Article de Gustave Stern paru dans La Révolution prolétarienne, n° 74 (375), juillet-août 1953, p. 2-5
L’impensable s’est produit à Berlin-Est et en Allemagne Orientale : la classe ouvrière d’un pays totalitaire où sont stationnées 30 divisions russes, où le parti communiste dispose de tous les leviers de commande, s’est révoltée contre une dictature implacable, a quitté les usines et les chantiers, a envahi les rues et les places publiques, pour crier sa colère et pour réclamer… Pour réclamer des salaires plus élevés ? Non pas : pour exiger la liberté. Réalise-t-on entièrement la signification de cet événement ? Cet exploit a été accompli par une classe ouvrière qui a subi 12 années de régime hitlérien et de guerre et huit années de régime « populaire » et d’occupation soviétique.
La « République Démocratique Allemande »
Avant de narrer la genèse des événements, de ces journées de juin qui marquent une des plus belles pages du mouvement ouvrier, il convient d’esquisser rapidement le « climat » d’un régime qui vient de s’effondrer dans l’odieux et dans le ridicule. La « République démocratique allemande », au début, ne fut pas une « démocratie populaire » comme les autres : le départ s’annonçait comme difficile ; les soviétiques n’avaient pas réussi cette opération qui devait leur assurer des assises solides dans la population : la tentative d’opérer une scission de la social-démocratie s’avéra un échec lamentable. Seule une fraction infime du parti socialiste accepta de se grouper sous la bannière du « Parti Socialiste Unifié » du parti stalinien.
Cet échec, avant-coureur de la révolte qui vient de se produire, était dû, essentiellement, à une expérience pratique et claire : les troupes soviétiques avaient envahi le pays, et elles étaient venues à la rencontre de la classe ouvrière allemande, non pas en tant que « libérateurs », mais comme des unités décidées à venger leurs morts et bien conscientes du mot d’ordre lancé par Ilya Ehrenbourg : « Il n’y a de bons Allemands que les Allemands morts ! » Le souvenir des brutalités commises en 1945 (qui sont donc loin d’être une « spécialité allemande »…) s’est ancré profondément dans la conscience de la classe ouvrière allemande.
C’est dans de telles conditions que débuta le régime « populaire » en Allemagne Orientale. Il a abouti, en l’espace de huit années, aux résultats obtenus dans toutes les « démocraties populaires » : prise des leviers de commande par les communistes, création d’un syndicat unique, chargé de populariser auprès des ouvriers la politique de l’État qui, lui, n’avait qu’un seul souci : exploitation impitoyable de la population et transfert des richesses du pays vers l’Union Soviétique. Tout ce qui s’est produit en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et ailleurs, a trouvé son reflet à Berlin-Est. La lutte contre l’Église trouvait son point culminant en 1953, la collectivisation de la terre, la création de kolkhozes fut accélérée quelques mois avant les « journées de juin », et, dans les usines fut imposée la militarisation du travail. selon le modèle soviétique. Le maître de l’industrie, le stalinien Heinrich Rau, venait d’ordonner l’introduction d’un « passeport » dans les usines, ce qui voulait dire que, désormais, aucun ouvrier n’aurait plus le droit de changer de travail sans l’autorisation supérieure. Enfin, le régime ordonna l’introduction du système des « normes » de travail, ce qui signifiait pratiquement qu’on forçait les ouvriers à travailler sous le régime des « cadences infernales », qu’on les obligeait bien souvent à faire des heures supplémentaires non rémunérées.
L’Allemagne orientale était devenue stalinienne. Avec des restrictions pourtant, dont une d’importance capitale : Berlin-Ouest existait, ce « trou » dans le rideau de fer, d’où venaient des bouffées d’air frais, d’où arrivaient, également, des tracts, des journaux, des nouvelles d’un monde non soumis k la dictature. Des travailleurs de Berlin-Est partaient, le matin, dans le secteur occidental, pour y rejoindre leurs camarades syndiqués, syndiqués librement. Ils revenaient le soir, pour s’entendre dire que le régime était « l’incarnation de la dictature du prolétariat » : il n’y avait rien à faire ; les soviets ne disposaient pas, à Berlin-Est. du monopole de l’information, et ils ne pouvaient pas empêcher que les nouvelles sur la véritable situation dans le monde ne se répandissent à travers toute la zone orientale, que les 18 millions d’habitants de la « République démocratique allemande », tout en vivant sous le régime d’une dictature implacable, ne fussent informés de tout ce qui se passait dans le monde non totalitaire.
