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Alfred Rosmer : Gluckstein, Les satellites européens de Staline (Allen and Unwin)

Article d’Alfred Griot dit Alfred Rosmer paru dans La Révolution prolétarienne, 22e année, n° 72 (373), mai 1953, p. 28-29

Le procès de Prague s’est déroulé au milieu des « aveux » et a fini par le gibet, selon un scénario désormais connu et si bien réglé qu’il n’y a nulle place pour la surprise. En le montant à Prague, Staline avait voulu signifier qu’aucune des « démocraties populaires » ne peut prétendre se soustraire à la stalinisation intégrale. Mais la mise au pas à laquelle elles sont soumises est plus impitoyable que celle imaginée par Hitler pour cette raison essentielle que la métropole est, cette fois, plus arriérée que certaines de ses nouvelles colonies, qu’elle doit les exploiter selon ses propres besoins et ne peut admettre un régime d’exception.

Sur toutes ces questions, un livre récemment publié à Londres apporte une information importante : son auteur est Ygael Gluckstein, le titre de l’ouvrage, « Stalin’s Satellites in Europe » ; l’éditeur, Allen and Unwin, le présente comme une étude critique des changements économiques et politiques qui ont eu lieu dans l’Europe orientale depuis la deuxième guerre mondiale, la description et l’analyse des divers aspects de l’exploitation capitaliste, le capitalisme étant ici l’État omnipotent, la direction bureaucratique et dictatoriale des entreprises, la limitation croissante de la législation sociale qui jusqu’à la guerre protégeait les travailleurs, la subordination des besoins du consommateur à ceux d’une accumulation accélérée du capital, les collectivisations imposées, les différenciations entre les membres de la société stalinienne allant du paria aux nouveaux grands privilégiés du régime, enfin l’oppression sociale et nationale. La documentation sur laquelle l’auteur s’appuie pour ses exposés et commentaires est inattaquable étant extraite presque exclusivement de publications officielles russes et de celles des partis communistes des satellites.

L’étude des conditions existant dans les pays occupés par l’année russe n’est pas seulement intéressante par elle-même pour chacun des pays considérés, elle l’est aussi, et peut-être plus encore, par la lumière qu’elle projette sur la réalité russe. L’auteur rapporte en effet fort à propos un aphorisme napoléonien : « Une armée dehors, c’est l’État qui voyage » — et l’État russe a beaucoup voyagé depuis la guerre.

Plutôt que de procéder à un compte rendu forcément sommaire des divers chapitres du livre, prenons l’un d’eux que nous pourrons examiner plus à fond, et justement celui qui se trouve au cœur de l’ensemble et influence chacune des parties : le problème agraire. Il permet tout d’abord de classer les satellites d’après leur structure économique. Presque exclusivement agricoles sont la Bulgarie et la Roumanie avec 80 %, et 78 % de leur population occupés aux travaux des champs. La Pologne et la Hongrie le sont sensiblement moins 65 % et 53 %, et la situation particulière de la Tchécoslovaquie apparaît déjà puisque ici c’est la population industrielle qui l’emporte sur l’agricole réduite à 38 %.

Autre constatation intéressante sur laquelle l’auteur insiste avec raison : selon une croyance largement répandue, un régime féodal et de latifundia existait à l’Est de l’Elbe jusqu’à l’arrivée de l’armée russe ; elle était due partiellement à l’ignorance mais c’est surtout la propagande qui l’entretenait. En fait, d’importantes réformes agraires avaient été conçues et réalisées dans ces pays entre les deux guerres, parfois même avant 1914. La Bulgarie était devenue une nation de petits propriétaires ; en Roumanie, la loi limitait à cinquante hectares l’étendue des domaines ; en Tchécoslovaquie, la redistribution des terres telle qu’elle fut réalisée jusqu’en juillet 1947 montre qu’il s’agissait surtout d’achever une colonisation intérieure par l’expropriation des propriétaires « étrangers », landlords allemands et hongrois. Si l’on veut exprimer brièvement ce qu’ont donné ces différentes réformes, on peut dire que : en Bulgarie et en Yougoslavie, les changements ont été insignifiants ; que, par contre, il y eut en Hongrie une transformation réelle par la destruction des grands domaines ; en Roumanie, une réforme antérieure complétée et étendue ; en Pologne et en Tchécoslovaquie, une colonisation intérieure par l’éviction des propriétaires étrangers.

