Article d’Aimé Césaire paru dans La Nouvelle Critique, 6e année, n° 51, janvier 1954, p. 11-29
A la Conférence de San Francisco, en 1945, un mot singulier a été prononcé au cours des débats : « le colonialisme est mort ! »
Depuis, huit ans se sont écoules. Imaginons ce qui se passerait aujourd’hui, huit ans après, si à San Francisco ou ailleurs se tenait une conférence analogue. Nul doute que des voix désillusionnées s’élèveraient et clameraient : « le colonialisme est loin d’être mort… »
C’est la un des grands faits de l’après-guerre, qui marque une étape de la désillusion des peuples : la survie du colonialisme. A l’heure actuelle, de par le monde, des millions et des millions d’hommes continuent à végéter et à mourir, écrasés sous le poids de régimes condamnés par l’histoire et qui pourtant refusent de mourir.
Qu’est-ce que le colonialisme, et comment se définit-il ? Ou plutôt, pour éviter l’abstraction des définitions, à quoi reconnaît-on le colonialisme et quelles en sont les caractéristiques ?
La première idée qu’impose l’examen de la réalité est celle-ci : le colonialisme est un régime d’exploitation forcenée d’immenses masses humaines, qui a son origine dans la violence et qui ne se soutient que par la violence.
Je sais bien que l’on a essayé d’obscurcir cette idée initiale, de la dénaturer, qu’en particulier, pour les besoins de la cause, on a voulu faire de la colonisation un aspect de je ne sais quel dynamisme de la civilisation. Mais cette, entreprise de mystification a de moins en moins de chance de réussir et le meilleur signe de cet échec est que même les tenants les plus ardents de l’action colonisatrice ont de plus en plus de mal à se maintenir au niveau de ce mensonge.
Je n’en veux pour preuve que l’aveu dépouille d’artifices de ce colonialiste forcené qu’est M. Albert Sarraut, qui écrit dans Grandeur et Servitude coloniales les lignes suivantes :
« Ne rusons pas. Ne trichons pas. Au quoi bon farder la vérité ? La colonisation, au début, n’a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation. Elle est un acte de force, de force intéressée. C’est un épisode du combat pour la vie, de la grande concurrence vitale qui, des hommes aux groupes, des groupes aux nations, est allée se propageant à travers le vaste monde. Les peuples qui recherchent dans les continents lointains des colonies et les appréhendent, ne songent d’abord qu’à eux-mêmes, ne travaillent que pour leur puissance, ne conquièrent que pour leur profit. Ils convoitent dans ces colonies des débouchés commerciaux ou des points d’appui politiques. De l’aventure engagée, la pensée de civilisation n’est point la promotrice; elle pourra incidemment accompagner, elle ne dirigera pas l’opération. Qui dit civilisation dit altruisme, dessein généreux d’être utile au prochain ; la colonisation, à ses origines, n’est qu’une entreprise d’intérêt personnel, unilatéral, égoïste, accomplie par le plus fort sur le plus faible. Telle est la réalité de l’histoire. »
J’ai dit : colonisation, entreprise de violence. Mais cela même est insuffisant. Il faudrait dire : entreprise d’une violence paroxystique, entreprise d’extermination de tout un peuple.
Certes, toutes les expéditions coloniales n’ont pas réussi partout à liquider les peuples indigènes, mais nul doute que ce ne soit là, même si l’événement l’empêche, l’aboutissement de la logique interne de l’entreprise coloniale.
Dans son numéro du 14 novembre 1953, le journal L’Express publie la correspondance d’un certain M. Boyer, de Paris. Que dit ce correspondant ? Il compare la situation du Commonwealth britannique et celle de l’Empire français. Il écrit ceci :
« Les pays du Commonwealth ne sont peuplés que d’habitants d’origine européenne comme le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, ou de populations mixtes comme dans l’Afrique du Sud. Dans tous ces territoires, l’élément aborigène a complètement disparu, ou ne subsiste qu’à l’état de vestiges.
« Tout autre est la situation des territoires que par assimilation nous avons voulu grouper sous la dénomination de l’Union Française. Nous n’avons pas eu la chance de nous rendre maîtres de territoires vides d’habitants, ni de pouvoir procéder à leur extermination (sic), ainsi qu’il en a été fait aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie.
« La conséquence inévitable de cet état de choses est que, dans un laps de temps historiquement rapproché, nous serons, un jour, priés d’évacuer au plus vite lesdits territoires, une fois que les indigènes se sentiront assez nombreux et assez forts pour se passer de notre concours.
« Le seul territoire qui risque de nous rester fidèle est le Sahara, pour l’unique raison que, jusqu’ici, il est resté vide d’habitants. »
En un certain sens, le correspondant de l’Express a raison. C’est bien l’extermination, le génocide même, qui est la logique normale de l’entreprise coloniale. Faire place nette, transformer en Sahara humain les territoires à occuper… Cela est si vrai que les premiers exemples de guerre totale, ce sont les colonisateurs qui nous les ont donnes. lei, il n’y a pas de règle pour humaniser la guerre, il n’y a pas de loi à respecter, il n’y a pas de convention internationale, il n’y a pas d’armes a interdire, il n’y a pas de moyens déloyaux à bannir. Un seul mot d’ordre : tuer, exterminer. La guerre coloniale, c’est la guerre à l’état nu, la « sale guerre » a-t-on dit du conflit d’Indochine, mais toutes les guerres coloniales sont de « sales guerres ».