Préludes
Les événements de juin furent, certes (nous allons l’expliquer), une explosion élémentaire, spontanée. Pourtant, de petits signes, presque imperceptibles annonçaient la révolte. Pendant les premiers jours du mois de juin, les journaux communistes, le Neues Deutschland, organe central du parti communiste, et la Tägliche Rundschau, feuille des autorités d’occupation soviétique, étaient remplis de rapports sur des discussions dans les usines, où il s’agissait toujours des « normes de travail ». Le mécontentement de la classe ouvrière sur l’exploitation inhumaine, sur le stakhanovisme selon le modèle soviétique, sur les heures supplémentaires, était devenu si fort que le parti communiste fut obligé d’en faire état dans les réunions et dans les journaux : ainsi pouvait-on lire dans toute la presse de la zone orientale que les ouvriers de Leipzig et de Halle, de Magdebourg et de Iéna, centres ouvriers où la vieille social-démocratie disposait jadis de bastions imprenables, où Rosa Luxembourg avait exercé une influence prépondérante, « rouspétaient », que les ouvriers d’une usine de Leipzig déclaraient :
« C’est une honte que, 70 ans après la mort de Karl Marx, nous soyons obligés de réclamer des conditions de vie décentes ! »
Ces paroles, reprises un peu partout, furent prononcées à un moment où les aliments les plus nécessaires faisaient défaut, par suite de la politique de collectivisation, par suite de l’industrialisation forcenée, et aussi parce que tout était subordonné au réarmement.
Les communistes ne comprenaient pas ce « dada » des ouvriers : les « normes ». Les ouvriers de Leipzig s’entendaient dire par les responsables communistes :
« Vous ne comprenez donc pas que ces usines sont à vous, que pour la première fois dans votre existence, vous travaillez dans votre propre intérêt, et pour le bonheur de vos enfants ? »
Lorsque, au début du mois de juin. les autorités communistes, suivant l’ordre des soviétiques, décrétèrent la fin de la bolchévisation de la zone orientale (de toute évidence, pour inaugurer une nouvelle politique dans la question de l’unité allemande : problème qui ne peut être traité ici), les ouvriers prirent prétexte du relâchement apparent de la pression pour protester plus hardiment contre les « cadences infernales ».
C’est ainsi que députèrent les « journées de juin ». Le 14 juin, le journal du parti communiste, le Neues Deutschland, attaquait les « irresponsables » qui essayaient, malgré les mesures décrétées, « d’obliger les gars du bâtiment de la Stalinallee à augmenter les normes de travail ». Le journal déclarait que c’était, là, un exemple typique « d’une fausse politique à laquelle il faut mettre fin ! » En même temps, le Neues Deutschland signalait « quelques grèves partielles » parmi les ouvriers de la Stalinallee, vaste artère, où sont construits des immeubles géants, dans le plus pur style neo-classique des soviétiques.
Le bâtiment commence
Le matin du 16 juin, les normes ayant été, une fois de plus, augmentées, les ouvriers d’un petit chantier, comptant 100 personnes, se réunirent pour protester contre « cette nouvelle mesure intolérable ». Les responsables du « syndicat » du bâtiment, effrayés par la tournure que prenaient les événements, accoururent et prêchèrent le « calme ». Un des secrétaires du « syndicat » suggérait une « intervention amicale » auprès des autorités pour « obtenir satisfaction ».
Mais la réaction des ouvriers fut inattendue : « Nous y allons tous ! », fut le cri unanime des 100 ouvriers du bâtiment qua aussitôt se mirent en marche vers l’office central du ministère de la Reconstruction, rejoints en route par tous les ouvriers de la Stalinallee. C’était le début de la révolte.
