Article de Maurice Nadeau alias Donat paru dans La Lutte ouvrière, n° 108, 10 février 1939, p. 4
LE Château est avec le Procès et la Métamorphose un des trois romans posthumes de l’écrivain allemand Franz Kafka. Inconnu hier, le nom de Kafka est en train de passer les plus grands parmi les romanciers et c’est bien en effet quelque chose d’essentiel dans le genre que nous apporte cet écrivain.
Il est inutile de résumer l’intrigue du Château ; elle se déroule sans péripéties et ne s’achève pas. L’auteur a voulu simplement montrer la lutte d’un homme quelconque (M. K.) nommé par erreur arpenteur d’un village qui n’en a pas besoin, aux prises avec le pouvoir qui l’a nommé (le Château). Le but de sa vie devient d’atteindre le Château qui domine de son organisation hiérarchisée, bureaucratique et secrète la vie d’une communauté.
Toute la vie du village est suspendue à la moindre décision qui tombe du Château, et le désir des habitants est d’approcher de quelque manière que ce soit cette formidable puissance qui les écrase et les fait vivre.
C’est à dessein que l’auteur choisi comme le maître des destinées de M. K. le dernier des sous-chefs des innombrables bureaux du Château : M. Klamm, invisible, et qu’il ne pourra jamais approcher. Il s’épuise dans cette lutte et doit finalement succomber.
Le symbolisme est frappant : c’est l’homme d’aujourd’hui dominé par une toute-puissance étrangère : économique ou sociale, qui ne pense d’ailleurs pas à secouer sa domination, mais à l’approcher pour essayer de la comprendre et s’en faire le serviteur conscient.
Peine perdue ! Être laquais au Château est une place d’honneur qui en vous faisant participer même d’une façon infinitésimale à sa vie est refusée au commun des mortels. Les gestes les plus normaux, les démarches les plus sensées échouent fatalement pour atteindre cette puissance quasi-divine. On naît dans le Château, on n’y entre seulement par prédestination, tout le reste est vain.
Les commentateurs s’en donnent à cœur joie. Ils veulent donner aux romans de Kafka, tous bâtis d’après ce modèle (lutte de l’homme contre une puissance asservissante étrangère : que ce soit la Justice ou l’État), un sens mystique. C’est l’homme frappé du péché originel qui n’atteindra pas Dieu s’il n’a pas la grâce.
Regardez, Messieurs, le pays de l’auteur ! Dites-nous ce que vous pensez du fascisme et des hommes qui le subissent. N’allez même pas si loin, regardez autour de vous, bourgeois démocrates, et peut-être le sens et la portée du Château vous paraîtront-ils moins lointains !
Donat.