Textes parus dans Mordicus, n° 1, décembre 1990, p. 18-19
Samedi 29 septembre : réception monstre à la cité du Mas du Taureau à Vaulx-en-Velin, champagne et petits fours en présence de tous les notables locaux. But de la manœuvre : promouvoir l’image de Vaulx, zone pilote et rénovée, c’est-à-dire une vieille ZUP repeinte et replâtrée. Inauguration d’un mur d’escalade, symbole de l’intégration réussie. Les petits jeunes pourront faire du sport au lieu de cramer les bagnoles, pense-t-on en haut lieu. Un détail : cette inauguration, où les gens du quartier ont vu tout un aréopage bâfrer sous leur nez, a coûté la bagatelle de 100 bâtons.
SAMEDI 6 OCTOBRE : « on a frôlé l’émeute » (le Progrès du dimanche). Suite à un « pare-chocage » un peu brutal, les vaillants flics de Vaulx viennent de faire leur troisième victime en deux mois. Bien sûr la présence policière à Vaulx n’est pas plus lourde que dans n’importe quel autre quartier du même type, c’est-à-dire qu’elle est insupportable. La nouvelle équipe de flicards qui y officie depuis quelques mois, unanimement haïe, va se prendre sur la gueule, en quelques heures, toute « la logique de guerre » qu’elle a entamée. Samedi soir, les lascars commencent les rodéos pour attirer les flics dans la cité. Les CRS, appelés en renforts, sont rapidement dépassés par le nombre, caillassés, humiliés.
DIMANCHE 7 OCTOBRE : toute la cité est dans la rue et la fête peut commencer : attaque massive du centre commercial avec toujours la même tactique — on pille la marchandise et on fout le feu… Le magasin de sport tenu par une militante stalinienne sera la première cible, avant le tabac, l’Intermarché, le PMU, etc.
Pendant que les mômes s’en mettent plein les poches, les parents ricanent. Exceptionnellement, ce week-end, la nuit a disparu de Vaulx-en-Velin. Arrivée de la cavalerie. CRS, pompiers et journalistes se font rosser joyeusement. Les gamins balancent même des rouleaux de pièces de dix francs sur les keufs. Des flics en civil, glissés au milieux des uniformes, s’essayent au tir tendu sur tout ce qui bouge. Ce jour-là, les équipements « sociaux » seront également attaqués : la piscine, le mur d’escalade qui résistera au feu malgré plusieurs tentatives. Le grand hypermarché Auchan ne devra son salut qu’à l’arrivée de renforts de police et, le soir venu, la cité est totalement bouclée. Partout les flics bloquent les rues — mais en vain car les bandes circulent dans tous les coins, comme les rumeurs les plus fantaisistes. La police tire au lance-grenade, au hasard, sur les ombres, les HLM, dans les appartements…
Ce qui frappe, c’est la totale perte de contrôle : les cognes, harassés et paranoïaques, suent la peur ; les édiles locaux, totalement dépassés, ne savent plus quel discours tenir. Le pouvoir essaie la grosse artillerie : les Rambo du GIPN pour la coercition, mais sans aucune efficacité ; et pour la concertation, Harlem des Sbires, présent dès le lendemain dans le rôle du grand-frère-qui-a-réussi, (insulté dès son arrivée à la mairie, il n’osera même pas pénétrer dans la ZUP) — et les militants divers et avariés dans le rôle du tampon (staliniens, frères musulmans et éducateurs seront tour à tour renvoyés à leurs chères prières).
C’est donc un bien beau dimanche dans ce coin de banlieue lyonnaise, même si les gens du quartier sont eux aussi généralement paumés. Et maintenant ? jusqu’où aller ?
