Article de Claude Gérard paru dans Demain, n° 23, 17 mai 1956, p. 10-12
Pourquoi nous publions ce document
LORSQUE Claude Gérard est venue proposer à Demain ce reportage réalisé dans des maquis de « l’Armée de Libération Nationale (M.N.A.) », un grave cas de conscience s’est posé à l’équipe du journal. Avions-nous le droit de publier un récit vécu sur l’existence et les aspirations d’hommes qui se sont donne pour mission de combattre les Français dont les sacrifices quotidiens endeuillent la nation ? Avions-nous même le droit de donner la parole à ceux qui, les armes à la main mettent en doute les engagements d’un gouvernement décidé à apporter une solution politique juste au douloureux problème qui déchire le pays ?
Plusieurs arguments nous ont finalement décidés à la publication.
Certes, nous avions devant nous un témoignage dont l’authenticité nous a paru certaine, étant donné la personnalité de l’auteur, héroïne de la Resistance, ancien responsable des maquis de la région de Limoges avec le grade de commandant, condamnée à mort par la Gestapo.
Mais, si intéressant fût-il, un document n’aurait pas suffi à nous convaincre. Nous n’avons pas cru devoir garder pour nous seuls des révélations qui nous ont troublés et dont la portée dépasse le cadre d’un reportage.
S’ils sont vrais et vérifiés par les responsables, certains renseignements. rapportés par Claude Gérard démontrent que le problème n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire au premier abord.
Est-il exact que les horribles assassinats de civils européens et musulmans, les incendies de fermes et de récoltes et autres exactions inhumaines soient surtout l’œuvre des maquis du Front de Libération Nationale (F.L.N.) ? Est-il exact que les partisans du Mouvement National Algérien (M.N.A., président, Messali Hadj) groupés dans « l’Armée de Libération Nationale » ne nous combattent que sur le seul terrain militaire ? Est-il exact que ces « messalistes » soient beaucoup plus nombreux et plus influents qu’on le dit et suffisamment sûrs de leur assise populaire pour accepter les élections libres que repousse aujourd’hui le « Front » ? Est-il exact que le M.N.A. veuille faire triompher en Algérie une conception occidentale de la démocratie alors que le Front regarde essentiellement vers le Caire et veut monopoliser la « Resistance » au profit du panarabisme ?
En publiant ce reportage, nous n’entendons en aucune manière approuver la rébellion des hommes du M.N.A., encore moins exalter leur foi, et nous laissons à Claude Gerard l’entière responsabilité de son récit, et de ses appréciations.
Mais nous ne perdons pas de vue l’objectif politique que poursuit le gouvernement à travers une action militaire que nous avons toujours approuvée. Apres Guy Mollet, Robert Lacoste a répété dimanche dernier à Couze (Dordogne) : « Ce n’est pas par la force qu’on aboutira à une solution, c’est par une action politique » et il a ajouté : « Il ne faut pas que cette action soit improvisée et capricieuse. »
C’est, pensons-nous, servir cette politique gouvernementale que de verser ce témoignage au dossier algérien. Dans certains milieux, on a trop tendance à ne voir que le F.L.N. et à trouver presque normal que celui-ci massacre sans arrêt les membres de « l’inexistant » M.N.A. Le « Front » ne s’allie avec les autres mouvements que si ces derniers acceptent son obédience et celle du Caire. Le M.N.A., lui, n’écarte pas plus le « Front » que les autres tendances des futures négociations, mais il entend respecter le libre jeu démocratique.
Si, comme le déclare Robert Lacoste, l’action politique ne doit pas être improvisée, il nous paraît essentiel de tenir compte d’une diversité qui devrait nous permettre de bâtir la communauté franco-musulmane sur une conception occidentale de l’Islam qui n’a rien de commun avec le fanatisme ayant Le Caire pour capitale.
