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Madeleine Pelletier : Intellectuels et ouvriers

Article de Madeleine Pelletier paru dans Le Libertaire, n° 44, 23 novembre 1919, p. 4

Madeleine Pelletier (Source : Maitron)

La classe ouvrière voit sans trop d’enthousiasme les intellectuels venir à elle. Cela s’explique, car d’ordinaire ils viennent pour la trahir, tout au moins pour s’en servir.

Au temps déjà lointain de l’affaire Dreyfus, la bourgeoisie avancée ayant besoin du concours du peuple découvrait comme par enchantement que ce peuple avait besoin d’être éclairé. Elle institua, ou plutôt, elle développa les universités populaires.

Des philosophes, des savants daignèrent quelquefois venir mettre les auditoires mêlés de ces nouvelles organisations au courant des grands problèmes agités dans le monde cultivé, des centaines de jeunes bourgeois vinrent y chercher l’occasion de s’exercer à la parole, à l’enseignement, de se donner un titre pour pouvoir solliciter ensuite une place quelconque.

Dire que tout ce monde ait manqué systématiquement de sincérité ne serait pas exact, mais personne évidemment n’y aurait voulu se mêler au peuple comme le camarade Larapidie le demande. Bourgeois ils étaient, bourgeois ils entendaient bien rester ; les préoccupations individuelles mises à part, ce qu’ils voulaient c’était se servir du peuple contre la réaction menaçante. On sait comment la réaction vaincue la bourgeoisie avancée s’empressa de lâcher les ouvriers.

Les intellectuels restèrent nombreux dans les partis avancés, l’idéal de ces partis est anti-bourgeois, il est vrai, mais il est si lointain. On voit comment les socialistes accueillent aujourd’hui les Russes qui essaient de mettre dans la réalité ce qu’ils disent depuis plus d’un demi-siècle dans les réunions. L’enfant dont ils prétendaient désirer avec tant d’ardeur la venue, une fois né, ils ne veulent plus le reconnaître.

Les événements ont montré cependant que si les intellectuels manquent souvent de sincérité, ils ne sont pas les seuls. La C. G. T., pour avoir fermé sa porte aux travailleurs de la pensée, n’a pas pour cela échappé à l’arrivisme. Nombre de ses chefs passés peu à peu, de par leurs fonctions à l’état de demi-bourgeois, font aujourd’hui leurs efforts pour arrêter le mouvement révolutionnaire qu’ils avaient pour mission de faire avancer.

L’intellectuel, à mon avis, n’est un homme dangereux que s’il est isolé, en masse, il constituera un auxiliaire incomparable, j’ajouterai même indispensable. L’arrivisme politique, possible lorsque des personnalités isolées viennent aux ouvriers, est tout à fait neutralisé lorsque ce sont des corporations entières qui donnent leur adhésion.

La prophétie de Marx se réalise en partie aujourd’hui. Au-dessous d’une grande bourgeoisie arrogante, souvent aussi superficielle et ignorante que l’était la noblesse au dix-huitième siècle, est une classe moyenne intelligente, instruite, dont la situation pécuniaire n’est guère meilleure que celle du prolétariat.

Cette classe ne va pas au peuple dans un geste de pitié dédaigneuse, elle en est et si elle ne le comprend pas encore tout à fait, il n’y a qu’un peu de patience à prendre. Ce n’est plus comme au temps de l’affaire Dreyfus des considérations politiques qui l’amènent au prolétariat, c’est une transformation économique que la guerre a précipitée.

Les ouvriers doivent comprendre que, dans le cas d’une révolution sociale, le concours des intellectuels sera indispensable. Sans eux, ils ne peuvent pas organiser la production. Trotsky nous dit dans son livre toutes les difficultés qu’a suscitées à la révolution russe l’absence des intellectuels qui, au début, avaient hésité à prêter leur concours.

Dans la préparation révolutionnaire, c’est parmi les intellectuels que l’on trouvera les meilleurs entraîneurs de masse. Habitué à sa condition, l’ouvrier n’en comprend qu’imparfaitement l’injustice ; ce n’est que d’une façon verbale qu’il en désire le changement. L’intellectuel, lui, comprend mieux ; pour bien voir les maux de l’esclavage, il ne faut pas être soi-même un esclave.

Les intellectuels sont encore un élément modéré, ils comprennent la nécessité de s’organiser pour se défendre, mais ils restent conservateurs de l’ordre social. Tout porte à croire qu’ils perdront leur timidité avec le temps. L’ingénieur mal payé, le fonctionnaire, le professeur, tracassés et brimés, finiront par comprendre qu’ils n’ont rien à perdre à une transformation de la société.

Un chef syndicaliste a pu, dans un congrès récent, exciter l’envie de la classe ouvrière avec le pauvre petit bien-être des instituteurs. C’est le jeu éternel des classes dirigeantes de diviser les travailleurs entre eux-mêmes afin de les mieux tenir. On excitera demain les paysans contre les ouvriers des villes et si les exploités ne sont pas raisonnables, c’est la semaine sanglante qui recommencera.

Intellectuels et ouvriers, paysans et citadins, nous sommes tous des exploités et nos ennemis sont nos maîtres.

DOCTORESSE PELLETIER.

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