Éditorial de Maxime Rodinson paru dans le Bulletin du Groupe de recherche et d’action pour le règlement du problème palestinien, n° 1, 1968, p. 1-4
Nous l’avons dit souvent depuis bientôt un an, mais de l’avoir beaucoup répété, ce n’en est pas devenu plus faux, le G.R.A.P.P. est né d’un sursaut. En mai et juin dernier, ceux qui l’ont créé et ceux qui ont répondu aussitôt à son appel étaient d’opinions divergentes sur bien des points. Sans même parler des opinions qui visaient des problèmes sortant du cadre israélo-arabe, ils avaient bien des idées différentes sur la distribution exacte des responsabilités dans le conflit et dans sa perpétuation, sur les solutions souhaitables et sur les moyens de s’en rapprocher. Mais quelque chose les unissait, ils avaient été tous indignés de l’aveuglante partialité de la presse et de la radio européennes dans leurs principaux organes, de leur façon de ramener le conflit en cours à une lutte d’archanges sans tache et sans reproche contre des démons grimaçants, hideux et pervers. Plus que tout peut-être était choquante la conviction enracinée profondément selon toute apparence chez journalistes, speakers, correspondants de presse, simples lecteurs écrivant à leur quotidien habituel qu’aucun doute n’était permis ni même concevable, que le problème était simple et clair, une attaque gratuite d’un peuple désarmé par des hordes haineuses que guidaient des tyrans fanfarons, féroces et stupides.
Quelles qu’aient été les nuances de nos opinions, nous étions quand même un certain nombre à ne pouvoir oublier que, si attaque il y avait, le point de départ avait été une volonté venue de l’extérieur des peuples arabes. Quoi qu’on puisse dire, ni Theodor Herzl, ni Lord Balfour, ni Harry Truman, ni Andreï Gromyko n’étaient issus de ce sol palestinien ou de cette terre arabe dont ils avaient supérieurement voulu fixer le destin. Nous savions que la communauté israélienne, quoi qu’on puisse dire en sa faveur, ne reproduisait nullement la messe hagarde, innocente et sans défense qu’on poussait vers les chambres à gaz d’Auschwitz. Elle s’était donnée des chefs, des structures. des « forces de l’ordre », un État, une armée très forte. C’était un acte de foi bien étrange – notamment de la part de la gauche – que de tenir dès l’abord pour assurés le pacifisme, la modération, l’altruisme de cet État, de ses organes et de cette armée. Beaucoup d’entre nous refusaient d’approuver tous les actes et toutes les déclarations des leaders arabes. Mais nous ne pouvions pas ne pas souffrir de voir nos amis arabes émigrés dans nos pays, condamnés avant même d’avoir été entendus, de voir leurs arguments rejetés sans même qu’ils puissent les exprimer et cela par une multitude dont l’ignorance du problème n’avait d’égale que son assurance d’en connaître d’avance le secret et la solution.
Chez beaucoup de procureurs, ne sentions-nous pas même une réaction raciste d’autant plus rageuse qu’elle émanait souvent de gens qui avaient toute leur vie proclamé leur haine du racisme ? et chez tant d’entre eux une aveugle revanche contre un peuple qu’ils avaient en vain essayé de dominer, contre un peuple – pour d’autres – qui avait eu le grand tort de ne pas adhérer totalement à l’image qu’ils s’en étaient faite.
Le G.R.A.P..P. est né de ce sursaut. Avec bien des difficultés, avec des ressources bien limitées en argent et en autres nerfs de la guerre idéologique, sans permanents professionnels appointés, avec l’effort que peuvent épargner pour lui des gens débordés d’occupations multiples, il continue. Il n’a pu se manifester que bien faiblement par rapport à ce qu’exigerait l’importance de la campagne dirigée contre lui, par rapport au nombre d’ignorants de bonne foi ou de mauvaise foi, de braves gens égarés par des jugements simplistes ou par de purs mythes, d’astucieux idéologues, d’apparatchiki intéressés, de délirants de divers types qui se déchaînent contre ses thèses – en général sans vouloir faire l’effort d’en prendre connaissance et de chercher à les comprendre.
Il est plus important que jamais pourtant de bien les comprendre dans la situation où nous sommes placés à bientôt un an de la guerre des six jours. La victoire militaire israélienne, si éclatante ait-elle été, n’a rien résolu comme il était facile de le prévoir.Les dilemmes en face desquels s’était placée la communauté israélienne en venant s’installer dans ce pays restaient les mêmes sous une forme simplement aggravée. Comme auparavant il ne peut subsister quelque chose d’Israël que si cette communauté réussit à se faire accepter de la population ambiante. Et elle ne peut se faire accepter que moyennant de très importantes concessions. Sa politique de force a seulement réussi à augmenter le nombre, l’ardeur et la force de ceux qui semblent résolus à exiger de plus fortes concessions, à ne l’accepter d’aucune façon avec une structure étatique.