Il convient, ici, de bien fixer ce point : la démonstration dans la Stalinallee s’est formée au lendemain des mesures gouvernementales décrétant la fin de la bolchévisation forcée ; elle était dirigée, au fond, contre des mesures (augmentation des normes de travail), qui ne correspondaient plus à la « ligne » et étaient dues à l’initiative de quelques éléments « retardataires » qui, éblouis par la bolchévisation, n’avaient pas encore réalisé, mentalement, que le « tournant » devait être pris avec une rapidité vertigineuse. La démonstration était dirigée contre un gouvernement déjà en retraite, mais qui, par l’intermédiaire d’une partie de l’appareil, se permettait pourtant quelques provocations.
Curieuse cette journée du 16 juin : les ouvriers de la Stalinallee débrayent, imités, ici et là, par quelques usines métallurgiques qui, suivant l’exemple des ouvriers du bâtiment, constituent des comités de grève. Fait significatif : les responsables des comités de grèves sont, pour la plupart, des ouvriers connus comme sociaux-démocrates, comme partisans du « traître » Ollenhauer, ennemi numéro un du régime du chancelier Adenauer. Il se confirme, le 16 juin, que l’influence de la social-démocratie est prépondérante dans le secteur oriental de Berlin. Il se confirme également, que la démonstration, commencée en tant que manifestation contre les « cadences infernales », prend aussitôt un caractère politique : les ouvriers de la Stalinallee osent crier : « A bas le gouvernement Ulbricht-Grotewohl ! » Par contre, pas un mot contre les Russes. Les policiers « populaires », affolés, laissent faire : personne ne s’oppose à la marche des ouvriers, maintenant au nombre de quatre mille, qui arrivent devant l’office central du bâtiment, où une délégation est reçue par le « directeur » qui promet tout : « Retournez à votre travail, vous aurez satisfaction ! »
« Curieuse journée », disions-nous. Les ouvriers retournent en effet à leur travail. Mais, arrivés à leurs chantiers, ils discutent ; la discussion prend rapidement une tournure politique et aboutit à la conclusion : « Demain, nous verrons ! »
Et, le 17 juin, date mémorable, les ouvriers de la Stalinallee se rassemblent devant leurs chantiers. Partout, devant des groupes de 100 et 200 ouvriers, des jeunes essentiellement bien connus de leurs collègues, montent sur des échelles et des caisses et haranguent les ouvriers :
« Camarades, dit un jeune socialiste, estimé de ses camarades, connu pour son courage, il est temps d’en finir ; le gouvernement des Grotewohl et Ulbricht a trahi la classe ouvrière : nous réclamons l’unité de l’Allemagne, la fin de l’esclavage et des élections libres ! »
Tonnerre d’applaudissements ! Dans toute la Stalinallee, d’innombrables orateurs, non pas des « provocateurs », mais des ouvriers bien connus de leur camarades, reprennent ces paroles du jeune socialiste, et, brusquement, des milliers d’ouvriers, en vêtements de travail, se mettent en marchent vers la Leipzigerstrasse, où se trouvent les bâtiments du gouvernement « populaire ». Partout, où passent les gars du bâtiment, ils sont rejoints par d’autres ouvriers qui quittent leur travail.
Les femmes et les jeunes commencent à confectionner des pancartes et des drapeaux… noir, rouge, or : les emblèmes de l’ancienne République de Weimar et de la République fédérale de Bonn. Faut-il s’en étonner ? Les ouvriers ne tiennent pas à être confondus avec ceux qui, « sous le règne du drapeau rouge », ont installé le régime de l’esclavage. Mais, ici et là, se détachent, sur les drapeaux, les « trois flèches », sous le signe desquelles la social-démocratie de la République de Weimar avait conduit la lutte contre les hordes nazies…
Lorsque les ouvriers arrivent devant les bâtiments gouvernementaux, ils se comptent par dizaines de milliers. La police « populaire » recule, quelques-uns des policiers prennent franchement la fuite et se débarrassent rapidement de leurs uniformes : c’est la débandade. Mais quelques détachements fidèles tiennent ; ils empêcheront les ouvriers de pénétrer dans les bâtiments gouvernementaux, pour s’emparer des Ulbricht et des Grotewohl.