On ne lit pas assez les récits de première main de la colonisation, les récits des grands pionniers qui datent d’une époque ou l’on ne se souciait pas de plaider, parce qu’on ne se sentait pas déféré au tribunal des peuples.
C’est le maréchal Bugeaud, qui, le 14 mai 1840, dans un discours à la Chambre des Députés, déclare : « Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. » On voit à qui il est fait référence ; ce n’est pas aux porteurs d’évangile, aux porteurs de bible, mais aux grandes invasions barbares.
C’est Saint-Arnaud qui, de son côté, dans une lettre, écrit en commentant ses campagnes d’Afrique : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. » Et voici sa confession :
« Le lendemain, je descendais à Blida, je brûlais tout sur mon passage et détruisais ce beau village… Il était deux heures, le Gouverneur était parti. Les feux qui brulaient encore dans la montagne m’indiquaient la marche de la colonne. »
C’est le colonel de Montagnac qui présente, dans les termes suivants le général Lamoricière :
« Vive Lamoricière ! Voilà ce qui s’appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur… Ce jeune général qu’aucune difficulté n’arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, à vingt-cinq lieues à la ronde, leur prend tout ce qu’ils possèdent : femmes, enfants, troupeaux, bestiaux, etc.
« Vous me demandez dans un paragraphe de votre lettre ce que nous faisons des femmes que nous prenons. On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère, comme bêtes de somme.
« Pour chasser les idées noires qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes. »
C’est enfin le comte d’Hérisson qui rappelle ses souvenirs dans les termes suivants :
« Les oreilles des indigènes valurent longtemps encore dix francs la paire, et leurs femmes demeurent, comme eux, un gibier parfait. Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis… »
Et maintenant, si non content d’indications brèves on veut le tableau, il n’est que de se reporter à un livre qu’il n’est au pouvoir d’aucun apologiste de la colonisation d’effacer, un livre qui a été écrit par un homme qui, en tant qu’officier, a participé à l’expédition de Madagascar, est devenu administrateur des colonies, puis député, Vigne d’Octon. Ce livre paru en 1900 porte un titre significatif : A la gloire du sabre. En voici un passage ; par-delà la responsabilité des hommes, c’est la responsabilité du système tout entier qu’il met en cause.
« La canonnière « La Surprise » attendait sur la côte l’arrivée de la colonne. A la prière de son capitaine, l’agent des messageries maritimes à Mouroundave était venu à l’embouchure de la Tsiribihine.
« Cet agent, M. Samat, depuis de longues années établi dans le pays, le connaissait et y était connu, en relations commerciales avec l’intérieur, bien vu des Sakalaves, particulièrement lié « par fraternite du sang » au chef du district d’Ambike, le roi « Touère ».
« A Madagascar, la fraternité du sang se consacre entre deux personnes par une cérémonie entourée de quelque solennité ; des incisions sont faites aux deux poitrines, le sang de l’une est mélange au sang de l’autre, les deux frères boivent du mélange ; ils se doivent, dès lors, foi et dévouement mutuels… Les Malgaches respectent cet engagement, et ne croient pas y pouvoir manquer sans forfaiture.
« M. Samat se rendit à Ambike ; l’enseigne de vaisseau Blot et quelques marins s’y rendirent en même temps par la Tsiribihine. Le roi « Touère » offrit une hospitalité empressée à ces messieurs, aux marins, aux porteurs et domestiques indigènes qui les accompagnaient. Pleinement confiant dans « son frère » Samat, il se concerta avec lui pour préparer une réception triomphale au commandant Gerard, dont l’approche était annoncée ; afin de donner à l’événement plus d’importance et à la fête plus d’éclat, il appela à Ambike tous les notables du district et les plus considérables de ses voisins ; ceux-ci vinrent avec leurs étendards et de nombreux musiciens jouant de la valihe et du tambour, remplissaient la réunion d’entrain et de gaîté.
« Le matin du 29 août, l’enseigne Blot et M. Samat, apprenant que la colonne française n’était plus qu’a deux heures de distance, allèrent à son campement ; ils pensaient rentrer le jour même à Ambike et y laisser leurs domestiques, leurs bourjanes, leurs bagages, leur petite installation. Ayant joint le commandant Gerard, ils lui dirent les excellentes dispositions du pays. Le commandant, comme s’il ne les eût pas compris, prévint l’enseigne qu’il aurait le lendemain, avec ses marins, à prendre part à l’attaque; le général Galliéni avait débuté en Imerne en frappant un grand coup; le commandant Gérard voulait affirmer par un grand coup sa prise de possession du Ménabé. Blot et Samat se récrièrent, croyant à un malentendu ; alors, le commandant réitéra son ordre, d’un ton qui n’admettait pas de réplique; en outre, il consigna au camp le négociant et l’officier de vaisseau pour les empêcher de retourner à la ville et d’avertir la population. Un instant après, le roi « Touère » vint à son tour demander à présenter ses hommages ; Gérard refusa de le recevoir et lui fit répondre : « Je porterai moi-même mes ordres au chef-lieu ».