En publiant le reportage de Claude Gérard, nous avons surtout voulu aider l’opinion publique et le gouvernement à prendre conscience de la situation et des perspectives qu’elle peut ouvrir.
DEMAIN
Au dossier du drame algérien
COMMENT J’AI VU LE MAQUIS
Par Claude Gérard
J’ATTENDAIS dans cette petite mechta de Kabylie l’arrivée des fellagha.
Une succession de mystérieux rendez-vous et d’étonnants voyages en cars et en taxis, puis d’escalades dans la montagne à la suite de guides qui se relayaient sans rien laisser paraître de leur plan, m’avaient amenée jusquʼici.
J’essayais d’analyser l’extraordinaire situation qui était maintenant la mienne. Elle se résumait en ceci : j’ignore où je suis, je ne connais personne, je ne comprends pas la langue de ceux qui m’entourent, je n’ai plus aucune possibilité de contact avec la communauté à laquelle j’appartiens … et j’entrevois l’existence d’un « système » difficile à saisir.
N’avais-je pas eu, par exemple, l’impression que tous les voyageurs (musulmans) des cars et des taxis me regardaient comme s’ils étaient au courant de mon expédition, et que tous les petits bergers de la montagne étaient prévenus de mon arrivée ?
L’idée m’effleure seulement. La chose d’abord me paraît impossible : que tout le monde soit « dans le coup », que ces gens ne redoutent ni bavards, ni agents indicateurs. Serait-ce le fameux « rideau de silence » dont notre administration et nos troupes se plaignent, et que j’aurais franchi ?
Une sorte d’angoisse m’envahit. Bien sûr il n’est pas question de revenir en arrière. Me voici prisonnière volontaire d’un monde que j’ignore, et sans voir aucun moyen d’apprécier ses dangers et ses risques. Je ne parviens pas à prêter attention aux gens et choses qui sont autour de moi. L’inquiétude me paralyse.
Un nom magique : « MESSALI »
Je suis assise dans une pauvre masure au milieu de cinq ou six montagnards qui ne s’aperçoivent pas à quel point je suis effrayée. Ils me font boire du thé au poivre. Ils suivent des yeux tous mes gestes. Par une porte entr’ouverte, donnant sur la cour, j’aperçois une femme. Je me lève et je fais comprendre que je voudrais aller vers elle. Je la suis dans une pièce enfumée.
J’aperçois d’abord un mulet et un veau. Leurs têtes s’avancent au-dessus de la demi-cloison qui partage la pièce. Peu à peu, j’ai l’impression de reprendre conscience. Des femmes et des enfants sont assis autour d’un feu allumé dans un simple trou du sol. Je prends le parti de m’asseoir avec eux. Aussitôt on m’apporte des couvertures qu’on étend par terre. Puis de nouveau du thé au poivre et du café. Ces gens font tout ce qu’ils peuvent pour me bien accueillir.
Une femme touche mes bas. Toutes les autres en font autant. C’est la première fois qu’elles voient des bas. Alors, moi aussi j’étends la main et je touche les tresses qui relient les nattes qu’elles portent enroulées sur la tête. Mon geste provoque beaucoup de joie. Les enfants rient aux éclats. La « conversation » est engagée.
Montrant la pauvreté de leurs robes et de tout ce qui les entoure, elles répètent : « Miséria … Miséria ». Mais que veulent-elles donc m’expliquer ? On dirait qu’il est question de la France. Elles me demandent si j’ai vu quelque chose ou quelqu’un. J’entend un nom. J’hésite. Ces femmes, ici, feraient de la politique ? A tout hasard je répète le nom que j’ai cru entendre : Messali ? Mais oui, c’était bien cela : « Messaâli – Messaâli ! » crient-elles avec exubérance. Une vieille se met à pleurer. Toutes m’entourent. Elles m’embrassent. Une petite fille se hausse sur la pointe des pieds et me tend les bras. Je ne m’attendais certes pas à pareille démonstration. Je devais, par la suite, être moins surprise. En fait, j’ai souvent assisté à ce genre de manifestation au cours de mes originales excursions.