Tout Berlin suit…
Entre temps, les ouvriers des usines métallurgiques, surtout ceux de Henningsdorf, en zone soviétique, apprenant les nouvelles, ont débrayé. A Henningsdorf, dans la banlieue de Berlin, on est traditionnellement « rouge » : c’est là que le parti communiste, en 1931-32, avait son bastion le plus solide ; ce sont ces ouvriers qui chassaient les nazis des usines et se battaient quotidiennement contre les hordes brunes ; des fils de ces ouvriers, riches d’une expérience de huit ans, se mettent en grève, mais contre les communistes. Et c’est la marche fantastique de 8.000 ouvriers, en vêtements de travail, à travers le secteur français de Berlin, les travailleurs scandant les slogans :
« Liberté, élections libres, nous ne voulons pas être des esclaves ! »
Fait à signaler : les responsables des « cellules » communistes dans ces usines ont disparu et la majorité des membres du « parti » marchent à côté de leurs camarades, entraînés par l’élan révolutionnaire de la foule.
Dans la Leipzigerstrasse, sur la Postdamer Platz, dans la Wilhelmstrasse, ils sont 40.000 maintenant, chantant les vieux chants du mouvement ouvrier :
« Brüder, zur Sonne, zur Freiheit », Frères, vers le soleil, vers la liberté !
C’est la révolution, c’est la révolte de tout un peuple, connu pour son sens de la discipline, c’est la plus étonnante manifestation de dignité humaine, c’est la lutte ouverte contre la puissance communiste.
La police populaire, incapable de venir à bout de cette volonté, impuissante contre la marée humaine qui déferle, contre ces manifestants qui portent bien haut leurs pancartes « A bas le gouvernement Grotewohl, nous voulons la liberté ! »), qui sont enthousiastes et décidés, réclame du renfort ; elle a perdu la bataille. Elle commence à tirer sur la foule qui recule d’abord, pour avancer de nouveau.
Toutes les rues de Berlin-Est sont noires de monde, d’ouvriers qui sont en grève, de commerçants qui ravitaillent les manifestants. N’est-ce pas ainsi que Lénine a défini une « situation révolutionnaire » ? Le gouvernement communiste n’existe plus : les permanences du parti communiste sont mises à sac et incendiées : les « responsables » du parti ont disparu. Un seul, le ministre Selbmann, ose sortir d’un bâtiment gouvernemental : il monte sur une estrade pour dire aux ouvriers : « Camarades… », mais avant qu’il puisse continuer, il est interrompu par le cri mille fois repris :
« Tu n’es pas notre camarade, tu nous a trahis, nous voulons la liberté ! »
Selbmann retourne précipitamment dans son bureau, et un ouvrier du bâtiment prend la parole pour haranguer les ouvriers.
Il n’y avait qu’un seul moyen pour faire face à cette situation : l’appel aux armes. Les Soviétiques n’ont pas hésité : brusquement, des tanks surgissent, menaçants. et la foule recule, pas à pas. De jeunes ouvriers, courageux, décidés, commencent à les bombarder avec des pierres et des morceaux de fonte. Les soldats soviétiques tirent, des cris retentissent, des hommes tombent.
Jusqu’à présent (nous écrivons cet article le 23 juin), le nombre des morts et blessés à Berlin-Est n’est pas exactement connu mais rien que dans le secteur occidental de Berlin où les manifestants les y ont traînés, 16 ouvriers sont morts des suites de leurs blessures ; des centaines de personnes ont été blessées Les dirigeants soviétiques ont immédiatement compris la portée des événements ; s’ils n’étaient pas intervenus, c’était la chute du gouvernement communiste, c’était la fin d’un régime, dont les chefs sont isolés des masses et dont le peuple résolu peut, sans intervention extérieure, se libérer seul de ses chaînes.