Israël peut encore apparemment – s’il se décide à de fortes concessions et d’abord à retirer ses troupes des territoires récemment conquis – obtenir la paix des principaux États arabes intéressés. Il faudrait aussi pour cela qu’il se décide à ne pas exiger des conditions de négociation particulières et à accepter sans plus de tergiversations la décision du Conseil de Sécurité. Il semble bien qu’en Israël le groupe qui pousse dans ce sens – composé non seulement de gens particulièrement libéraux mais aussi de politiques réalistes – se renforce. Mais tout retard rend cette solution plus difficile et plus faibles ceux disposés à l’accepter dans les pays arabes.
Il restera d’ailleurs un problème capital pour Israël. Sa politique a poussé les Palestiniens à s’organiser, à s’armer et à combattre. Il faut espérer qu’on a compris maintenant en Israël que les États arabes, quels que soient leur sympathie naturelle pour les guérilleros palestiniens et leurs déclarations idéologiques sur le problème de Palestine ne peuvent être tenus responsables de tous les actes de ces militants. Il ne sert à rien de canonner leurs territoires ou de l’occuper pour arrêter la guérilla. L’effet obtenu est plutôt l’inverse. C’est avec les Palestiniens directement qu’Israël a à régler son différend.
Ici se situe une précision très importante à apporter sur la position du G.R.A.P.P. souvent mal comprise. Les États arabes, les partis et les mouvements arabes, les organisations palestiniennes ont des décisions à prendre, des décisions capitales. Ils peuvent choisir telle ou telle stratégie, telle ou telle tactique, violente ou pacifique. Il faut se garder de croire – si l’expérience historique peut être de quelque utilité – à des choix uniques, définitifs et intangibles. Dès lors, en dehors d’eux qui sont directement engagés dans un conflit qui les touche de façon aussi vitale, il est vain, absurde et dangereux de déclarer – de façon aussi ronflante qu’inefficace – que l’on appuie, que l’on soutient telle ou telle de ces décisions, telle ou telle de ces tactiques ou stratégies. Puisqu’on nous pose la question du « soutien », répondons nettement. Nous soutenons les droits du peuple palestinien frustré et des peuples arabes solidaires de celui-ci. Nous les soutenons, non par des déclarations claironnantes de solidarité inconditionnelle et d’appui indéfectible à une lutte sans merci, mais en expliquant au public français et européen les raisons de cette frustration, de cette solidarité, de cette lutte. Nous informons et nous combattons la façon dont l’information est déformée par une propagande sans scrupule. Nous nous efforcerons aussi de venir en aide aux victimes de cette lutte. Il ne nous semble pas que nos amis du Proche-Orient désirent autre chose et exigent que nous montrions notre amitié pour eux en nous embrigadant (moralement !) dans leurs rangs. Ceux qui veulent pousser jusque-là l’engagement à leurs côtés en sont parfaitement libres. Le G.R.A.P.P. n’est pas fait pour ceux qui aiment à jouer de loin aux petits soldats. Il veut être un groupe d’hommes et de femmes libres, disposés à étudier les situations sans les coucher sur le lit de Procuste d’un manichéisme sommaire, peu enclins à aliéner cette liberté en adhérant d’avance à des décisions fluctuantes et à promettre d’avance qu’ils les « soutiendront » (verbalement !) de façon inconditionnelle.
Cette position peut être mal comprise. Elle peut sembler terne et dépourvue des coloris brillants d’un romantisme paranoïaque. Elle est la seule utile et la seule efficace en Europe. Le règlement – si règlement il y a – se fera en Orient. Nous nous excusons d’être si démodés que nous ne souhaitions pas qu’il se fasse avec le maximum possible de sang et de larmes. Nous ignorons l’avenir. Nous refusons d’admettre que des exigences inconditionnelles doivent au départ bloquer toute évolution surtout lorsqu’elles sont formulées au Quartier latin. Nous ne croyons pas qu’on puisse exiger au départ l’intangibilité de la structure étatique actuelle d’Israël comme on nous en somme à droite. Nous ne croyons pas non plus qu’on puisse de la même façon exiger au départ la destruction complète de cette structure comme on nous y pousse à gauche et repousser toute autre éventualité. La moindre expérience en ces matières prouve que les dirigeants politiques ne peuvent dire tout ce qu’ils pensent et tout ce qu’ils projettent. Il serait ridicule de s’avérer plus royalistes que le roi. Mais nous ne sommes pas des esclaves de l’histoire. Si celle-ci se révélait plus désastreuse que nous ne voulons le prévoir, si l’étroit chemin vers une solution pacifique était bloquée, si nous en étions réduits à en dénoncer les responsables, ce n’est pas d’avoir été trop optimistes que nous aurions à nous consoler. C’est de n’avoir pas su œuvrer mieux pour une solution acceptable aux deux parties que nous aurions à nous repentir.
La paix en tous cas ne sera pas obtenue par la capitulation sans conditions des peuples arabes. Faire prendre conscience de ce fait évident, contribuer à en persuader les Israéliens et leurs amis, c’est là ce que nous pouvons faire de positif pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien et, par là, pour une solution juste et une paix durable. En France, c’est à cela que travaille le G.R.A.P.P. Il sera d’autant plus fort que vous le soutiendrez mieux.
Maxime Rodinson