Je mange dans le plat unique, avec toute la famille, le couscous maigre de la montagne, arrosé de lait caillé. La flamme de la petite lampe pigeon vacille. Le vent s’engouffre sous la porte mal jointe. Les aboiements des chiens kabyles, qui ressemblent un peu au hurlement du chacal, se répandent et se transmettent de maison en maison, emplissant la nuit.
Impôts et impôts
Un fellah vient d’arriver d’une mechta voisine. Enfin celui-là parle assez bien le français ! Je me souviens que je suis venue la pour « voir » et pour poser des questions. Je l’interroge sur son budget. L’homme se plaint de devoir payer 2.000 fr d’impôt pour son mulet, autant que pour lui-même.
– Et n’y a-t-il pas d’autres contributions que celles-là ?
Cette fois l’attitude du fellah change. Il semble se découvrir une fierté toute neuve pour me répondre. Je rapporte son propos sans en changer un mot, tant il m’avait paru étonnant :
– Certainement, il y a la contribution que nous versons pour nos combattants, mais celle-là nous la donnons de bon cœur, puisque c’est pour nous. » Il réfléchit un moment et ajoute : « Nous ne sortirons de la misère qu’avec l’indépendance et sans notre armée nous n’obtiendrons jamais l’indépendance. »
– Votre armée ? Vos combattants ? De ma peur de tout à l’heure, je passe à l’ahurissement. J’oubliais. Ce sont les fellagha. J’en reviens à mes premières réflexions. Cette sorte d’entente tacite de la population, ce lien entre elle et ses fellagha, dont la solidité me parait indiscutable : voilà l’essentiel du « système » inconnu.
Les aboiements des chiens se rapprochent. Ils deviennent furieux, puis se taisent brusquement. Quelqu’un entre puis ressort. Le fellah avec lequel je parlais se lève tranquillement. Ici chaque mot et chaque geste paraissent prévus de toute éternité.
– Ils sont là ! me dit-il.
– Qui ?
– Eh bien, les combattants qui viennent à ta rencontre.
Nous marchons environ dix minutes sous la pluie. Voici, à proximité de la foret, une toute petite mechta apparemment abandonnée. Nous entrons. Un jeune militaire en blouson se lève, son fusil est à côté de lui, appuyé au mur. Je cherche d’un coup d’œil ce qui pourrait manquer à son équipement. Je vois la grenade accrochée à la ceinture, la cartouchière, le calot, les guêtres …
« J’étais au M.N.A. »
Il me tend la main. Je m’attendais si peu à cette tenue militaire. Il me présente « ses hommes », car il est chef de section. Les tenues sont un peu hétéroclites, l’armement aussi, mais chacun a un fusil et c’est le plus souvent un fusil de guerre.
La plupart sont des hommes très jeunes. Il y a là, je l’apprends par la suite, d’anciens travailleurs de la métropole, des fils de fellahs, des étudiants de la bourgeoisie algéroise.
– Etes-vous du Front de Libération ou du M.N.A. ? demandai-je au petit chef.
– Armée de Libération Nationale Algérienne, me répond-il.
J’essaye d’obtenir plus de précisions.
– Depuis quand êtes-vous au maquis ?
– Depuis le début de 1955.
– Et avant, aviez-vous déjà une activité, disons … clandestine ?
– J’étais au M.N.A.
J’appris beaucoup de choses ce soir-là sur « l’Armée de Libération » : le commandement militaire de chaque zone de maquis est autonome. Les zones comprennent plusieurs groupes. Le plus petit élément est la section qui comprend 35 hommes. Les sections forment la compagnie au chef duquel est adjoint un commissaire politique.