Le 17 et le 18 Juin, malgré les tanks, malgré les morts et blessés, la bataille continue : partout, les photos des « chefs bien-aimés » sont arrachées, partout on brille les dossiers du « parti », on incendie les bureaux du S.E.D. (parti communiste) : c’est la fin de la République du Sédistan, fin rendue symbolique par l’acte courageux de deux jeunes ouvriers qui grimpent sur le Brandenburger Tor, à la limite des secteurs occidentaux et du secteur oriental, pour arracher le drapeau soviétique, symbole de l’esclavage.
Et toute la ville est en grève : dans toutes les usines, on désigne des comités de grève, formés, pour la plupart, d’ouvriers socialistes et de camarades dont on sait qu’ils sont des adversaires décidés des staliniens.
… Puis, toute l’Allemagne
Alors que les événements de Berlin se sont déroulés pour ainsi dire, sur une scène publique, observés par tous les Berlinois des secteurs occidentaux. la révolte dans toute la zone orientale ne peut être reconstituée que d’après les informations parvenues de Berlin. Nous ne ferons état que de celles parmi ces informations, qui ont pu être contrôlées et dont l’authenticité ne peut être contestée.
A Magdebourg, cité ouvrière, vieux bastion du syndicalisme et de la social-démocratie, tous les ouvriers ont débrayé vers deux heures de l’après-midi, lorsque, alertés par on ne sait quel moyen, ils apprirent les événements de Berlin. Là encore : élection de comités de grève dans les usines, confection hâtive de pancartes (« A bas le gouvernement, nous voulons la liberté ! ») et… marche de dix mille ouvriers sur le siège du parti qui est pris d’assaut. Les dirigeants du parti communiste sont rossés, maltraités, la gare est occupée, et, brusquement, retentit le mot d’ordre : « Aux prisons ! » Et c’est la libération mémorable des prisonniers politiques qui, portés sur les épaules, rejoignent les manifestants ! Les troupes soviétiques, n’ayant reçu aucune instruction, ne bougent pas, sur le moment tout au moins.
A Halle, ville où se trouvent les usines « Leuna », d’où partaient, en 1920-21, des mouvements révolutionnaires, débrayage général, manifestations de rues, libération des prisonniers politiques. Il nous est impossible, pour l’instant, d’obtenir confirmation du bruit selon lequel les usines « Leuna » furent incendiées. La Leipziger Vollksstimme, feuille du parti communiste, avoue : « Les ouvriers du bâtiment et d’autres branches industrielles ont fait grève ! » Et le journal communiste écrivait cela le 20 juin !
« A Halle », écrit le Neues Deutschland, organe Central du P.C., « des voyous fascistes ont attaqué le siège du parti communiste ! » Le ministre des chemins de fer de la zone soviétique, Roman Chwalek, avoue : « Il y a eu des sabotages un peu partout, en Thuringe ! » Il nous apprend, de plus, que « la direction des chemins de fer de Magdebourg a été prise d’assaut et saccagée ! » Ce que ce ministre ne dit pas et ce qui peut être affirmé avec certitude, actuellement, c’est que les 17, 18 et 19 juin, il y avait grève générale dans les chemins de fer sur toute l’étendue de la zone soviétique.
A Stralsund, les dirigeants du parti communiste furent emprisonnés à Gera (Thuringe), les bureaux de la police furent pris d’assaut ; à Görlitz, la gare fut occupée par les grévistes ; à Leipzig, 15.000 ouvriers manifestèrent dans la rue et saccagèrent les bureaux du parti ; dans « toute la République démocratique, lisons-nous dans une proclamation du parti communiste du 21, des clubs ouvriers, des maisons d’apprentis et des cantines ouvrières ont été incendiés ! » Comme il est vraisemblable, n’est-ce pas, que les manifestants s’en soient pris à des « cantines ouvrières » ? A Chemnitz et Erfurt, les manifestants ont occupé le siège du parti communiste : Chemnitz a été baptisée « Ville de Karl Marx », récemment… Mais nous savons que « dans toute la République démocratique » on a pourchassé les chefs communistes, on a libéré les prisonniers politiques, on a décrété la grève générale.