« Au milieu de la nuit, les troupes se mirent en marche ; elles avancèrent inaperçues à travers les bois et les taillis épais qui précèdent Ambike, et l’investirent en silence ; l’artillerie occupa une position d’où elle pouvait, le cas échéant, le foudroyer. Au point du jour, par six cotes a la fois, on entre dans la ville endormie. Les Sénégalais se ruent dans les maisons, le massacre commence. Surprise, sans défiance, sans moyen de résister, la population entière est passée au fil des baïonnettes. Pendant une heure, ceux qui n’avaient pas été tués du premier coup cherchent à fuir; traques par nos compagnies noires, on les voit, vêtus de leur sang ruisselant des blessures fraiches, courir affolés, atteints et frappés de nouveau, trébuchant sur les corps de leurs camarades, ou allant donner contre les armes impitoyables des réserves postées aux issues. Le roi « Touere », les personnages de marque, tous les habitants tombèrent sous les coups des tirailleurs dans cette matinée ; les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas; enivres de l’odeur du sang, ils n’épargnerent pas une femme, pas un enfant. Les domestiques et les porteurs de M. Samat, confondus parmi les habitants, partagèrent leur sort. Quand il fit grand jour, la ville n’était plus qu’un affreux charnier dans le dédale duquel s’égaraient les Français, fatigués d’avoir tant frappé. Un certain nombre d’entre eux se sentaient étouffer de honte ; c’était les marins de la « Surprise », co-auteurs malgré eux du meurtre de leurs hôtes de la veille, et quelques officiers et soldats des troupes, habitués à la guerre cruelle, inégaux cependant au rôle qu’on venait de leur imposer.
« Les clairons sonnèrent le ralliement, les sous-officiers firent l’appel : nul des nôtres ne manquait. On se reposa, on mangea, des chants joyeux ne célébrèrent pas la victoire. Une boue rouge couvrait le sol. A la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporaient au soleil couchant. Quand les ténèbres du soir furent tombées, des gémissements, exhalés des lèvres des rares blessés qu’on avait mal achevés, sortirent de dessous les tas de cadavres ; un Français croyant suffisante l’exécution déjà accomplie, demanda l’autorisation de secourir ceux qui vivaient encore ; il ne l’obtint pas, et les derniers moururent dans la nuit.
« Le nombre des victimes, évalué à cinq mille par les uns, fut de deux mille cinq cents suivant les autres. Les rapports publiés l’ont voilé avec soin. La Gazette Officielle dit seulement : « Le roi Touere, son Ministre et deux chefs ont été tués pendant le combat »; il ne fallait pas que l’affaire où nous-mêmes n’avions pas perdu un seul homme, parût excéder l’importance d’un engagement quelconque avec des rebelles. La Gazette Officielle ajoutait : « Cinq cents prisonniers sont tombes entre nos mains » ; la vérité est que pas un indigène n’en est sorti vivant. »
La guerre coloniale, dans toute son horreur, dans toute sa vérité, la voilà (1).
Ainsi donc, un premier aspect de l’action colonisatrice c’est la violence, c’est la brutalité, la sauvagerie. Mais il y a un second aspect qui n’est pas moins fondamental ; ce second aspect, barbare lui aussi, c’est le vol et le pillage.
On peut admettre en règle absolue qu’il n’y a pas de colonisation sans pillage ; on peut même dire que la colonisation est la forme moderne du pillage. C’est un fait que partout ou il y a eu colonisation, on retrouve les mêmes procédés, le même déchaînement de l’esprit de lucre et d’avidité. Qu’il s’agisse des Antilles ou de Madagascar, de l’Afrique du Nord ou de l’Afrique Noire, scrutez l’origine de la propriété européenne dans ces pays, et vous serez édifiés.
Le processus est extrêmement simple : on arrive dans un pays, on tue tout le monde et on rafle les terres — c’est exactement ce qui s’est passé aux Antilles après le massacre général des Caraïbes. Ou bien, si l’on n’a pas tue tout le monde, on exproprie le vaincu, qui, de propriétaire, est transformé en prolétaire, et revient, s’il le faut, travailler en salarié sur une terre dont il a été jadis le libre propriétaire.
Prenons l’exemple algérien, il est typique. Sur 20 millions d’hectares, 800.000 Européens, soit à peine un dixième de la population française possède 11 millions 600.000 hectares. Ce sont, bien entendu, les terres les mieux situées et les plus riches. Les Algériens, au nombre de 9 millions, possèdent 9 millions 200.000 hectares, mal situes et peu fertiles. Donc un dixième de la population, la fraction européenne, possède plus que les neuf autres dixièmes, formes d’Algériens !
Les statistiques montrent que, sur le nombre de propriétaires algériens, 1 million 300.000 seulement possèdent 2 hectares en moyenne, tandis que sur 25.000 propriétaires européens 75 % possèdent plus de 100 hectares, soit 300 hectares en moyenne, et plusieurs 10 ou 15.000 hectares.