C’était au cours de mon « voyage » avec la colonne des 150 fellagha. Je m’étais assise avec quelques-uns d’entre eux. Les nuages couraient très haut sur le djebel et je regardais les gigantesques jeux d’ombre et de clarté du ciel se projeter sur les sommets. J’interrogeais mes compagnons de route sur la manière dont ils envisageaient l’avenir pour leur pays dans les perspectives d’indépendance qui étaient les leurs.
« Pas avec l’Egypte »
Le point de vue du chef de zone me frappa assez pour que je le rapporte ici :
– Ce n’est pas avec l’Egypte que nous voulons construire l’Algérie de demain. L’Egypte n’a pas su sortir le peuple de la misère. Nous ne comprenons pas pourquoi la France paraît vouloir faire croire à notre dépendance de l’Egypte, alors qu’au contraire nous préférons tout naturellement une orientation, comme celle du Maroc … Pourquoi vouloir nous éloigner de l’Occident ?
J’en revenais à la question qu’invariablement je posais à tous ceux que je pouvais rencontrer parlant français, chef de section ou de groupe, commissaire politique ou simple « combattant » : « Pourquoi avez-vous rejoint l’Armée de Libération ? »
Et c’était toujours la même réponse, cette fois-là comme toutes les autres :
– L’indépendance ou bien mourir. La lutte jusqu’au bout. Nous sommes des militaires et nous nous attaquerons aux militaires français tant qu’il y en aura devant nous. Nous n’en voulons pas aux civils français, mais les forces militaires n’ont rien à faire sur notre sol. » Et les mêmes mots reviennent sans cesse : l’indépendance ou la mort.
Que l’on ne croie pas qu’il s’agit de la réponse de fanatiques, illuminés, endoctrinés pour lesquels la vie ne compte plus. Quelques minutes de conversation me révélaient chaque fois les réactions humaines d’hommes qui espèrent vivre ou plutôt survivre.
Celui-là me demandait si j’aurais l’occasion d’aller voir sa mère à 100 kilomètres de Constantine. Cet autre si je pourrais emporter une lettre pour ses parents à Alger.
Les conditions du cessez-le-feu
Cependant, j’insistais : « Pourquoi voulez-vous l’indépendance de l’Algérie ? » Là aussi, la réponse m’arrivait ferme et précise, telle une vérité évidente en soi : « Seule l’indépendance permettra à notre peuple de sortir de la misère. »
Quant aux précisions sur les « solutions », je m’attirais le plus souvent cette réplique :
– Ça, c’est l’affaire des politiques .. Nous, nous sommes des militaires ..
– Mais encore faudra-t-il bien un cessez-le-feu ? insistai-je. Et c’est vous que pareille affaire regarde. A quelles conditions et sous la garantie de quelles autorités ?
Je peux résumer ainsi la réponse qui me fut faite par tous ceux des combattants auxquels j’ai posé la question :
– Le cessez-le-feu nécessaire à la consultation du peuple algérien ne sera accepté par les combattants de l’A.L.N. qu’après une déclaration du gouvernement français reconnaissant l’indépendance de l’Algérie (les commissaires politiques disent eux : le droit du peuple algérien à disposer de lui-même), la libération de Messali Hadj et de tous les détenus politiques. La seule autorité algérienne dont la voix sera entendue par nous pour nous garantir le respect de cette trêve serait celle de notre chef national Messali Hadj.
Cette réponse figure exactement dans une interview que je demandais ce même jour au commissaire politique du groupe avec lequel je me déplaçais. Mais l’affaire ne fut pas si simple. Le jeune chef de zone qui était présent estima qu’il fallait transmettre à un état-major de liaison pour confirmation, et il fut convenu que ce serait à Biskra que j’irais reprendre cette confirmation. On m’avait laissé espérer que de là, s’il y avait moyen, j’irais voir un groupe de l’Aurès. Malheureusement les opérations militaires et les contrôles étaient devenus tels que ce ne fut pas possible.