Ne continuons pas l’énumération : les historiens futurs, disposant de tous les détails sur cette explosion populaire, nous donneront, sans doute, des informations précieuses qui nous permettront de connaitre mieux qu’à l’heure actuelle, les péripéties de cette révolution prolétarienne.
Spontanéité ouvrière
Il convient dès aujourd’hui de tirer quelques conclusions des journées de juin.
Et d’abord ceci : il n’est pas nécessaire de prendre sérieusement en considération « l’argument » stalinien, selon lequel « une bande de conspirateurs » aurait réussi à inciter des centaines de milliers d’ouvriers à la révolte. Si c’était vrai, ce serait, de toute façon, l’aveu que le régime stalinien est pourri à un degré inouï !
Ensuite, « l’explication » selon laquelle les ouvriers furent encouragés « d’en haut », c’est-à-dire par les dirigeants soviétiques, à manifester et même à se débarrasser des chefs communistes, ne mérite pas, elle non plus, d’être prise en considération : les événements eux-mêmes lui ont opposé un démenti très clair.
Ce qu’il y a d’étonnant dans cette révolte ouvrière, c’est qu’elle se présente d’une façon extrêmement simple, on serait tenté de dire, simpliste : c’est cette situation, décrite par Lénine, où « les gouvernants s’avèrent incapables de continuer de la même manière et où le peuple n’accepte plus d’être gouverné de la même façon ». Lorsque le régime « populaire » annonçait, le 12 juin, que la « bolchévisation » prenait fin, que la collectivisation forcée était arrêtée, que les normes de travail seraient diminuées, la classe ouvrière comprit immédiatement et instinctivement que ces mesures, bien que dictées par des considérations de politique extérieure soviétique, étaient l’aveu de la faillite d’un régime qui s’appuyait uniquement sur les tanks russes. C’est après la publication de ces mesures que les premières revendications ouvertes se firent entendre, que les premières grèves localisées éclatèrent.
On a posé (à juste titre d’ailleurs) cette question :
« Pourquoi ces ouvriers ne se sont-ils pas révoltes sous le régime hitlérien, alors qu’ils viennent de donner la preuve qu’ils en sont capables ? »
La réponse nous paraît très simple : le régime hitlérien disposait d’assises solides dans la population, même dans une partie de la classe ouvrière ; ses organisations de masses étaient quelque chose de réel ; par contre, le régime stalinien en Allemagne orientale, c’était, et c’est toujours du bluff, et uniquement cela. Les ouvriers de la zone orientale ont vécu, politiquement, leur propre vie, pendant ces huit années de régime « populaire » ; les mots d’ordre ne les ont touché que très superficiellement : les « organisations de masse » ont eu, certes, des adhérents (forcés), mais seuls quelques milliers de staliniens, de fonctionnaires ont essayé vainement de leur insuffler un peu de vie…
Nous l’avons dit : les gouvernants staliniens en Allemagne ne pouvaient pas établir ce monopole de l’information, dont disposent les communistes dans les autres pays satellites de la Russie soviétique : Berlin-Ouest est là, ce Berlin qui a résisté courageusement, au blocus soviétique, qui anime un fort mouvement socialiste et syndical libre et qui s’est avéré capable, malgré le rideau de fer, de transmettre aux ouvriers de la zone orientale, un message d’espoir et de fraternité.
Mais cette explication, pour valable qu’elle soit, serait pourtant insuffisante. La marche des événements à Berlin-Est et dans la zone orientale a prouvé qu’aucune organisation illégale ne se trouvait à la tête des manifestations et des grèves. Ceux qui ont pris l’initiative, aussi bien dans le déclenchement des grèves que dans les manifestations, furent des syndicalistes et des socialistes, sans autre appui matériel que la volonté des ouvriers de se débarrasser des esclavagistes.
