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André Julien : « Faut-il brûler Kafka ? »

Article d’André Julien paru dans Le Libertaire, n° 78, 22 mai 1947, p. 3

TELLE était, on s’en souvient, l’ahurissante question que posait, il y a un certain temps, un hebdomadaire communiste. Outre qu’il y a un parti pris quasi ecclésiastique à s’avancer sur de telles positions, nous ne comprenons pas à quelles échelles de valeur peut bien se référer une telle condamnation ; à moins que ce ne soit le côté noir qui heurte tant ces rouges, et qu’ils n’estiment « néfaste » au « processus historique » la lecture de pareils éloges du pessimisme.

Encore faudrait-il que l’on s’entendit. Kafka est-il si pessimiste qu’on le prétend ? En quoi d’ailleurs consiste son pessimisme ?

L’Amérique (1) ne laisse pas de répondre à cette question. Kafka désirait que ce roman fût le premier volet de sa grande trilogie. C’est bien là que nous le concevons. Max Brod a fort bien vu que « l’isolement de l’individu parmi les hommes, l’étonnement de cet individu perdu au milieu d’eux » constituaient le thème essentiel de ce triptyque. Mais, à la valeur de cette angoisse ne s’ajoute-t-il pas la profondeur d’un drame plus caché, et la lucidité de son désespoir ? Le tragique de la condition humaine — de la condition inhumaine — qui jette l’homme dans un monde dont il ne peut percevoir que l’absurdité et la totale contingence.

En ce sens Kafka est pessimiste, et L’Amérique — malgré qu’on en ait — ne l’est pas moins que Le Procès ou Le Château, Kafka nous fait assister à l’arrivée à New-York du Jeune Karl Rosmann, chassé par ses parents pour quelque peccadille. Et aussitôt voilà ce héros jeté dans des aventures d’une merveilleuse gratuité. D’abord il se trouve mêlé au « procès » que doit subir un chauffeur du paquebot sur lequel il voyageait. Pendant ce temps, Karl égare sa malle. Et toute l’impression d’angoisse vient peut-être de ce que l’on se demande ce qu’il va bien advenir de Karl sans sa malle.

Parmi les juges du chauffeur se trouve l’oncle de Karl, le sénateur Jacob, qui se trouve être l’animateur d’une gigantesque entreprise de « transports », ce magnat recueille quelque temps son neveu, puis le chasse pour une bagatelle. Voilà donc notre héros sur les routes. Karl est engagé comme groom d’ascenseur au monstrueux Hôtel Continental, grâce à la faveur de « Mme la Cuisinière en chef ». Il en est finalement chassé, après un jugement affolant qui n’est pas sans rappeler celui du chauffeur. Encore que le roman soit inachevé, Kafka nous laisse prévoir, par l’engagement an « Théâtre de la Nature d’Oklahoma », mythe titanesque où le génie de l’auteur se donne libre cours, que la pureté du héros fera finalement échec à la fatalité.

Ce qui est singulier, c’est le naturel du récit. Non que l’événement semble jamais naturel au lecteur, il est au contraire chargé d’irréalité : mais l’envoûtement provient du fait singulier que c’est le héros qui trouve naturelle la circonstance à laquelle il est mêlé. C’est ainsi que Kafka fait jaillir le gratuit du logique, l’absurde du naturel. Reste à savoir si cet absurde est si foncièrement pessimiste que l’on voudrait qu’il soit.

Certes, Kafka est pessimiste en ce qu’il désespère d’un monde où aucun recours n’est accordé à l’homme. Pessimiste dans la mesure de son désespoir et de cette affirmation. Mais n’est-ce pas ici une des plus hautes formes de l’espérance ? Les apologistes de l’optimisme et de cette mauvaise littérature fondée sur les bons sentiments sont en fin de compte bien plus affligeants, du seul fait qu’ils ne laissent pas de vanter une condition dont nous n’apercevons que trop le tragique. Ou plutôt, dont nous n’apercevrons jamais assez le tragique : le « désespoir lucide » dont parlait Malraux est en définitive, bien plus exaltant : il ouvre l’immense champ des possibles à l’Espoir.

André JULIEN.


(1) L’Amérique, roman 1946, Gallimard.

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