A Biskra, je dus me contenter d’un simple contact avec un messager, au second rendez-vous prévu (c’était devant la porte du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie). J’eus cependant avec les fellagha du secteur un autre « contact » qui faillit être plus brutal … à la sortie de Biskra : l’autorail qu’escortait un avion stoppa brusquement devant un rail déboulonné …
Le rendez-vous avait été organisé en Kabylie. Par la liaison, le groupe avait su qu’une compagnie de l’A.L.N. allait, dans l’Ouest constantinois effectuer un déplacement en direction du sud.
Le commandant de compagnie, qui me dit par la suite avoir fait trois ans d’Indochine, comme sergent-chef de l’armée française, et le chef de zone qui l’accompagnait étaient eux-mêmes venus me chercher à Constantine.
Rencontre dans la nuit
Nous rejoignîmes le campement sans difficulté. Les hommes dorment quand nous arrivons. Ils avaient marché toute la nuit. Le sergent explique qui je suis et mon intention de me déplacer avec eux trois ou quatre jours. Tout est simple ici. D’un coup, ils m’accueillent comme s’ils me connaissaient depuis toujours. Je retrouve la même atmosphère qu’en Kabylie, l’écusson de l’Armée de Libération, la diversité des tenues.
Le sergent m’explique la raison du déplacement :
– Notre groupe, me dit-il, était devenu assez fort pour en prélever une compagnie que nous allons implanter plus au sud. Un autre groupe de l’A.L.N. établi à l’est de notre point de destination nous envoie une liaison à notre rencontre. La jonction aura lieu sans doute après-demain.
Le départ est donné peu avant la tombée de la nuit … Les ordres partent, brefs : « 1re section, 2e section, 3e section … Marche ! »
A dos de mulet, je suis en queue de la colonne. Un peu plus tard, le sergent fera monter un homme devant moi sur le mulet car, dans la nuit, en pleine montagne, je risquerais de tomber. Cet homme est un blessé pour lequel la marche à pied est pénible.
Les 150 fellagha, en silence, marchent dans la nuit.
Alerte ! Des hommes armés sont signalés en face de nous. On envoie une patrouille. Peu après, dans la montagne, des signaux lumineux. C’est le signal de l’Armée de Libération. Les « hommes armés » étaient un groupe de l’A.L.N …
Les maquis peuvent se grossir à volonté
« Frontistes » et « M.N.A. » se bagarrent sur un seul secteur.
Sur ce secteur, la population fait appel aux « messalistes » de l’A.L.N. (parce qu’il se trouve que ces groupes de l’A.L.N. justement sont messalistes) contre les « Frontistes », dont elle ne tolère pas les méthodes terroristes et qu’elle dénonce comme n’étant pas de « vrais » combattants. C’est en désespoir de cause qu’elle « se rallie ». Mais c’est pour elle un moyen de se défendre contre « ceux qui risquent de faire échouer la révolution » et, dans son esprit, les armes qu’elle reçoit doivent lui permettre de lutter pour l’indépendance … en accord avec les messalistes.
Ces groupes de l’A.L.N. qui sont messalistes ont des liaisons avec pratiquement tout l’Est de l’Algérie – cela signifie au moins qu’ils ne se battent pas avec les autres maquis et démontre que dans tout cet ensemble il y a pour le moins un nombre valable de messalistes.
Ce que veut le M. N. A. |
En ce qui concerne : les CONVERSATIONS du cessez-le-feu : – Le M.N.A. ne jette l’exclusive sur personne lors du déroulement de ces conversations. Les CONDITIONS du cessez-le-feu : – Déclaration du gouvernement français reconnaissant LE DROIT DU PEUPLE ALGERIEN A DISPOSER DE LUI-MEME ; – la libération de Messali Hadj et de tous les détenus politiques. Les NEGOCATIONS : – Qu’elles aient lieu entre le gouvernements français – et les élus du peuple algérien ISSUS DES ELECTIONS qui auront lieu aussitôt après le cessez-le-feu. Le M.N.A. demande des élections et estime que seule une Constituante algérienne souveraine élue par tout le peuple algérien sans aucune distinction sera qualifiée pour désigner un gouvernement algérien. (Le M.N.A. rappelle que telle est sa plateforme depuis plus de trente ans.) |
Nous arrivons à l’étape. Il fait tout à fait clair maintenant. C’est le rassemblement pour le salut au drapeau qui se fait au nom de Messali.