LUNDI 8 OCTOBRE : la nuit du lundi est sans doute la plus belle : après quelques escarmouches sur ce qui reste du centre commercial et une tentative d’attaque du commissariat, retour à la bonne vieille tactique : allumer quelques incendies de-ci de-là et attendre l’ennemi loin de son terrain. A la suite d’un monstrueux rodéo, les flics doivent battre en retraite avant d’essuyer l’assaut de centaines de jeunes et de moins jeunes, tous déchaînés. Malgré l’emploi sans distinction de la panoplie complète des grenades (lacrymos, offensives, etc.), les charges policières ne parviennent pas à briser l’émeute. Les émeutiers font d’ailleurs montre d’un sens tactique et d’un sens de l’organisation remarquables qui étonnent leurs adversaires. Il est vrai que les CRS sont là pour prendre les coups, pour canaliser l’émeute, pour fixer le plus grand nombre. Ce qui n’a que modérément réussi puisque l’incendie s’est propagé aux communes voisines (Meyzieu, Décines, Villeurbanne) ou éloignées (Gerland, Vénissieux).
Il n’y a donc pas que Vaulx qui pue les gaz, cette nuit-là. Le problème n’est plus de venger Thomas Claudio, mais de continuer et d’étendre la fête, du moins pour ceux qui n’ont rien à perdre à ce jeu. Et les médias se déchaînent : ils évoquent la présence d’éléments extérieurs, du milieu de la drogue, essayent par tous les moyens de briser les points de convergence entre les pauvres qui se battent et les pauvres qui ont assisté à tout cela en spectateurs amusés. On commence à parler de milices de commerçants. Le grand jeu, quoi.
Quelques remarques toutefois, en contre-point : le manque de discernement dans le choix de certaines cibles (bagnoles de pauvres) ne peut que nuire à la révolte ; le fait que nombre d’habitants de Vaulx, obligés de faire leurs courses à des kilomètres et subissant la pression médiatique, cherchent eux-mêmes une porte de sortie honorable. Il n’y a par ailleurs qu’à Vaulx que les gens sont descendus dans la rue massivement et aussi éclairés qu’ils peuvent être, les lascars des communes voisines restent minoritaires.
MARDI 9 OCTOBRE : c’est le jour de la reprise en main, ou du moins de la désescalade. Plusieurs raisons à cela : le succès du discours démobilisateur des médias, le désir de sortir de la crise exprimé par beaucoup, la lassitude face au rouleau compresseur policier, le sentiment de se sentir dépassé par les événements et d’être isolé. Il est certain qu’à Vaulx, une partie des habitants, sans perspectives ni débouchés, se décide à jouer un rôle « social » à tout prix et fait le choix de quadriller le quartier pour protéger son mètre carré de pelouse. On peut dire que ce soir-là, les bandes, décidées à éviter le désastre, ont elles-mêmes maintenu l’ordre, le discours policier en moins. Cela ne suffit pas à empêcher les incendies de se rallumer, ici et là dans l’agglomération, en particulier aux Minguettes. Les pompiers y sont cependant protégés par d’autres riverains. Les flics, plus à l’aise pour circuler, tournent partout dans le but de faire, cette fois, un maximum d’interpellations. Les brutes de la Sécurité urbaine, déguisés en « casseurs », se distinguent tout spécialement, ce qui va donner quelques confrontations croquignolesques avec leurs collègues en bleu et débouchera sur une misérable polémique inter-polices.
Petit à petit, tout va rentrer dans l’ordre d’ici à la fin de la semaine…
Quelques-un(e)s des participant(e)s
RAP DE VAULX
Si la racaille
A fait ripaille
C’est qu’ la flicaille
N’est pas de taille.
Pour les bavures,
Pour la torture
Les keufs assurent
Y jouent les durs
Mais face à nous,
Quand on est fou,
Qu’on est beaucoup,
Qu’on rend les coups
Y sont vaincus,
Nous laissent la rue ;
Des vrais locdus
Bons pour l’Samu.
Educs et flics
Trouvent ça tragique
Veulent qu’on s’explique :
Nous on les nique.
Quand y’a d’la casse
C’est ça la classe
On rompt la glace
L’ennui trépasse.
Bataille rangée
Bagnoles flambées
Vitres éclatées
Rayons pillés.
