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Roger Hagnauer : Propos d’automne

Extrait d’un article de Roger Hagnauer paru dans La Révolution prolétarienne, n° 422, Nouvelle série n° 121, novembre 1957, p. 12-13

Bonnet à poil et bonnet phrygien

Il ne faut pas s’étonner des réactions provoquées au sein de F.O. par la politique de la Confédération Internationale des Syndicats libres. C’est un nouvel accès d’un mal congénital du peuple français – petite bourgeoisie et classe ouvrière, hélas ! – dont les nerfs sont chatouillés par le « bonnet à poil » du chauvinisme et le bonnet phrygien du jacobinisme. On a connu cela en 1914, lorsque les grands fantômes de Jeanne d’Arc, de Danton et de Gambetta cautionnaient la proscription des pacifistes. Et en 1870, Jules Vallès (il le conte dans l’Insurgé) et les rares clairvoyants de l’extrême gauche entendirent les mêmes imprécations tricolores, lorsqu’ « ils voulaient boucher avec de la charpie la gueule des canons ».

La C.I.S.L … ce sont les étrangers qui osent toucher aux droits sacrés de la France. Et ce sont surtout les Américains … et l’Amérique, c’est le capitalisme, l’impérialisme … Alors, tandis que les amis de Lacoste, ceux qui résonnent … comme un Lebourre, psalmodient les versets du délire sacré : l’Algérie, c’est la France et cela ne regarde que la France … les camarades les plus fervents dans l’internationalisme et l’anticolonialisme n’osent intervenir … Si on allait les prendre pour des émissaires d’Irving Brown !

On n’est pas surpris qu’au C.C.N. F.O., Laurent des cheminots ait invité Bothereau à écrire à Eisenhower, à propos de l’affaire de Little Rock (4) … puisque Georges Meany (président de l’A.F.L.-C.I.O.) s’est permis d’écrire au gouvernement français, à propos de l’affaire d’Algérie. Laurent applique la logique du « pâté d’alouette » (une alouette – un cheval !). N’a-t-il pas assimilé le départ de Monatte pour le front en décembre 1914, à la mission de Jouhaux … à Bordeaux en septembre 1914 ?

Mais lorsqu’un militant aussi raisonnable et aussi sérieux que Le Pemp écrit dans l’Ecole Libératrice, après de pertinentes remarques sur l’affaire de Little Rock que « les Américains n’ont décidément pas de leçons à nous donner », il cède lui aussi à cette déplorable aberration collective.

Je lis avec attention la presse américaine. On s’y afflige en général de l’affaire d’Algérie. Mais les avis sont partagés. Et le ton est certainement plus modéré que dans l’ensemble de la presse du Monde Libre. L’un des papiers les plus durs – quoique équitable, à mon sens – a été publié dans le New York Herald Tribune du 14 mai 1957 sous le titre : la France perdra l’Algérie. Mais le signataire n’est pas américain : c’est Anthony Nutting, ancien ministre d’Etat britannique.

Quant aux syndicalistes américains, leur position n’a jamais varié. George Meany écrivait encore le 4 avril 1957 :

« Nous pensons que le monde libre ne peut lutter avec succès contre le nouveau colonialisme (Hongrie) si une démocratie quelle qu’elle soit persiste dans le colonialisme de style ancien (Algérie, Chypre) ».

Sans doute, a-t-on le droit comme le fait Louzon de leur reprocher d’avoir soutenu – ou tout au moins de ne pas avoir combattu énergiquement – la politique de Washington au Guatemala ou au Proche-Orient. Mais ils s’en sont expliqués tout aussi franchement. Lorsqu’ils craignent l’influence déterminante de Moscou, ils veulent – et ils l’ont dit explicitement – que l’on dresse les barrages. Question d’appréciation de « la hiérarchie des périls », que l’on résout trop facilement … dans l’abstrait.

Leur solidarité avec les mouvements de libération d’Afrique du Nord est justement déterminée par leur conviction que le post-stalinisme n’en peut ambitionner le contrôle. Cela nous paraît incontestable. Que cela nous plaise ou non, leur tendance est donc nettement internationaliste.

Reste la rivalité sanglante entre l’U.G.T.A. liée au F.L.N. et l’U.S.T.A. de tendance messaliste.

Certes l’assassinat de Ahmed Bekhat, secrétaire général de l’U.S.T.A., survenant après ceux d’Ahmed Semmache (le 20 septembre), de Mellouli et Hocine Maroc (le 24 septembre), l’attentat contre Abdallah Filali, grièvement blessé, tous les coups portés à des militants authentiquement ouvriers ne permettent à aucun syndicaliste, à aucun adversaire français du colonialisme de se soulager par un geste à la Ponce-Pilate.

On peut s’interroger sur les responsables de cette extermination systématique. Le F.L.N. et l’U.G.T.A. qui lui est associée ont-ils voulu de propos délibéré liquider ainsi toute opposition ouvrière algérienne ? Sont-ils victimes de provocations ? Sont-ils dépassés par des équipes de tueurs irresponsables ?

Ce qui reste pour nous hors de débat, c’est notre solidarité avec l’U.S.T.A. que l’on voudrait écraser entre l’appareil répressif français et l’appareil terroriste arabe.

Les deux organisations algériennes ont également droit à l’existence, et c’est le régime d’exception, c’est la guerre algérienne qui favorisent les opérations clandestines, les exécutions sans jugement, les violences sectaires, les exactions atroces … Le souvenir de la Résistance française, avant et pendant la Libération de 1944, nous édifie suffisamment à ce sujet.