Nous devions reprendre la marche dans l’après-midi. Le passage de la colonne suscite partout un étonnant enthousiasme. Une femme m’ayant aperçue de la cour d’où elle nous observait ose s’approcher. Elle gravit en courant les derniers mètres qui la séparent de nous. Elle m’embrasse les mains en pleurant. « C’est la première fois, dit-elle, que je vois mes frères qui combattent pour mon pays » … Un vieillard répète : « Je peux mourir maintenant que j’ai vu les combattants. »
Les habitants de cette mechta qui, au petit matin, nous avaient hébergé et ravitaillé, avaient dit, eux, (sans vouloir accepter de paiement pour la farine, le lait et les dattes) : « Nos maisons peuvent être brûlées, qu’importe, puisque nous avons pu aider les nôtres qui luttent pour l’indépendance. »
De jeunes recrues sollicitent un engagement. Le rythme du recrutement dépend des groupes de maquis qui en fait peuvent se grossir à volonté.
Par mesure de précaution, tous les civils que l’on peut apercevoir se déplaçant dans la montagne sont appelés à venir justifier de leur identité. C’est l’habitude, ils le font très volontiers. Un léger incident : du plus loin qu’il avait aperçu les combattants, un homme s’était sauvé à toutes jambes. On n’arrivait pas à le rattraper. Prenant, de loin, les fellagha pour des militaires français, il était parti cacher son fusil de chasse.
Vers minuit, nous nous arrêtons. Les hommes, après plusieurs nuits de marche, sont harassés. C’est avec la section de commandement que je « loge ». Elle comprend les deux chefs, le commissaire politique, le chargé de police et un autre cadre.
Tandis qu’on s’installe et que l’on se ravitaille, on raconte de bonnes histoires. Mais c’est en arabe. De mon coin, car on a réuni pour moi les meilleures nattes qu’on a pu trouver, je vois mes nouveaux compagnons rire et faire beaucoup de gestes.
La montagne en guerre
Avant d’aller chercher l’interview à Biskra, j’avais eu le temps d’aller de nouveau passer trois jours en Kabylie avec un autre groupe de l’A.L.N.
– Ah ! si vous saviez comme je suis content de vous voir, m’avait dit, en m’abordant le chef du petit détachement qui était venu à ma rencontre.
Quelques définitions |
F.L.N. : Front de Libération Nationale dont Ferhat Abbas vient de rejoindre les dirigeants au Caire. M.N.A .: Mouvement National Algérien dont le Président Messali Hadj est détenu à Belle-Isle. A.L.N. : On désigne généralement sous le nom d’Armée de Libération Nationale Algérienne l’ensemble des groupes armes qui constituent les maquis du territoire et se battent au nom de l’indépendance. L’A.L.N. a des liens avec le F.L.N. et le M.N.A. II s’y trouve des combattants messalistes et des combattants antimessalistes. La population a désigné sous le nom de « Frontistes » les maquis de Kabylie essentiellement contrôlés par le F.L.N. |
Il m’apportait un pli signé d’un chef de groupe de l’A.L.N. en Kabylie, qui s’excusait de ne pas venir lui-même à cause des « accrochages » qui avaient lieu de tous côtés et en conséquence de ne pouvoir m’envoyer que trente-cinq hommes. Il m’offrait de me ménager un autre contact dans quelques jours à 60 km de là. Je pourrais y voir une nouvelle base d’implantation du groupe dont les effectifs venaient de s’accroître et on y organiserait un rassemblement de 300 hommes.