Jolie vengeance
Et quelle bombance
Si toute la France
Rentr’ dans la danse.
Vaulx-en-Velin
Ça fait du bien
Vaulx-en-Velin
T’en aura plein.
X…
Vas-y, mets la dose !
IL Y A bientôt dix ans, les joyeux rodéos de Vénissieux avaient posé au pouvoir socialiste un double problème : celui de l’absorption de la « deuxième génération » immigrée dans le marché du travail ; celui de l’intégration des nouveaux faubourgs ouvriers dans l’espace urbain. Policiers, sociologues, urbanistes, tous les spécialistes du maintien de l’ordre s’étaient alors donné pour mission de désamorcer la bombe qui menaçait le consensus imposé grâce à la théâtralisation de la « crise ». Il s’agissait de maintenir les séparations géographiques et culturelles en les rendant plus indolores.
Côté carotte : ripoliner les taudis, recruter des éducateurs parmi les « Beurs », focaliser les énergies de ces derniers sur la lutte « antiraciste », récupérer la culture métisse en la mettant à la mode, dispenser quelques miettes aux « cas sociaux ». Côté bâton : renforcer le contrôle social sous toutes ses formes, construire des commissariats et des mosquées, banaliser l’exécution extra-judiciaire (communément appelée bavure).
La révolte de Vaulx-en-Velin en octobre 1990, puis l’invasion banlieusarde dans le centre de l’agglomération parisienne, à l’occasion du mouvement lycéen, ont dévoilé toute la fragilité de ces séparations.
L’ÉCHEC des projets d’intégration est désormais visible, et leurs promoteurs s’en désolent haut et fort, insistant pour en accélérer le processus. Ils se disent « déconcertés » — traduisez : la trouille pourrait bien changer de camp. Les chantages (chômage, expulsion, prison) ont perdu de leur efficacité auprès des jeunes. Les sociologues découvrent que l’entreprise a perdu le peu d’attrait qu’elle pouvait exercer : l’ennui et la précarité qu’on y vit au jour le jour contrastent trop avec les images de dynamisme et de promotion que véhiculent les médias. Le temps chômé, peu ou prou rétribué, permet au moins de s’organiser de manière autonome et les risques que cela entraîne parfois effraient d’autant moins qu’ils tranchent justement sur la routine du travail.
En se déclarant Arabes ou Français, au gré de leurs intérêts ponctuels, les jeunes immigrés des banlieues rusent avec la mauvaise conscience tiers-mondiste de la gauche au pouvoir comme avec les fictions juridiques. Étant donné l’extrême précarité de leurs conditions d’existence, c’est de bonne guerre — mais, évidemment, cela « déconcerte » quelque peu ceux qui sont chargés de les contrôler et de les encadrer.
Pompier le plus médiatique du pays, un bouffon comme Harlem Désir se fait désormais régulièrement jeter par les populations ciblées par son racket. L’humanisme niais qui lui tient lieu de discours ne prend plus et son rôle notoire d’agent du pouvoir le désigne à la vindicte de tous ceux qui refusent de se payer de promesses politiciennes.
CERTES l’urbanisme d’après-guerre a rempli l’essentiel de son rôle, éminemment policier : déporter les pauvres des grandes villes toujours plus loin des centres de décision ; éviter aux profiteurs de la paix sociale l’inconvenant voisinage des classes dangereuses ; dissoudre les liens communautaires qui permettaient à celles-ci de résister à l’emprise grandissante de la valeur des choses sur leurs existences. Mais le développement des infrastructures (transports urbains, centres commerciaux, scolarisation de masse) a considérablement relativisé cet éloignement, au point d’en faire une sorte d’encerclement. Quant à l’ennui que sécrète l’architecture sinistre des ZUP, on sait qu’il n’en faut pas beaucoup pour qu’il se transforme en rage. Que cet ennui indicible soit vécu dans une cité « modèle » et « bien équipée », comme celle du Mas du Taureau, ou dans un vaste taudis comme il y en a à La Courneuve ou aux Mureaux, n’y change rien. Leurs habitants savent qu’il n’ont rien à attendre des puissants qui organisent leur confinement.
