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Madeleine Pelletier : Préparons-nous pour demain

Article de Madeleine Pelletier paru dans Le Libertaire, nouvelle série, deuxième année, n° 63, 4 avril 1920, p. 3

Madeleine Pelletier (Source : Maitron)

Pessimiste de mon naturel, je ne vois pas la révolution immédiate en France. Notre prolétariat, très matériel dans sa majorité, n’a guère tendance à bouger lorsqu’il mange à sa faim. Malgré la vie chère, ses salaires lui donnent du pain et le cinéma ; cela suffit sinon aux ouvriers conscients, du moins aux autres.

Mais la révolution, épidémie bienfaisante, se gagne par contagion ; elle a transformé la Russie ; elle est sur l’Allemagne ; elle viendra sur nous, tout permet de le croire.

Sommes-nous prêts à nous y adapter ? Non, certainement.

Je ne veux pas parler ici de préparation insurrectionnelle, mais de préparation intellectuelle. Les ouvriers sont-ils prêts, en cas de révolution, à prendre la place des bourgeois dans les organismes administratifs ? Ils ne ne le sont pas, tout au moins pour la très forte majorité d’entre eux.

Le livre de Izvolsky, les lettres de Sadoul nous apprennent que la grande difficulté du début du bolchevisme a été l’absence d’intellectuels. Les fonctionnaires de l’ancien régime, ceux mêmes du gouvernement de Kérensky, avaient abandonné leurs postes… et les ouvriers, faute d’instruction, étaient incapables de les remplacer. Il fallut alors faire aux intellectuels des conditions hors de proportion avec celles qu’ils ont partout ailleurs, et le moyen était en outre des plus dangereux : les révolutionnaires introduisait l’ennemi dans la place, un ennemi qui pouvait se servir de son intelligence pour tromper les masses et faire échouer la révolution.

Nous éviterons un danger pareil si les ouvriers encore jeunes ont le courage de faire l’effort nécessaire tour devenir des intellectuels.

Car on ne naît pas intellectuel, on le devient, et si la république bourgeoise n’a pas permis aux prolétaires de le devenir dans l’enfance, qui les empêche de s’instruire dans l’âge adulte, alors qu’ils en comprennent la nécessité ?

C’est une erreur de croire que, pour être intellectuel il faille absolument être allé au lycée. Mieux vaudrait y être allé, mais enfin, entre le mieux et rien il y a place pour quelque chose. L’instruction secondaire est tout entière dans des livres. Qui empêche les ouvriers de les acheter et de les apprendre ? Pour se guider, ils peuvent par exemple se procurer pour quelques sous les programmes des baccalauréats et apprendre méthodiquement toutes les matières qui sont indiquées dans ces programmes.

Ceux qui trouvent l’enseignement secondaire trop difficile pourront se contenter de préparer un brevet primaire, avec une ou deux langues étrangères. Tout cela peut se faire dans les livres avec du courage et de la persévérance. Pour s’aider, on pourra fréquenter quelques cours populaires, prendre quelques leçons particulières ; les ouvriers en général gagnent assez aujourd’hui pour se payer ce luxe.

Lorsque les examens ne comportent pas de limite d’âge, ou que l’on se trouve dans les limites, je conseillerai aux camarades non seulement de les préparer, mais de les passer. N’importe qui peut se présenter aux brevets primaires, aux baccalauréats ; s’il a les connaissances suffisantes, on le reçoit. L’examen donne un but au travail ; il force aussi à travailler avec méthode. Rares sont ceux qui ont assez de volonté pour soutenir longtemps une étude sans but déterminé. Les difficultés qui surgissent à chaque pas rebutent et très vite on se décourage. On sera moins tenté de renoncer si on prend la résolution ferme de conquérir un titre. J’ai vingt-cinq ans, se dira-t-on, par exemple ; oh bien ! à vingt-huit ans, je veux être bachelier, ou, à vingt-huit ans, je veux avoir mon brevet primaire. Je sou-tiens que c’est possible, même si on sait seulement lire et écrire; tout s’apprend.

Les carrières intellectuelles ne sont pas alléchantes, aujourd’hui. Elles sont encombrées, il est difficile de s’y faire une place, et on n’y gagne pas plus que dans les métiers manuels. Mais rien ne force d’y entrer. C’est un préjugé de croire que, lorsqu’on est bachelier ou breveté, il faille absolument se faire avocat, médecin, ingénieur instituteur, etc. On peut avoir un diplôme et rester ouvrier si, dans son métier, on trouve la vie facile. La culture acquise après avoir coûté des efforts donnera du plaisir. Les livres ne semblent plus ennuyeux ; on prendra intérêt aux œuvres littéraires, au progrès des sciences ; on achètera les revues scientifiques, et la lecture en sera agréable. Ainsi, le camarade se créera une double existence et il accroîtra d’autant son plaisir de vivre.

On pourra aussi suivre des cours par correspondance : ces cours coûtent très bon marché. Ils ne valent pas, évidemment, les cours parlés : mais faire des devoirs, les envoyer, les recevoir corrigés, cela constitue déjà un stimulant au travail ; c’est plus que rien. Un camarade libertaire qui n’avait pas d’instruction a préparé ainsi et obtenu un diplôme d’ingénieur ; il a aujourd’hui une belle situation. Les personnes qui entreprennent seules leur propre éducation et réussissent à se la donner sont loin d’être rares. Mais, en général, elles ont déjà reçu un commencement de culture, ou bien elle ont été dans leur enfance en contact avec des gens instruits. Nous sommes tellement accoutumés aux lisières, que nous ne savons pas trouver seuls notre chemin. C’est une infériorité ; l’homme énergique se passe des autres : ce qu’on n’a pas fait pour lui, il le fait.

C’est à dessein que la bourgeoisie a tracé le tableau le plus noir de la vie des gens qui ont de l’instruction et pas de fortune ; elle veut détourner le peuple de la culture, sachant combien cette culture est dangereuse pour elle. Le développement intellectuel n’est jamais une source de douleurs ; même en cas d’échec, la culture reste et elle embellit l’existence.

Au point de vue général, il y aura tout intérêt pour le prolétariat à pouvoir se passer des éléments bourgeois dans l’éventualité d’un bouleversement social.

Doctoresse Pelletier.

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