Un propriétaire de 10 ou 15.000 hectares ! Comment cela a-t-il été rendu possible ? Il se trouve que nous le savons, et de manière très précise. Voici à ce sujet un récit révélateur. C’est une lettre de la générale Bro à son frère, datée de 1834 :
« Tu me demandes où en est la colonisation. Je te dirai que, jusqu’ici, elle s’est bornée à l’agiotage des propriétés. On joue ici sur les terrains, comme on joue à la Bourse sur des rentes, l’eau-de-vie et le café. Tu seras bien étonné quand je te dirai que Blida est vendue à des milliers de colons avant d’avoir été conquise et occupée par nous. Ces Messieurs ont le plaisir de voir leurs propriétés avec des longues-vues, en prenant toutefois la peine de faire au moins trois lieues pour aller placer leurs observatoires sur les points les plus élevés des environs. Beaucoup ne se sont même pas donné cette douceur ; ils se contentent d’aller chez les notaires et achètent sur parole. La plaine de la Mitidja, qui est un marais long à peu près de vingt-cinq lieues sur douze de large, est également vendue. Il ne nous reste plus qu’à nous faire casser bras et jambes pour aller conquérir les propriétés d’un tas de va-nu-pieds qui occupent leurs loisirs à déblatérer contre la pauvre armée, laquelle cependant passe son temps et sa jeunesse à leur faire de belles rentes.
« Ce qu’il y a de plus joli là dedans, c’est que, si la Mitidja a vingt-cinq lieues de long sur douze de large, on en a vendu au moins trois fois l’étendue, de manière que, lorsqu’il en faudra venir à débrouiller tout cela, on se mangera le blanc des yeux. Ces respectables colons, qui sont pour la plupart des échappés des bagnes, ou des gens sur le point d’y entrer, brocantent leurs terrains, au lieu de les cultiver, ce qui fait que les terres qui entourent Alger sont en friche à très peu d’exception. Aussi devons-nous payer un petit chou un franc, une petite carotte un sou et le mauvais beurre 2 fr. 50 la livre.
« Ce qui prospère admirablement, ce sont les cabarets ; il y en a dans tous les coins. C’est à qui dépouillera le mieux et le plus vite le pauvre soldat. Dernièrement, l’un d’eux en est sorti en chemise, tant le cabaretier-colon avait été empressé de prendre des nantissements… »
Dans ce passage, on saisit sur le vif le mécanisme de la spoliation dont a été victime tout un peuple, toute une nation.
Or, ce qui s’est passe en Algérie ne constitue en rien une exception. C’est au contraire la règle, et cette règle a été appliquée partout : aux Antilles, à Madagascar, en Afrique Noire.
A Madagascar, ont été donnés en concessions aux Français 1 million 541.148 hectares, et aux étrangers 98.355 hectares, soit un total de 1 million 639.503 hectares de terres agricoles volées aux Malgaches. Si l’on ajoute à cela les pillages des terres minières et forestières, on atteint près de 4 millions d’hectares de terres riches volées de la manière la plus évidente et la plus cynique aux indigènes.
Passons à l’Afrique Noire. D’une façon générale, les terres d’Afrique Noire, propriétés collectives des tribus et des clans, ont été classées res nullius, déclarées terres vacantes et sans maîtres, et ainsi sont devenues propriétés de l’Etat, qui s’est empressé de les redistribuer à ses nationaux. Quelques exemples : au Senegal, 10.000 hectares ont été concédés au Bloc Expérimental de l’Arachide de Kaffrine ; en Côte d’Ivoire, l’étendue des concessions européennes est de 35.000 hectares ; en A.E.F. – où la concession est surtout forestière – le chiffre est de 1 million 401.000 hectares.
Les concessions minières ne sont pas moins importantes, et ceux qui sont attentifs à ce genre de choses n’ont pas oublié le cas de M. Seignon, député S.F.I.O., ex-attaché au cabinet de M. Moutet, qui a obtenu de ce dernier, en 1946, une concession de 18.000 km2 moyennant une redevance de 2 francs par an et par km2 pour la recherche de l’or…
On le voit, l’ampleur de cette pratique montre clairement que le maréchal Bugeaud avait raison : la colonisation, c’est bien la grande invasion barbare, le passage de la horde qui s’abat sur un pays, et tue et massacre et pille.
Mais, dira-t-on, tout cela c’est le passé ! Oui, l’action coloniale, dans les temps lointains, a été violence et pillage, mais ce sont là de vieilles histoires… C’est ce que l’on appelle les « erreurs inévitables » attachées à toute action ; à l’origine il y a bien eu barbarie, mais depuis tout s’est moralisé…
Eh bien, non ! La colonisation n’a pas pu, ne peut pas, prisonnière de sa logique, se laver de sa tare originelle. Née de la violence et du vol, elle ne peut continuer à vivre que de la violence et du vol. Clausewitz a dit que la guerre n’est pas autre chose que la continuation de la politique par d’autres moyens. On pourrait aussi bien dire, en matière coloniale, que la politique n’est pas autre chose que la continuation de la guerre et par d’autres moyens. C’est le vol et la violence continués.
Le vol ? Voici comment, en 1953, un colon s’installe en Oubangui-Chari. Laissons la parole à Boganda, député de ce territoire :
« En Oubangui-Chari, lorsqu’un colon nouvellement arrivé veut s’installer, il choisit un terrain, habité ou non, constituant ou non la propriété de familles, clans ou tribus et, autour d’un apéritif, tout se règle.