La révolte à Berlin et dans la zone orientale est le soulèvement spontané de centaines de milliers d’ouvriers. Prenez l’exemple des ouvriers métallurgistes de Henningsdorf : lorsque deux ouvriers de la Stalinallee arrivent chez leurs camarades métallurgistes pour les mettre au courant des événements, il suffit qu’un seul ouvrier, un jeune socialiste, s’écrie : « Nous y allons », pour que 8.000 ouvriers se mettent en marche !
Partout, dans toutes les villes de la zone orientale, les choses se sont passées de la même façon : à Leipzig, à Halle, à Iéna, chez les ouvriers de « Leuna ». Monatte et Rosmer savent que c’est dans ces villes essentiellement qu’a été forgé le mouvement ouvrier allemand. Et les journées de juin ont fourni la preuve que c’est à Berlin, en Saxe et en Thuringe que ce mouvement ouvrier est resté vivant, au-delà de toutes les espérances.
Et c’est là l’espoir qui reste, malgré les exécutions sommaires, malgré les condamnations implacables qui sont prononcées contre ceux qui ne craignirent ni les policiers « populaires », ni les tanks soviétiques. Un autre espoir nous anime : n’est-il pas certain que les assises des « démocraties populaires » dans tous les pays satellites ne sont guère plus solides qu’en Allemagne ? Les événements de Tchécoslovaquie le prouvent de toute évidence. Et ce fait, n’ouvre-t-il pas des perspectives auxquelles, avant les journées de juin, il était difficile de croire ? N’est-il pas prouvé que la « libération » des pays satellites est possible, autrement que par la guerre ? N’est-il pas prouvé qu’une politique ferme des puissances occidentales, alliée à une solidarité morale et matérielle envers les peuples opprimés peut hâter le processus de dissolution dans le « camp » soviétique ?
Ceci est un côté, un côté important du problème. Mais ce qui est plus important, en attendant, pour le mouvement ouvrier libre dans son ensemble, c’est le fait que le stalinisme, le totalitarisme moderne, n’a pas réussi à anéantir le mouvement ouvrier et ses traditions. Le cri « Liberté » fut accompagné, pendant les journées mémorables des 17 et 18 juin, du cri « Solidarité ». Les ouvriers étaient solidaires les uns des autres : c’est cela qui est fondamental, alors que le régime totalitaire s’est efforcé, huit années durant, de détruire la conscience de classe, d’effacer tout sentiment de solidarité, d’atomiser la volonté de la classe ouvrière.
Nous étions nombreux à être suspendus à la radio, attendant anxieusement les nouvelles. Nous sommes également anxieux de savoir quelle sera la réaction du mouvement ouvrier en France : ne dites pas « qu’on ne peut rien pour eux », que la répression suit, de toute façon, son cours. Alors que nous écrivons ces lignes — le 23 juin — il y a encore des grévistes dans différentes villes de la zone orientale. Les ouvriers écoutent, eux aussi, les émissions de l’Occident. Ils voudraient apprendre que l’Occident, que le mouvement ouvrier ne les oublie pas. Force leur est de constater que, jusqu’à présent, le lourd appareil de la C.I.S.L. a de la peine à se mettre en mouvement, qu’on n’a pas réussi, jusqu’à présent, à prendre en charge les familles de ceux qui sont morts, des centaines et des milliers qui furent blessés, des autres qui furent exécutés sans jugement, de ceux qu’on condamne à de lourdes peines de prison.
Actuellement, toutes les villes de la zone soviétique sont encerclées par les troupes soviétiques. Bientôt, dans toutes ces villes, règnera la « paix ». Pour combien de temps ? Cela dépendra, dans une grande mesure, de l’Occident et de son mouvement ouvrier. Les « journées de juin » sont un message que nous ont transmis non seulement les ouvriers de Berlin et de Magdebourg, mais également ceux de Prague, de Varsovie, de Budapest et de Bucarest. Les ouvriers de la Stalinallee, syndicalistes, socialistes et hommes libres, ont peut-être changé le destin du monde.
Gustave STERN.