie qui n’est ici que conceptuelle étant par ailleurs vivante en l’époque et en chacun de nous.

« Écrire, remarque Brice Parain, est déjà arrêter et par conséquent faire mourir d’autant ce qui ne devrait être jamais que mouvement et vie… L’artiste sait qu’il dit précisément ce qu’il ne fait pas et ce que peut-être personne n’est capable de faire ».

La solution esthétique ne serait, en somme, que la solution de l’individu, celle qui lui permet d’introduire sa liberté à lui dans le monde, alors que la solution scientifique, arrivée à sa parfaite formulation dans le marxisme, postule l’égalité de tous les hommes dans la jouissance des biens matériels, condition nécessaire d’une liberté véritable pour tous.

On entend bien que Brice Parain n’énonce pas ces propositions d’une façon aussi simple, et que « l’épreuve du communisme » qu’il pense nécessaire, n’est qu’une étape « de la grande révolution métaphysique dans laquelle nous nous trouvons engagés depuis la Réforme ». On sait aussi que, pour lui, la solution est au fond religieuse, Dieu étant le troisième terme de cette dialectique qui va de l’art à l’expérience. Mais son débat, qui n’est pas le nôtre, permet peut-être d’entrevoir au lieu de l’immobilité finale en lequel il le résoudrait, le dénominateur commun de ces deux activités antinomiques et leur possible solution.

Nous les trouvons, une fois de plus, dans l’homme, et dans l’homme révolté. En se révoltant contre les conditions biologiques, économiques, sociales, qui tendraient à sa mort rapide l’homme fonde la médecine, l’économie politique, les sciences physiques et naturelles ; en se révoltant contre sa condition métaphysique qui est conscience de cette mort, l’homme fonde l’art. Dans les deux cas, il établit sa puissance et construit de ses mains une liberté qui sera, à la limite, adéquation parfaite au monde. C’est pourquoi « la bombe atomique n’est pas dangereuse » et la littérature de désespoir inoffensive. Il est inutile de brûler Kafka.

M. N.


(1) Dieu vivant n° 5.

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