« Quant au propriétaire, il est le dernier averti. On ne lui demande pas son avis. Lorsqu’il y a une habitation sur la propriété visée, on pousse parfois la condescendance jusqu’à lui donner une somme dérisoire (2.000 à 3.000 francs C.F.A.) pour des superficies de 500 à 1.000 hectares. Cette somme est appelée, en Oubangui-Chari, « indemnité de déguerpissement » ; bien souvent, elle est accompagnée de menaces et de coups quand ce ne sont pas les miliciens qui démolissent les habitations en quelques heures.
« A Bangui même, les populations autochtones ont été déplacées ; leurs habitations démolies plus de cinq fois en vingt ans. Il n’est pas rare de voir des individus expulsés de leurs propriétés en faveur de quelque Européen, français ou non, nouvellement arrive et qui cherche a s’installer. »
Voila pour le vol. Ce n’est pas, on le voit, une pratique ancienne, historique pourrait-on dire ; c’est une pratique actuelle, quotidienne, qui fait partie de la réalité coloniale.
Maintenant la violence. Peut-on douter qu’elle ne soit toujours a l’ordre du jour ? Ici encore, quelques chiffres et le rappel de quelques événements suffisent à montrer combien elle est intimement mêlée au train-train journalier de la colonisation.
En 1945 : 45.000 morts en Algérie.
En 1947 : 90.000 morts a Madagascar.
En janvier-février 1950 : assassinat de 47 démocrates en Côte d’Ivoire, arrestation de 4.000 militants R.D.A. – et j’en passe, tellement les faits sont nombreux et connus…
A côté de cette forme extrême qu’est la répression policière, il en est d’ailleurs toute une gamme, moins connue peut-être, mais tout aussi hideuse. C’est ici l’occasion de parler du travail forcé, véritable succédané de l’esclavage.
Mais, dira-t-on, tout le monde sait que depuis 1946 une loi a été votée solennellement par l’Assemblée Nationale, qui supprime le travail forcé !
C’est vrai. Mais il est vrai aussi que la loi est une chose et son application une autre, et qu’il est impossible au colonialisme de ne pas violer sa propre légalité. La loi d’avril 1946 votée, on commença par la tourner. Voici comment : on se mit à arrêter les Africains à tour de bras et, pour ne pas les laisser moisir en prison, dans une pensée éminemment philanthropique, on décida d’envoyer les prisonniers… travailler sur les chantiers. C’est un député africain qui le signalait à l’Assemblée en 1950 :
« Il est à remarquer que, depuis l’application de la loi du 11 avril 1946, les prisons ont été agrandies dans un grand nombre de territoires, parce que dès lors, la tendance générale fut de pallier la suppression du travail forcé par l’emploi de la main-d’œuvre pénale. On fait travailler sur les chantiers des détenus non jugés, ce qui constitue une violation du règlement relatif au régime des détenus en prison. »
A Madagascar, on n’en fait pas mystère, on s’en vante plutôt. Voici le couplet lyrique que je viens de trouver dans le Bulletin de l’Académie malgache, sous la plume de l’administrateur des colonies, M. Paul-Louis Ribard. Faisant l’éloge en termes dithyrambiques du pénitencier de Sainte-Marie, il écrit :
« Ah ! Cette maison de force ! Plaie et unique ressource de Sainte-Marie! Dispensateur qui déverse le vice et la seule main-d’œuvre régulière du pays ! Usine à criminels et à travailleurs ! Supprimez-la et les plantations de girofliers périront puisqu’un citoyen se croirait déshonoré de transpirer devant ses pairs. Fermez-la et vous tuerez en même temps la récolte des clous de girofle, la distillation, l’entretien des routes, des ouvrages d’art, des bâtiments publics et même privés, le trafic du port, en bref toute la vie économique, et vous transformerez l’ile en épave. »
Si l’on découvre à la prison de tels avantages, nul doute qu’un administrateur pensera qu’il n’a pas de plus impérieux devoir que de la garder toujours pleine !
Trois ans plus tard, on ne prend même plus ces précautions. Nous sommes en pleine réaction, il n’y a plus à se gêner, et cela donne lieu à des incidents du type de ceux que le député de l’Oubangui-Chari, Boganda, dénonçait tout dernièrement :
« A Mobaye, une femme du nom de Dabayassi, mère d’un bébé de cinq à six mois, a planté son champ de coton : 80 m.×80 m . ; c’est la mesure réglementaire. L’agent d’agriculture européen veut l’obliger à aller travailler sur le champ d’un autre. Elle refuse, en déclarant qu’elle doit s’occuper de son nourrisson. On la sépare de son bébé, on l’emprisonne au nom de la France. Au bout de huit jours, on lui demande 500 francs d’amende. Comme elle ne les a pas, l’administrateur des colonies, chef du district, la remet à un milicien qui, pendant trois jours, l’expose en vente sur la place publique.
« Heureusement, le quatrième jour, un Européen passe par là et remet à l’agent spécial chargé de la caisse de l’administration, les 500 francs. Ainsi libérée, Dabayassi a pu rentrer chez elle et s’occuper de son nourrisson.
