Article de Manès Sperber paru dans La Révolution prolétarienne, n° 74 (375), juillet-août 1953, p. 1
Le parti socialiste unifié de l’Allemagne orientale n’est plus. Les trois mots de son nom signifiaient trois mensonges : il n’était pas un parti, mais une agence de répression et d’exploitation au service d’un occupant impérialiste et totalitaire ; il usait du mot socialiste comme un assassin qui se servirait de la carte d’identité de sa victime ; il était unifié comme le loup est uni à l’agneau qu’il a dévoré. Il prétendait incarner et en même temps diriger le prolétariat. Quelques heures après le soulèvement des ouvriers ce parti s’est réfugié, tremblant, derrière les tanks qui allaient écraser l’insurrection ouvrière. Le rideau de brouillard est déchiré irréparablement. La contre-révolution totalitaire qui se déguise sous les drapeaux qu’elle a volés à la révolution et se réclame de l’unanimité prolétarienne, se trouve enfin démasquée aux yeux de tout un peuple qu’elle peut tuer, mais qu’elle ne pourra plus jamais tromper. Les journées de juin 1953 sont le commencement de la fin de la plus grande imposture non-religieuse que le monde ait jamais connue.
La démarche du prolétariat de Berlin, Leuna-Merseburg, Magdebourg, Leipzig, Chemnitz débuta comme une grève de revendication et de protestation contre l’employeur monopoliste et tout-puissant, l’État. De la la transformation inévitable de la grève en émeute qui, en se développant, prit un caractère politique et devint une révolution ébranlant les fondements même de toutes les autorités qu’elle affrontait. Ainsi, 155 ans après 1848 et la proclamation du Manifeste Communiste, la classe ouvrière d’Allemagne dont le mouvement était au début de ce siècle un modèle pour le prolétariat mondial, se trouve rejetée vers !es positions de départ : luttant pour les premiers droits, ceux de la libre association, de la libre expression et du libre choix de ses représentants. Et comme jadis, c’est le désespoir qui la pousse vers ces actions spontanées, et non une organisation qui l’y guide. Elle paie le prix fort : le prix du sang.
Car, pendant que j’écris ces lignes, le sang coule dans les centres industriels de l’Allemagne orientale. Qu’avons-nous fait, que ferons-nous demain pour venir en aide à ceux qui meurent pour que le mot socialisme reprenne son sens et pour qu’il devienne impossible de le confondre avec le national-socialisme russe, son ennemi, aussi mortel aujourd’hui que l’était hier le national-socialisme allemand ? La solidarité internationale, pourrons-nous encore prononcer ces mots sans rougir ?
Je pense aux ouvriers de Berlin. En pleine ter- [SIC] de toutes les révoltes, contre les généraux, contre Kapp, avec Max Hoelz, et plus tard parmi les premières victimes de Hitler. Ils chantaient un refrain : « Rosa et Karl marchent avec nous ». Deux morts qui n’ont jamais été remplacés.
Je pense aux ouvriers de Berlin. En pleine terreur hitlérienne, avant les élections du 7 mars 1933, ils se dénonçaient aux S.A. en hissant à leurs fenêtres les drapeaux rouges. Ils attendaient encore l’ordre de se battre, ils attendaient toujours des armes, ils ne pouvaient pas croire que leur parti leur imposerait la défaite sans combat. Ils étaient des centaines de milliers — et seuls, seuls.
Cette fois-ci ils se sont battus, précisément parce qu’ils n’avaient plus de parti dont ils auraient dû en vain attendre des ordres. Seuls les plus âgés parmi eux ont gardé le souvenir de l’enseignement de la grande petite femme dont la mort avait ouvert la route aux Ulbricht. Mais quand ces vieux se sont mis en route, cent mille ouvriers les ont suivis, et les Ulbricht qui avaient appris à Moscou à mépriser le « spontanéisme » de même que le « centrisme » de Rosa Luxembourg et à se fier exclusivement à la conception policière de l’histoire, savent maintenant que Staline est incomparablement plus mort que Rosa. La classe ouvrière de Tchécoslovaquie et d’Allemagne nourrie d’une grande tradition syndicale et ayant gardé le souvenir de ses conquêtes, entre dans la lutte contre le régime pharaonique. Sa victoire sauverait la paix et ouvrirait une voie vers l’émancipation des travailleurs. En même temps elle sortirait la gauche de sa dangereuse confusion et ôterait à la droite son grand espoir de pouvoir compromettre à jamais toute la gauche en proclamant que le socialisme ne saurait être que totalitaire.
L’importance de ce qui a commencé le 17 juin à Berlin sera décisive si la vraie gauche à travers le monde se montre digne du courage de ceux qui meurent pour elle en se battant avec des mains nues contre la plus grande puissance militaire et policière de cette planète.
Paris, le 24 juin 1953.
Manès SPERBER.