Si dans les récentes redistributions spectaculaires, il y a une certaine part de trompe-l’œil, l’exploitation des ressources des satellites par le métropole, elle, est tout à fait réelle et totale. Elle revêt différentes formes : pillage pur et simple, démantèlement d’usines, réparations, quand il s’agit de nations qui furent ennemies pendant la guerre ; pour les autres, on a recours à la formation de sociétés mixtes où les Russes dictent leurs conditions, et ils fixent arbitrairement les prix des produits échangés quand ils concluent des accords commerciaux. Au cours des débats du Conseil économique et social des Nations Unies, le délégué yougoslave donna des informations précises sur les sociétés mixtes créées pour « contribuer à la reconstruction et au développement des capacités de production de la Yougoslavie ». La participation devait être égale, d’après le contrat. La pratique fut différente ; en mai 1948, à la veille de la rupture, la Russie n’avait versé que 9,83 % de son apport. Dans l’entreprise des transports, la charge pour les industries yougoslaves était de 0,40 dinar par kilomètre-tonne, mais de 0,19 seulement pour les Russes. De plus, la participation russe est toujours subordonnée aux besoins de l’infiltration russe dans les économies nationales. Aux nations alliées pendant la guerre, la Russie ne pouvait imposer des réparations. Elle ne pilla pas moins en encourageant les nationalisations : dominant l’État, il lui était facile de les organiser et de les utiliser à ses fins. Mais en Autriche qu’elle n’occupe que partiellement et où elle doit partager le pouvoir, elle est le principal obstacle aux nationalisations, voulues, cependant, par la nation, afin de pouvoir exploiter à son profit les richesses situées dans la zone qui lui fut attribuée.

La stalinisation des satellites commande l’organisation du travail dans les usines ; le travail aux pièces qui, selon Marx, est celui qui « convient le mieux aux méthodes capitalistes de production » est, comme en Russie, partout exalté. Selon l’organe du parti communiste roumain, c’est « un système révolutionnaire qui élimine l’inertie et rend l’ouvrier alerte tandis que le régime capitaliste engendre la flânerie et la paresse ». Cependant, d’autres textes révèlent la résistance des ouvriers et la haine qu’ils vouent aux stakhanovistes. Même imitation dans la création de camps de travail forcé ; de menus larcins : vols de pain, de pommes de terre, valent à leurs auteurs d’y être envoyés pour 10 ou 15 ans, les effectifs étant subordonnés aux nécessites du moment.

De tous ces faits patiemment rassemblés, Gluckstein conclut que « l’empire de Staline n’a pas d’avenir » ; ce n’est pas quand les peuples asservis d’Asie et d’Afrique s’éveillent et se battent pour leur libération qu’on peut concevoir que des peuples d’Europe puissent accepter longtemps d’être soumis à une puissance impérialiste. En rompant avec Moscou, Tito a montré; dans les faits les limitations de la terreur stalinienne ; il a anéanti l’élément essentiel nécessaire à son succès : la croyance de ses victimes en son omnipotence. La guerre avait été la grande épreuve pour la politique stalinienne des nationalités : les mesures brutales et radicales prises à l’égard de plusieurs d’entre elles soulignent son échec. Le cas le plus significatif en ce domaine est celui de la République allemande de la Volga. Le 28 août 1941, sa population tout entière fut déportée au-delà de l’Oural. C’était pourtant une des plus anciennes républiques nationales de l’Union soviétique : la « Commune ouvrière des Allemands de la Volga » s’était en effet constituée dès le 19 octobre 1918 et cinq ans plus tard elle s’était transformée en république socialiste soviétique lors de la constitution de l’Union. Les publications officielles la donnaient fréquemment en exemple comme une preuve vivante du « progrès culturel et national qui suit la victoire du socialisme » ; mais le décret de dissolution et de déportation globale était ainsi motivé :

« D’après de sérieuses informations reçues par les autorités militaires, il y a des milliers et des dizaines de milliers de « diversionnistes » et d’espions parmi la population allemande de la Volga qui sont prêts à provoquer des soulèvements dans cette région sur un signal de l’Allemagne. »

Plusieurs républiques soviétiques disparurent ainsi de la carte de l’empire sans qu’on n’en sût rien pendant la guerre. En Ukraine, le chef du gouvernement Khrouchtchev, déclarait en aout 1946, que la moitié des dirigeants du parti communiste ukrainien avalent été expulsés du parti pendant les derniers dix-huit mois : il aurait été trop difficile de déporter trente millions d’Ukrainiens.

En 1936, Freda Utley écrivit un livre sur le Japon qu’elle intitula « Japan’s Feet of Clay ». Comme c’était l’époque où le Japon imposait sa loi à la Chine et colonisait la Mandchourie, les railleurs ne manquèrent pas, et il y en eut plus encore dans les premières années de la guerre quand les armées et la flotte japonaises parurent menacer d’un côté l’Inde et de l’autre l’Australie : ces « pieds d’argile » montraient certes beaucoup d’agilité. Cependant la fin de l’histoire devait prouver que c’est Freda Utley qui avait raison — A. R.

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