« Plusieurs personnes ont été vendues sur le marché de Mobaye par des miliciens, sur ordre de l’administrateur des colonies, chef du district. C’est incroyable, mais réel. Les enquêtes sont faciles. Voilà pourquoi de toute la tribu Sango, il ne reste plus que deux villages sur Mobaye. Les autres ont émigré soit à Brazza, soit à Bangui, soit au Congo belge. »
Un autre exemple :
« La culture du coton est obligatoire en Oubangui-Chari, contrairement à la loi du 11 avril 1946 qui abolit le travail force sous toutes ses formes. Car, en A.E.F., la règle officielle, c’est de faire le contraire de la loi. Mme Dato était obligée, sous pleine d’emprisonnement et d’amende, comme tous les habitants des régions cotonnières, de planter de coton une superficie de 80 m. × 80 m. Un matin, elle arrive comme tout le monde sarcler son champ de coton. Survient un agent d’agriculture européen accompagné d’un milicien de l’administration coloniale. Pour ces messieurs, le champ de coton de Mme Dato n’était pas bien sarclé.
« Le milicien se met donc à la besogne, à coups de chicotte (nerf de bœuf). Car pour le milicien de l’administration, faire du coton signifie : coups, blessures, amende. C’est du travail forcé pour obéir à la loi qui l’interdit, c’est donc au nom de la France. En Oubangui, plus les fonctionnaires s’écartent de la loi et de la norme humaine, et mieux ils sont notés.
« Dix minutes plus tard, Mme Dato était morte. Après les coups de chicotte du milicien, l’agent d’agriculture européen l’a achevée d’un coup de bâton à la nuque.
« Ces détails m’ont été fournis par le gouverneur lui- même. Son mari Tangbaguere l’a emportée puis l’a enterrée. Jusqu’ici, justice n’a pas été faite.
« Adieu Dato, ma sœur, tu meurs sans savoir pourquoi. Tu meurs pour le Catoubangui. La mort te delivre de l’esclavage et du travail forcé… »
Les faits illustrent donc bien cette idée que le régime colonialiste dégénère toujours plus ou moins en terreur et se double systématiquement d’un régime policier plus ou moins brutal.
Le colonialisme porte en lui la terreur. Il est vrai. Mais il porte aussi en lui, plus néfaste encore peut-être que la chicotte des exploiteurs, le mépris de l’homme, la haine de l’homme, bref le racisme.
Que l’on s’y prenne comme on le voudra, on arrive toujours à la même conclusion. Il n’y a pas de colonialisme sans racisme.
Lorsque Hitler a vociféré pour la première fois ses abominations sur la race supérieure, les peuples d’Europe ont pu être étonnés. Nous autres, peuples coloniaux, nous l’avons été fort peu, car nous avions déjà entendu ce langage-là, non par la bouche d’Hitler, mais de la bouche de nos maîtres, de celle des grands colonisateurs. Nous l’avions déjà entendue, la distinction entre races supérieures et inférieures ! Elle était dans Jules Ferry. Le droit pour les races supérieures de transformer en esclaves les races inferieures, il se trouve chez tous et même chez Galliéni. Je pourrais multiplier les citations ; peut-être la grande originalité d’Hitler a-t-elle été simplement d’appliquer aux peuples européens les méthodes coloniales que l’Europe avait jusqu’ici, sans sourciller, appliquées, pour son plus grand profit, aux nations non européennes.
Les colonisateurs savent tellement bien eux-mêmes que la colonisation est un déchaînement effréné des pires instincts de l’homme, que certains de ses théoriciens, pour en faire l’apologie, la déclarent utile précisément à cause de ce déchaînement de l’homme qu’elle favorise. Dans cette conception, la colonisation apparaît comme une sorte de gigantesque catharsis collective, qui délivre la société de ses tares et la purifie en déversant dehors des tendances socialement dangereuses. Autrement dit, la colonisation n’est plus seulement un exutoire pour excédent de population, c’est un exutoire pour sentiments qu’il est préjudiciable psychologiquement de garder refoulés. C’est la « colonisation-défoulement ». Cette thèse, on la trouve exprimée dans un livre de Carl Siger paru en 1907, intitule Essai sur la colonisation. Voici ce qu’on peut y lire :
« Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles violentes qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense. »
Autrement dit, vous voulez voler, piller, brutaliser, violer ? En Europe c’est défendu, c’est punissable par les lois. Mais, que diable, allez aux colonies !