AU MAS du Taureau, les poings, qui se serraient dans les poches ou n’en sortaient que pour vider de fausses querelles entre pauvres, se sont dressés contre leurs ennemis. L’accumulation des bavures sanglantes a pare-choqué les images d’une prospérité inaccessible — et les pauvres sont passés à l’acte. Les vitrines d’un centre commercial ont volé en éclats et le fétiche mis à nu s’est fait violer. Les autorités, paniquées, ont laissé aux pauvres cet os à ronger, puis elles ont encerclé la cité et fait donner la troupe, ayant pour premier souci d’éviter la contagion de l’émeute. Les fêtes interdites sont les cauchemars des possédants.
LA RÉACTION de l’État et de ses relais médiatiques, découvrant subitement ce qu’ils s’efforcent de cacher à longueur d’années, se fit en deux temps. Toutes les larmes de la commisération furent versées ; comme c’est triste d’être pauvre et comme on les comprend, ces pauvres pauvres ; mais s’ils persistent à troubler l’ordre et à bafouer la loi, ils se heurteront à la force organisée et se re-trouveront en taule pour avoir osé l’immédiat, en voulant se servir sans servir.
Tant que la rage reste circonscrite à une cité, à un territoire, les puissants peuvent souffler. Comme au Mas du Taureau, dans les jours qui ont suivi la révolte, ils savent diviser pour mieux régner en jouant sur le patriotisme de quartier et les intérêts des rackets locaux — voire en collaborant avec ces derniers pour rétablir l’ordre. C’est alors que le terme ghetto prend tout son sens. Ils se rassurent en considérant l’émeute comme une soupape, là où les problèmes locaux sont trop aigus pour être résolus par la « concertation ». Les émeutiers, n’ayant pas franchi la « ligne rouge » qui les sépare du centre de l’agglomération lyonnaise, ne constituent plus de danger immédiat pour la chape de plomb qu’ils ont ébranlée le temps d’une bouffée de colère. Les plus décidés sont criminalisés, à l’instar de tout ce qui menace l’ordre démocratique, et les médias peuvent enta-mer leur campagne de calomnie, exagérant à loisir une misère qui n’est que trop réelle (deal, racket, limites « ethniques »). Mais il n’en reste pas moins que, pour chacun des jeunes qui ont goûté aux plaisirs du soulèvement, plus rien ne sera comme avant.
Et le 12 novembre à Paris, c’est aux cris de « Vaulx-en-Velin ! Vaulx-en-Velin ! » que des jeunes pillards de la banlieue nord transmettent leur message…
S. M.
Va-t-en les mouches
L’un des mérites les plus éclatants des révoltés de Vaulx-en-Velin est d’avoir ouvert la chasse aux journalistes (en particulier aux photographes et caméramen), assimilés, non sans raison, à des flics et à des menteurs. Ils ont pu vérifier que les reporters (rapporteurs en anglais) travaillent avec les flics et déforment tout sans vergogne dans leurs comptes rendus. Ils savent que les photos de presse les désignent aux foudres policières et judiciaires, comme ce fut le cas à Londres après l’émeute anti-poll tax. Certes, les lascars sont encore trop nombreux à se laisser griser par le vedettariat éphémère et la fierté stupide de « passer à la télé » – et la vermine médiatique grouille dès qu’il se passe quelque chose transformant son élimination en une activité en soi.
Mais l’exemple était donné : le 5 novembre, à la suite des « déprédations » commises par les jeunes boulevard Germain à Paris, on apprenait que treize flics dont huit journalistes avaient été molestés. Et la grande manif du 12 a vu se fixer, espérons-le définitivement, de nouvelles règles de déontologie émeutière : ce qui portait appareil photo et caméra y était fréquemment agressé. Vos scoops, mesdames et messieurs les gagne-misère du bobard et de la calomnie, il vous faudra désormais les payer très cher.