Pour que le débat soit clair, il faut là aussi un préalable : la reconnaissance du droit syndical aux indigènes, c’est-à-dire la libération politique et sociale de ceux-ci.

On n’a pas le droit de défendre les « messalistes » pour justifier la politique Lacoste. On a le droit et le devoir d’évoquer la question devant la C.I.S.L. Mais alors il ne faut pas instruire le procès de celle-ci, sous le prétexte qu’elle a préféré l’U.G.T.A. à l’U.S.T.A., alors qu’en fait on la condamne parce qu’elle a admis une centrale algérienne, comme on la condamnait, il y a quelques années, d’avoir admis une centrale tunisienne, ou d’avoir revendiqué le droit syndical pour les Marocains.

Celui qui porta la lourde responsabilité de la politique africaine de la C.G.T.-F.O. et dont le passé autorisait cependant de grands espoirs, lors de son entrée au bureau confédéral, André Lafond prend position contre la C.I.S.L., avec une violence qui contraste avec sa prudence habituelle.

C’est dans l’organe officiel du syndicat F.O. de la R.A.T.P. (numéro d’octobre 1957), qui doit porter la propagande F.O. dans un personnel fortement influence par les post-staliniens, que l’on trouve ces lignes ahurissantes extraites d’un article consacré au dixième anniversaire de F.O. :

« Il y a dix ans, nous rejetions le faux internationalisme de la F.S.M., instrument de l’impérialisme soviétique. Pouvons-nous aujourd’hui souscrire davantage à celui de la C.I.S.L., alors qu’elle couvre des organisations syndicales qui ne sont pas démocratiques, qu’elle tolère l’esclavage, suscite des nationalismes artificiels, qu’elle fait systématiquement – et souvent calomnieusement notre procès pour mieux se taire devant des crimes ? »

Le dernier grief : « last but not least », diraient les Anglais (le dernier, mais pas le moins important) explique tout le reste.

Lafond peut condamner « un anticolonialisme qui provoque la naissance d’Etats où le capitalisme international poursuit son exploitation, dans la misère accrue des populations sous-alimentées, sous la coupe de tyrans ». Il met un peu trop visiblement le bonnet à poil sur sa tête : « C’est pourquoi nous nous sentons à nouveau Français, jaloux de nos possibilités et de notre passé ».

Aucun de ses griefs contre la C.I.S.L. ne résisterait à un examen sérieux … aucun sauf celui d’avoir fait le procès de la France, ou plutôt du colonialisme français. Tout ce qu’il dit en dehors de cela se rapporte uniquement à l’indépendance politique de la Tunisie et du Maroc. Son choix est fait. Le nôtre aussi.

Au congrès confédéral de la C.G.T .- F.O. de 1952, le lieutenant de Lafond en Tunisie se glorifiait à la tribune d’avoir renseigné la Résidence sur l’action des syndicats tunisiens.

Deux mois après, le grand animateur de ceux-ci, Ferhat Hached, tombait assassiné par … d’autres Français … « jaloux de leurs possibilités ».

Nous pouvons – avec plus de respect de la vérité que Lafond – critiquer les insuffisances de la C.I.S.L. Nous pouvons aussi regretter un choix trop rapide entre deux centrales syndicales algériennes, également proscrites par M. Lacoste. Mais nous ne pouvons lui reprocher d’avoir jugé plus digne de représenter le syndicalisme libre en Afrique du Nord, un Ferhat Hached, militant ouvrier indigène, que les auxiliaires de la police française.

Pour parler net, rien dans l’attitude de la C.I.S.L. en cette affaire ne motive des gestes de dissidence.

Même si des maladresses et des erreurs ont été commises. L’inqualifiable agression de Lacoste, contre Irving Brown, représentant officiel de l’A.F.L.-C.I.O., l’interdiction de l’enquête de la C.I.S.L. en Algérie, la persécution des syndicalistes algériens … tout cela s’inscrit au passif du socialisme et du syndicalisme français … tout cela motive quelque pudique retenue. On se félicite que Bothereau en cette affaire ait pesé la gravité de certaines initiatives spectaculaires. Et que la majorité du C.C.N. ait subi son influence.

Au reste, l’exemple est vraiment mal choisi. On ne peut même pas opposer la paille de Little Rock à la poutre algérienne. Ce pauvre Laurent a fabriqué du pâté d’alouette … avec du cheval exclusivement.

D’abord, parce que les syndicalistes et les libéraux américains mènent depuis des années une lutte tenace contre la discrimination dans les Universités et collèges – et que Little Rock marque une étape victorieuse en cette bataille. Ensuite parce que Eisenhower, violant les traditions fédéralistes les plus solides et les plus respectables des Etats-Unis, a imposé par la force le respect de la décision de la Cour Suprême. Tandis que le socialiste Guy Mollet s’est lamentablement effondré sous les tomates du 6 février algérien …

Alors, peut-être, en effet – n’en déplaise à Le Pemp et à Laurent – que l’affaire de Little Rock pourrait nous servir de leçon …

Roger HAGNAUER.


(4) Est-il utile de rappeler qu’il s’agit de l’application au collège de Little Rock de l’arrêt de la Cour Suprême fédérale contre toute discrimination raciale dans les établissements scolaires.

L’affaire marque donc une étape victorieuse dans la lutte menée avec ténacité par nos camarades de l’A.F.L. et surtout du C.I.O. Et, pour une fois, Eisenhower montra quelque énergie … , plus que Guy Mollet s’effondrant sous les tomates algériennes … Le pâté décidément, ne contient que du cheval.

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