Mais, dira-t-on, ce n’est la qu’un aspect des choses. Violence, oui. Pillage, oui. Mais ce n’est pas ainsi qu’on doit voir les choses. On doit les voir historiquement, étalées sur des périodes considérables, et si l’on a pu dire que, malgré tous leurs crimes les grandes invasions barbares se sont soldées par un renouvellement de la société, la colonisation, malgré ses abominations, a, historiquement parlant, tout de même eu des conséquences heureuses et bienfaisantes…
Cette thèse, on la trouve exprimée dans un article paru dernièrement dans une revue d’enseignants, L’école libératrice, où l’on peut lire, dans le numéro du 6 novembre 1953 :
« La colonisation a exercé de prodigieux effets tant sur les colonisateurs que sur les colonisés. Pour ceux-ci, effets souvent funestes d’abord, si l’on songe aux massacres, aux odieuses pratiques de l’esclavage et du travail forcé. Des groupes entiers se sont éteints, Peaux-Rouges ou primitifs d’Australie. Mais ce n’est qu’un aspect des choses, et il est vrai que les indigènes ont, par la suite, profité de la paix, de l’organisation, de l’hygiène introduites par les conquérants. »
C’est un peu la reprise de la thèse officielle de M. Albert Sarraut déclarant : « Nous avons mis fin partout à la terreur qui pesait sur ces races opprimées ; elles respirent désormais, grâce à nous, l’air de la paix et de la sécurité. »
Suivons très rapidement le schéma proposé. Est-il vrai que les indigènes ont, tout compte fait, profité de « la paix, de l’organisation, de l’hygiène introduites par les conquérants » ? Non, il est clair qu’une telle thèse ne résiste pas à l’examen et qu’a aucun point de vue, les masses, les peuples, n’ont été les bénéficiaires du système introduit et imposé par les conquérants.
Nous ne nions pas l’édification de villes comme Casablanca, le percement de routes, la construction de voies ferrées, la création de ports. Ce que nous nions. c’est que. de toute cette politique, un bien quelconque ait résulté pour les masses colonisées, un accroissement de bonheur pour les peuples et un progrès pour l’humanité prise dans son ensemble.
En effet, qu’est-ce qui caractérise – non plus le colonialisme – mais, à l’autre bout de la chaîne, la situation coloniale ?
C’est d’abord un très bas niveau de vie matérielle. La misère, l’effroyable misère, voilà de l’Asie à l’Afrique, des Antilles à Madagascar, le commun dénominateur de toutes les situations coloniales. Il n’est pas de territoires où les salaires ne soient effroyablement bas, ou la sous-alimentation ne fasse de catastrophiques ravages. Sans insister, contentons-nous de relever, sans humour déplacé, cette observation que je trouve dans un rapport médical du Kouilou (Moyen-Congo) : « Les prisonniers se portent d’une façon remarquable, étant, de toute la population africaine, ceux qui mangent le mieux. » Autrement dit, en Afrique, pour bien manger, il faut aller en prison !
Mais suivons toujours le schéma de l’Ecole libératrice. On nous parle d’hygiène, parlons-en… Quelques chiffres nous renseigneront :
Au Niger, pour 2 millions d’habitants, il y a 7 médecins.
En Haute-Volta, pour 3 millions, il y en a 8.
A Madagascar, pour une population de 4 millions, on compte 58 hôpitaux avec 6.000 lits, et 61 médecins d’Etat, donc 1 hôpital pour 10.000 km2, et 1 médecin pour 70.000 habitants !
Si de l’hygiène nous passons à l’instruction publique, nous serons obligés de faire les mêmes désolantes constatations. L’A.O.F. compte environ 16 millions d’habitants, le nombre des enfants d’âge scolaire peut être estime à 2 millions ; sur ces 2 millions, 120.000 environ, soit 6 % de la population (scolarisable) fréquentent les écoles primaires, publiques ou privées. Au Dahomey, la scolarisation atteint 11,7 %. Au Sénegal, 11,3 %. En Côte d’Ivoire, 7,3 %. Mais, par contre, en Haute-Volta, elle n’atteint que 3,7 %, en Mauritanie 2 % et au Niger 1,1 %. (Ces chiffres sont extraits de La Documentation Francaise, Editions de la Presidence du Conseil, 1951.)
Nous ne pouvons donc suivre l’Ecole libératrice ou M. Albert Sarraut. Nulle part en pays colonisé nous ne trouvons l’idylle qu’ils nous promettaient. Nous trouvons au contraire une situation effrayante qui campe, face à face, un maître dur et hautain et des hommes, des masses d’hommes réduits à la condition précaire du paria et de l’ilote.
La vérité attestée par l’histoire est là, vérifiable : la colonisation a détruit, tout entière, des civilisations merveilleuses : celle des Incas, celle des Mayas, des Aztèques. Le colonialisme a frappe à mort des civilisations dont nul ne peut dire de quelles contributions supplémentaires elles eussent enrichi l’humanité. On sait ce que la colonisation a rapporté en argent, en richesses à l’Europe. Mais on ne peut supputer ce que l’humanité a perdu avec les civilisations disparues. A quel stade serions-nous aujourd’hui du progrès universel si toutes ces civilisations avaient pu continuer à prospérer, à chercher, à trouver… On peut y rêver longtemps ! Le colonialisme a brisé l’échine à d’autres civilisations, plus humbles certes, mais qui étaient encore susceptibles de renouvellement et de développement. En sorte qu’il est permis de dire que la colonisation a fait reculer la civilisation au lieu de la faire avancer. Elle a décivilisé aussi bien le colonisateur que le colonisé, apparaissant ainsi comme une gigantesque entreprise d’ensauvagement, non seulement de l’Asie ou de l’Afrique, mais encore, par un retour des choses, de l’Europe elle-même. Car on ne peut pas ne pas considérer l’apparition de faits comme le nazisme hitlérien ou le fascisme italien comme des traits d’authentique sauvagerie.
Je le répète : le colonialisme n’est point mort. Il excelle, pour se survivre, à renouveler ses formes; après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes, de la politique dite d’Association ou d’Union. Maintenant, nous assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais de quelque masque que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme international, dont le soldat allemand serait le gendarme vigilant.