Le chef de détachement, dont le chef était le frère de l’adjoint de Ben Boulaïd (1), me proposait deux autres visites possibles grâce à une liaison prochaine, à l’est de Constantine et dans le Nord Constantinois. Si j’avais eu plusieurs semaines devant moi, j’aurais pu me déplacer un peu partout dans l’est de l’Algérie.
Cependant, je posais encore une question : « Et avec des groupes de l’Aurès, avez-vous une liaison ? »
Mon interlocuteur me montre une note dactylographiée portant le cachet de l’A.L.N. et signée de Ben Boulaïd. La note porte la mention : confidentiel. Il s’agit de l’attribution des grades. « Je n’ai regardé que la signature », lui dis-je en lui rendant le papier.
– Mais je croyais que le commandement de chaque zone était autonome ?
– Le commandement militaire, oui, me précise mon interlocuteur, mais sur le plan de l’organisation, nous essayons le plus possible de multiplier les contacts. C’est le rôle de notre liaison.
Alger est M. N. A. |
Le 10 avril, l’incident suivant se produisit a Alger. Un commerçant de la Casbah, membre du M.N.A., a été assassiné par le F.L.N. La presse signale le fait. Moins d’une demi-heure avant l’enterrement, le M.N.A. donne le mot d’ordre de fermeture des boutiques. La consigne est respectée à l’unanimité par les commerçants de la Casbah et environ 7.000 personnes assistent à l’enterrement. |
Ces trois jours se passèrent pour moi en partie avec la section et en partie en attente dans des fermes. Car une histoire de convoi militaire d’une vingtaine de camions, arrêtés à quelques dix kilomètres d’où nous nous trouvions, puis une patrouille « en déplacement » dans nos parages dérangèrent nos projets.
C’est à trois heures du matin que nous avions été prévenus de l’arrêt du convoi. Tous phares éteints. La nouvelle nous était parvenue presque aussi vite que par message télégraphique. Chacun veille dans la montagne en guerre, du plus petit berger jusqu’au vieillard …
(1) Ben Boulaïd est l’un des chefs les plus importants de l’Aurès et de l’Armée de Libération. Il fut l’une des têtes de l’insurrection du 1er novembre 1954. Arrêté et condamné à mort, il s’est évadé à la veille de son exécution, de la prison de Constantine, en novembre 1955, avec onze autres condamnés à mort.
A propos des « ralliements » et des « règlements de compte »
ON fera peut-être observer que si la population soutient les maquis, comment expliquer les ralliements qui se produisent en Kabylie ?
Il y a eu d’abord le spectaculaire rassemblement de Palestro : « 5.000 Kabyles protestent de leur fidélité à la France. » L’affaire se situe, on s’en souvient, le 22 mars. Au lendemain d’exécutions dont furent victimes des Européens, des opérations de nettoyage sont organisées dans la région. La population effrayée descend des montagnes afin de rechercher refuge à Palestro, centre qu’elle espère moins exposé. Elle est accueillie par les discours des autorités et par des photographes.
Il existe un autre type de « ralliement », en Kabylie également. Soulignons tout de suite qu’il est strictement limité à quelques douars. Certains groupes de maquis de Grande-Kabylie (contrôlés par Krim Belkacem, Ouamrane et Amirouche) se recommandant exclusivement du « Front de Libération », ont adopté des méthodes très différentes de celles des autres groupes armes implantés sur le territoire algérien. Ils tendent à s’imposer par la force a la population. Des fellahs qui ne payaient pas la taxe imposée furent égorgés et leurs maisons brûlées.
C’est dans ces mêmes régions que se sont produits les assassinats d’Européens. Qu’est-il arrivé ? Estimant que ces méthodes n’étaient pas celles de « vrais » combattants, la population a appelé à son secours les groupes de maquis voisins auxquels déjà les premiers, très antimessalistes, s’attaquaient à cause précisément de leur tendance messaliste.
