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Madeleine Pelletier : Les intellectuels vers le prolétariat

Article de Madeleine Pelletier paru dans Le Libertaire, nouvelle série, première année, n° 25, 6 juillet 1919, p. 1

Les préparateurs en sciences physiques, chimiques et naturelles sont entrés à la C. G. T. Peu nombreux, ils s’y trouvent perdus parmi les centaines de mille de terrassiers, cheminots, maçons, etc. Personne n’a fait attention à eux et leur entrée est passée à peu près inaperçue.

C’est cependant un événement significatif. Il réalise une prédiction de Karl Marx qui a dit que les intellectuels se confondraient un jour avec le prolétariat.

A vrai dire la chose ne se fait pas tout à fait comme l’auteur du Capital avait cru. D’après lui, le simple jeu du système capitaliste devait, réduisant les travailleurs du cerveau à l’état de salariés de plus en plus pauvres, les faire quitter les rangs de la bourgeoisie pour passer à la classe ouvrière. La terrible guerre qui vient de finir a précipité les événements. Placé par la hausse effroyable du coût de la vie dans une situation très inférieure à celle de l’ouvrier manuel, l’intellectuel comprend qu’il ne peut se sauver qu’en employant les moyens qui ont réussi à l’ouvrier, à savoir l’association, l’élucidation des intérêts communs et la lutte contre l’employeur, État ou particulier.

L’intellectuel, en théorie, appartient aux classes dirigeantes. Instruit, doué parfois d’une intelligence supérieure, il a sa place naturelle dans les organismes de direction, formant en quelque sorte le cerveau social, comme architecte, ingénieur, professeur, etc. : il donne aux manuels les conseils sans lesquels ceux-ci ne pourraient rien faire. En retour, il bénéficie d’une situation matérielle et morale supérieure à celle du manuel ; pour un travail plus propre, moins long, moins fatiguant, il est payé beaucoup mieux. La considération et le respect sont la récompense de ses efforts ; en Russie, le pauvre étudiant, mal logé, mal vêtu, voyait s’ouvrir devant lui les portes des maisons les plus riches, les plus nobles, par le seul fait qu’il avait une noblesse qui tenait lieu de toutes : l’intelligence.

Malheureusement, l’évolution des sociétés n’est pas en tout un progrès ; avec l’industrialisation croissante, la considération ne va plus qu’à l’argent. L’intelligence devient une marchandise qui subit comme les autres la loi de l’offre et de la demande, le travail du cerveau est assimilé au travail des mains ; au regard du grand bourgeois, l’intellectuel n’est plus qu’un employé ou un domestique d’un genre particulier. Dans sa morgue ploutocratique il tient dans un mépris à peu près égal, l’ouvrier du cerveau et l’ouvrier des mains et il paye moins l’ouvrier du cerveau qui, jusqu’ici n’a pas su se défendre.

L’intellectuel se croit, en effet, un bourgeois et jusqu’ici, il s’est tenu du côté conservateur de la barricade. Les rares scientifiques issus du peuple ont cru s’élever par l’instruction : la masse des autres nés dans les classes moyennes, pensaient défendre leurs intérêts propres en soutenant, dans les usines, comme ingénieurs, dans leur enseignement, comme professeurs les intérêts des patrons.

Étroitement logé dans son petit appartement de la rue Claude-Bernard, obligé de compter pour faire face au loyer, pour payer les vêtements qui doivent être décents, pour faire instruire ses enfants s’il a fondé une famille, l’intellectuel est loin d’avoir la vie enviable que l’ouvrier s’imagine. Sa mise le différencie peu d’un employé, dans la rue il n’est guère possible de les distinguer, souvent même l’employé a plus belle allure.

Ses connaissances, rabaissées avec les années, au rang d’une routine professionnelle, lui donnent au lieu de joie, l’ennui de la chose qui recommence chaque jour.

Privé des plaisirs de la société par la médiocrité de sa situation, il vit entre un très petit nombre de personnes. Quelques semaines, tous les ans, dans un « petit trou pas cher », une soirée au théâtre de temps à autre, pas souvent, voilà les seuls plaisirs de sa vie.

L’intellectuel aurait pu penser que la société qui lui payait aussi chichement toute une vie d’efforts pénibles, son application soutenue d’écolier, les jours et parfois les nuits de sa jeunesse passés à une table de travail sur des livres arides, ne méritait guère qu’il la défende. Il la défendait, néanmoins, avec ses diplômes en poche il se croyait un bourgeois, il était pour l’ordre, parfois pour le trône et l’autel. Les circonstances que nous traversons transformant sa médiocrité en misère, l’intellectuel se dit que peut-être il s’est trompé.

Un menuisier gagne 25 francs par jour : il est encore des chimistes qui gagnent 200 francs par mois. Lequel du chimiste ou du menuisier est le bourgeois ?

Aussi, voyait-on, le Premier Mai des bandes de jeunes gens descendre la Montagne-Sainte-Geneviève. Ils allaient vers la vue insurgée, commençant à sentir qu’eux aussi avaient des revendications à formuler et que les seuls moyens de les faire réussir étaient les moyens des travailleurs manuels.

Instituteurs, professeurs, ingénieurs, vous êtes des ouvriers : c’est-à-dire des gens qui vivent de leur travail. Votre ennemi n’est pas le menuisier, le serrurier ou le maçon. Ils sont ignorants, vulgaires, mal habillés, mais à qui la faute sinon à la société injuste. Songez à ce que vous seriez si vos parents vous avaient envoyés à l’école primaire au lieu de vous envoyer au lycée. Votre ennemi, c’est le grand bourgeois qui ne s’est donné que la peine de naître et qui, souvent paresseux et stupide, n’a que son argent pour toute supériorité.

A une transformation sociale, les intellectuels n’ont rien à perdre, car dans la société présente ils ne sont que les valets des riches.

Dr Madeleine Pelletier.

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