On parle beaucoup de pools, ces temps-ci. Il y a le pool charbon-acier, certains préconisent le pool agricole que l’on baptise déjà « pool vert »… il est clair que l’Eurafrique ne serait pas autre chose que le pool des tyrannies.
Mais quoi qu’il en soit, et quelle que soit son habileté à se renouveler, les temps du colonialisme sont révolus. Il est miné, il ne peut pas ne pas s’effondrer, et son exacerbation présente n’est peut-être pas autre chose que le sentiment qu’il a de sa précarité.
Comment en serait-il autrement ? Dans le monde, des forces immenses se sont levées contre lui : forces des peuples colonisés qui aspirent à la liberté, forces populaires dans le monde entier qui, chaque jour, vont grossir le camp des forces démocratiques et, aussi, forces de l’esprit. J’ai hésité à écrire ce mot, et pourtant dans ce pays je l’écris avec assurance, car c’est tout de même de ce pays que sont montés les plus beaux cris contre le colonialisme. Cri de Montaigne, de Condorcet, ou cri d’Hugo :
« Aucune nation n’a le droit de poser son ongle sur l’autre. Un peuple ne possède pas plus un autre peuple qu’un homme ne possède un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu, voilà tout. Agrandir le format de l’esclavage, c’est en accroître l’indignité .Un peuple tyran d’un autre peuple, une race soutirant la vie à une autre race, c’est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition épouvantable est un des faits terribles du XIX siècle. »
Aimé CESAIRE.
(1) Dans le livre de N. Serban, Loti, sa vie, son œuvre, on trouve reproduit un texte publie par Loti dans Le Figaro, en septembre 1883, dans lequel il relate un épisode de la guerre du Tonkin tel qu’il y a assisté. Le 20 août 1883, le contre-amiral Courbet, chef de l’expédition française, faisait bombarder par la flotte, puis occuper les forts de Thouan-An. Un détachement de l’Atalante, commande par le lieutenant de vaisseau Poildoue, est chargé de monter à l’assaut. Loti suit du pont de l’Atalante la progression du combat et note ses impressions :
« Les Français qui sont montés sur les murailles du fort tirent sur eux (les Annamites) de haut en bas, presque à bout portant, et les abattent en masse… Les Annamites tombent par groupes, les bras étendus ; trois ou quatre cents d’entre eux sont fauchés en moins de cinq minutes par les feux rapides et les feux de salve… On avait réglé les hausses pour la distance, et chargé les magasins des fusils, on avait tranquillement tout préparé pour les tuer au passage…
En effet, ils avaient passé sous le feu des marins de l’Atalante, ces fuyards attendus. On les avait vu paraitre, se masser à moitié roussis à la sortie de leur village ; hésitant encore, se retroussant très haut pour mieux courir, se couvrant la tête en prévision des balles, avec des bouts de planches, des nattes, des boucliers d’osier – précautions enfantines, comme on en prendrait contre une ondée. Et puis ils avaient essayé de passer, en courant à toutes jambes. Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve – deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles si facilement dirigeables s’abattre sur eux deux fois par minute, au commandement, d’une manière méthodique et sûre. C’était une espèce d’arrosage, qui les couchait par groupes, tous, dans un éclaboussement de sable et de gravier.
On en voyait d’absolument fous, qui se relevaient, pris d’un vertige de courir, comme des bêtes blessées ; ils faisaient en zigzags et tout de travers cette course de la mort, se retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique, leurs chignons dénoués, leurs grands cheveur leur donnant des airs de femmes.
D’autres se jetaient à la nage dans la lagune, se couvrant la tête avec des abris d’osier et de paille, cherchant à gagner les jonques. On les tuait dans l’eau.
Il y avait de très bons nageurs, plongeurs qui restaient longtemps au fond ; on réussissait tout de même à les attraper quand ils mettaient la tête dehors pour prendre une gorgée d’air, comme des phoques.
Et puis on s’amusait a compter les morts… Cinquante à gauche, quatre-vingts à droite, dans le village on les voyait par petits tas ; quelques-uns, tout roussis, n’avaient pas fini de remuer ; un bras, une jambe, se raidissait tout droit, dans une crispation, ou bien on entendait un grand cri horrible. Avec ceux qui avaient dû tomber dans les forts du Sud, cela pouvait bien faire huit cents ou mille. Les matelots discutaient là-dessus, établissaient même des paris sur la quantité.
Plus personne à tuer. Alors les matelots, la tête perdue de soleil, de bruit, sortaient du fort et descendaient se jeter sur les blessés avec une espèce de tremblement nerveux. Ceux qui haletaient de peur, tapis dans les trous, qui faisaient les morts, cachés sous des nattes, qui râlaient en tendant les mains pour demander grâce, qui criaient ce « Han ! … Han ! … » d’une voix déchirante, ils les achevaient en les crevant à coups de baïonnette, en leur cassant la tête à coups de crosse.
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Il y avait des cadavres déjà bien affreux, ceux contre lesquels s’étaient acharnées les baïonnettes ; les yeux sortis, le corps criblé, tout lardé, tout à trous. Et de grosses mouches à bœufs les mangeaient. »