Le nom de « frontiste » fut donné par les Kabyles aux groupes de Krim et Amirouche pour les différencier des autres, auxquels restait le nom d’Armée de la Libération. Il arriva que les groupes de l’A.L.N., retenus par les accrochages avec les forces de l’ordre ne purent répondre à l’appel des villages attaques par les « Frontistes ». Ces derniers firent appel aux autorités pour obtenir des armes. Il va de soi que dans l’esprit de ces gens il ne s’agit nullement d’un « ralliement ».
Ces « Frontistes », « vivent » sur la population, réquisitionnent les habitants pour couper les poteaux … les font « marcher » devant eux lors des accrochages avec les maquis messalistes de l’A.L.N., et lorsque les habitants d’un village ont résisté, ils organisent une opération de représailles … , brûlant les maisons et brutalisant les femmes.
– Nous, disent les combattants de l’A.L.N. que j’ai rencontrés, nous évitons jusqu’à toute embuscade qui serait trop proche de villages. Au besoin, nous parcourons 50 km s’il le faut avant de tenter une opération, mais notre unique souci est de ménager la population.
Au cours d’une nuit passée dans l’angoisse, deux dangers menaçaient la mechta où je me trouvais : ou les « frontistes » ou les « Français ».
Si c’était les « Français », on me mettrait une robe de femme et un foulard sur la tête et, mêlée au groupe des femmes, je passerais inaperçue.
Si c’était le « Front » je me risquerais à montrer ma carte de correspondante de « AL ALAM » écrite en arabe, cela peut-être permettrait d’empêcher les violences.
Le lendemain, on apprenait que plusieurs maisons avaient été brûlées par les « Frontistes » à quelques kilomètres de là …
Lorsque le petit détachement A.LN. arriva, tout le monde fut rassuré. « Nos combattants », « notre armée » est là, disaient les pauvres gens. Et le chef qui conduisait le petit groupe après m’avoir dit : « Vous ne risquez plus rien, nous sommes là », m’expliqua que de partout, dans la région, les Kabyles appelaient au secours les groupes de l’A.L.N. Et aussi, que les parents de « combattants » qui étaient chez les « Frontistes » venaient trouver l’A.L.N. pour expliquer qu’ils avaient été recrutés de force.
74 ralliements des « Frontistes » aux groupes A.L.N. messalistes se produisirent ces jours-là.
Je vis en outre deux anciens « prisonniers » que les messalistes avaient fait sur le « Front » et qui, très librement et très « heureux », étaient devenus des « combattants ».
Ils avaient été recrutés au nom de Messali, par le Front.
Il y a un ensemble de maquis essentiellement « Front », en Grande-Kabylie. C’est dans ce seul secteur que se sont produits jusqu’alors des « ralliements », et c’est en bordure est et sud-est que des « règlements de comptes » entre maquis « messalistes » et « Front » ont été signalés.
Il faut donc admettre que dans tous les autres points du territoire il y a entente entre maquis et que même si tel chef a un lien avec le F.L.N. et tel autre avec le M.N.A., le Front n’a pas eu la possibilité d’avoir assez d’influence sur un groupe pour pousser celui-ci à « exterminer » des messalistes.
Selon des sources d’information sérieuses, nous savons que des liens existent précisément entre les maquis A.L.N. implantés dans les secteurs de Grande-Kabylie où furent constamment signalés les règlements de compte, et que l’on reconnaît être des « messalistes », et d’autres groupes du Nord-Constantinois (Zirout Youcef), de l’Ouest Constantinois, de l’Aurès et de l’Oranais. Il y en a peut-être d’autres, mais il y a pour le moins certainement ceux-là.
De même nous savons que les chefs d’une partie des maquis oranais de la frontière marocaine, les mieux armés par suite de leur liaison avec le Rif, sont avec le Front et d’autres, d’ailleurs peut-être plus nombreux mais moins armés, en liaison avec le M.N.A. Or, il n’y a pas de difficultés entre les uns et les autres.
C. G.